38. Les pires survivent toujours

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Kem constata une bonne et une mauvaise nouvelle ce matin là.

La bonne nouvelle, c’était que Licana avait retrouvé une partie de sa mémoire et pouvait maintenant parler Griis. Le Mirage l’avait en effet remarqué peu après l’aube lorsqu’il avait surpris la fille au cheveux d’argent en train de répéter inlassablement des mots à consonance étrange.

La mauvaise nouvelle…c’était que la plupart de ces mots griiskars signifiaient tout ce qui se rapprochait de menace de mort, ou encore des quolibets auxquels le noble pays de Crya jugea inutile de donner un équivalent - tout comme Raesch et Graschka d'ailleurs. Et comme si cela ne suffisait le malheureux ciblé de ces litanies malfaisantes n’était autre que Sidoh.

Le Mirage avait finit par comprendre que si les os de la fille dragon étaient très solides, son ego avait en revanche du mal - beaucoup de mal - à se ressouder…

Il avait tenté de lui parler mais si la propriétaire de ces yeux de flammes ne lui portait aucune colère, elle le cachait bien puisque que le regard meurtrier qu’elle lui lança lui donna envie de disparaître sous terre jusqu’au noyau du monde…et encore il n’était pas sûr que cela réussisse à arrêter les yeux fous de rage de Metalicana.

Seul Lisa arrivait à l’approcher sans se faire foudroyer du regard. La jeune blondinette lui annonça que la marquise de Ferania invitait l’actuelle apprentie Faucheuse à prendre le thé autour d’une partie de golf.

Pourrait-on me dire qui plaindre dans cette situation ? songea Kem mal à l’aise.

Lorsque les deux jeunes filles furent partis, le chat Mirage se rendit auprès de son frère, préférant le prévenir de le rage imminente du dragon de mercure. Il n’avait pas encore percé tous les secrets de Licana, mais la connaissait assez pour savoir qu’elle n’en resterait pas là.

On a failli lui servir de repas parce qu’on l’avait dérangé en plein festin alors pour une gifle…tu t’es vraiment fourré dans un sale pétrin Sidoh.

- Si elle tient tant que ça à se venger précise lui bien de ne pas utiliser de poignard s’il te plait, dit le loup affalé sur le lit de son humain.

- Pour quelqu’un qui risque la mort tu as l’air plutôt calme, chuchota Kem soupçonneux.

- Inutile de chuchoter Kem, dit Gerald. Sidoh à l’esprit tellement brouillon ces derniers temps que même avec une fanfare à ta suite jamais il ne remarquerait ta présence près de moi.

- Et ça ne t’inquiète pas ?!

Gerald n’avait jamais été du genre stressé, même quand sa vie était menacée, Kem était même persuadé que si Levira n’avait pas changé les événements Gerald n'aurait même pas sourciller devant la ville à feu et à sang. Mais là il s’agissait de la santé mental de son maître tout de même !

- Sidoh a giflé Lisa puis maintenant une fille qui serait très bien capable de le donner en pâture aux chiens sauvages, ça ne te fait rien ? s’exclama Kem scandalisé.

- Et que veux-tu que je fasse ? répondit calmement Gerald dans un grognement irrité.

- Je ne sais pas moi ! Tu as toujours été là pour lui ! Tu l’as toujours protégé jusqu’à maintenant alors pourquoi tu restes allongé maintenant ?!

Soudainement le loup émit un grognement sonore, canines saillantes, poils hérissés et muscles du museau étirés. Kem bondit en arrière et se tut. Son frère n’avait jamais été comme cela auparavant, comme si il…

- Tu ne peux vraiment rien faire ? demanda Kem inquiet.

- Tu crois vraiment que je n’ai pas essayé ?

Le Mirage sentait le sentiment de Gerald. Il était impuissant. Comme lui avec Levira…

- J’ai essayé et ça n’a pas marché.

- Qu’est-ce qui s’est passé ?

Gerald inspira, se décontracta et affala à nouveau sa tête sur ses énormes pattes. Mais cette fois il était sérieux.

- Le Destructeur m’a rejeté, dit-il.

- Le Destructeur ? s’exclama Kem surpris. Est-ce vraiment possible pour lui de te rejeter ? Le lien entre lui et Sidoh est donc si fort que cela ?

- Ce n’est pas une question de lien mais de hiérarchie, corrigea Gerald.

Kem leva les oreilles.

- Une hiérarchie ?

- Heureusement que Sidoh ne peut pas m’entendre et j’espère pour toi que tu n’iras pas lui vendre la mèche. Ce que je vais te dire ne devrait même pas sortir de ma gueule.

- Raconte moi tout.

- La nuit où Sidoh a hérité du Destructeur, Père nous a expliqué bien des choses.

- Lesquelles ? pressa le Mirage.

- Je n’ai pas écouté.

Pourquoi est-ce que je lui demande encore des services ?

- En revanche j’ai préféré savoir les détails en ce qui concerne le Destructeur. Il s’agit d’une...chose que l’on appelle Neror.

Une lueur s’alluma dans l’esprit de Kem. Licana lui avait en effet demandé si le terme lui disait quelque chose.

- Qu’est-ce qu’un Neror ?

- Il s’agit d’humains qui ont été jeté dans la Geôle.

Licana l’avait sous-entendu lorsqu’elle lui avait apprit son souvenir, mais il avait tout de même eu du mal à la croire.

- Il faut que tu saches que la Geôle n’est pas qu’une dimension parallèle. C’est un lieu complètement instable et désorganisé, là-bas il n’y a ni temps ni espace ordonné. C’est d’ailleurs pour cette absence de temps que l’on y envoie des criminels.

- Quel est l’intérêt ? Si ils sont si menaçant que ça il suffit de les tuer.

- Cette absence de temps ordonné les empêche de mourir…

- Quoi ? hoqueta le chat Mirage.

- Le temps ne peut qu’avancer dans notre monde, on ne peut donc pas rajeunir mais seulement vieillir. Prend le temps d’ici comme une ligne droite qui ne cesse d’avancer droit devant elle. En revanche le temps de la Geôle est complètement fous... Le temps étant complètement désordonné, l’on devrait rajeunir puis vieillir à des vitesses phénoménales et aléatoires mais non, le corps ne supporte pas se désordre et finit par devenir fou. Puis il stoppe complètement toute croissance normale, le temps du corps s’arrête, il est possible de bouger, de se mouvoir normalement, mais on ne vieillit pas, c’est comme un bug sur une horloge dont un rouage est devenu fou. On ne vieillit pas et donc on ne meurt pas. Et étant donné ce désordre spatiale et temporelle il est impossible de mourir de blessure, de maladie ou autre. Et si l’on ne meurt pas on ne revient pas.

- Mais alors…! s’exclama le Mirage qui avait peur de comprendre l’abominable vérité.

- Oui. Ceux qui sont envoyés là-bas n’ont aucun droit à la réincarnation, il finisse par suivre le même chemin que leurs corps et deviennent fous.

Kem resta silencieux, trop effrayé pour dire le moindre mot. Tous ces prisonniers, tous ces hommes, ces femmes et ces gosses d'à peine seize ans qui n'avaient commis comme seul crime d'avoir cru aux paroles de gourous illuminés...Tous ces coeurs remplis d'un espoir désespéré étaient maintenant enfermés dans la folie pour l'éternité. A cette pensée, le Mirage sentit la nausée lui monter.

Comment était-ce possible ? Il existait donc pire condamnation que la mort ? Comment peut-on seulement le supporter ?

- Gerald ? Les prisonniers de la Tragédie, demanda-t-il le regard implorant le contraire.

Il ne voulait pas y croire, attendant un seul mot de la part de son frère pour qu'il oublie, qu'il réalise que ce n'était qu'une idée saugrenue. Que jamais les Ducs, Sidoh, le duc Landeila et son propre père n'avaient commis une telle atrocité...

Le loup détourna le regard. Un mot n’aurait rien apporter de plus.

Kem se sentit défaillir, ses pattes à la fourrure noire tremblèrent et il se coucha à son tour. Comment ?

- Comment peut-on infliger cela à qui que ce soit ?

Le loup ne répondit rien. Puis il continua son explication, Kem était venu lui demander des réponses alors il les lui donneraient, toutes quand bien même elles étaient insupportable et irréalistes.

- Dis-toi également que la Geôle est tellement désordonnée que cela finit pas influencer sur le corps et l’esprit. Ce « désordre » ne concerne pas seulement le temps et l’espace, mais tout. La réalité également. Résultat tout ce qui y est envoyé subit des mutations corporelles, et peut également obtenir des pouvoirs.

- Et ces mutations font passer un faible humain à la race de Neror aux pouvoirs impossible n’est-ce pas ? conclut Kem la voix lourde.

- Exactement.

- Le Destructeur était donc humain…maintenant il ne s’agit que d’un monstre détruisant tout ce qu’il touche…d’ailleurs quelle est donc son apparence ?

Le loup grogna de toutes ses dents. Preuve qu’il ne portait point le Neror dans son cœur.

- Ignoble. Ce n’est même plus un corps…Il ne s’agit que d’un œil immense avec d’énormes bras qui broient tout ce qui a le malheur de tomber dans leur main. Et une fente ignoble pleine de dents qui ne cesse de rire à chaque bruit d’os qui se brise.

Kem frissona.

- Ils changent donc à ce point…Et cette histoire de hiérarchie…

- J’y viens. La Geôle n’obéit à aucun ordre naturel, les pouvoirs qui en résultent non plus d’ailleurs. N'obéissant à aucune contrainte naturelle, les pouvoirs des Nerors sont pour ainsi dire sans limites, dépassant de loin l’Energie.

- Tu veux dire…que le Destructeur et ses semblables seraient plus puissants que n’importe quel No Humano ?

- Puissant ? Non. Ils sont supérieurs. La Geôle est comme une personne indépendante, elle a sa propre ligne de temps et d’espace mais elle a aussi la particularité de dévorer ce qu’elle trouve.

- C'est à dire ?

- Je ne te parle pas de détruire seulement l’Energie, mais aussi de la dévorer. Un No Humano ne pourrait pas engager le combat contre un Neror sans volonté de mourir, un Neror ne peut être vaincu que par un autre Neror.

- C’est donc pour cela que tu parles de hiérarchie. Tu t’es fait rejeté parce que c’est lui qui est au sommet de la chaîne alimentaire…

- Si je persévère, je disparaîtrai dans l’esprit de Sidoh, ou pire, mon esprit même pourrait disparaître.

Kem trembla. Maintenant il le savait. Levira possédait les pouvoirs d’un Neror. Il se releva, songeant qu’il était temps de rentrer, il avait eu ses explications. Puis il repensa aux hommes de pourpre jetés dans la Geôle, cette prison éternelle, et enfin à cette histoire de créatures aux pouvoirs invincibles…

- Mais Gerald…il y a eu tant de personnes jetées dans la Geôle. Tu penses que tous vont devenir des monstres tels que le Destructeur ?

- Je ne crois qu’à la logique, non au mythique. Donc quand Père a commencé à parler de Dieu j’ai abandonné mon écoute. Mais il disait que tous n'obtiennent pas de pouvoir. La plupart deviennent des monstres fous, et seule une poignée obtenait un pouvoir immense et unique. Je n’y crois pas vraiment mais il a dit que ces « élus » était choisie par une sélection.

Kem le savait. Il ne le lui dit point mais ce loup qui ne croyait qu’en la logique et la science se trompait lourdement. Quelqu’un décidait bel et bien qui, de ces âmes perdues deviendraient des Nerors. Une personne qui prenait du plaisir à leur inventer des noms à la hauteur de leurs talents et de leurs crimes. Une petite fille qui leur donnait à eux, les pires des criminels, un jardin où vivre tandis que les autres perdaient la tête dans leur prison éternelle…les autres qui eux avaient bien plus le droit à une seconde chance…Comme quoi, c’était toujours les pires qui survivaient…

- Je me demande bien comment est-il possible de rester serein après une telle condamnation…

Puis il se tourna vers son frère.

- Mais ce ne sera pas une raison valable pour Licana, l’avertit-il.

- Qu’elle s’énerve, répondit simplement le loup.

- Crois-moi tu ne l'as jamais vu en colère et tu ne préférerais pas…tout ce qu’elle verra en Sidoh après, c’est un faible…

- Laisse la le traiter de faible, insista Gerald. Que je me dresse contre le Destructeur ou non, si Sidoh ne prend pas le dessus sur lui et ses paroles de monstre, ce Neror de malheur aura vite fait de lui pervertir l’esprit. Ou pire, l’aura dévoré…

- Est-ce possible ? demanda Kem inquiet.

- Je ne sais pas, mais dans les deux cas je disparaitrais.

Kem ne dit rien bien que l’envie de hurler lui prenait la gorge. Comment pouvait-on demander à un homme de condamner quelqu'un à la folie et à ne jamais recevoir de deuxième chance ? Comment pouvait on seulement oublier après ça ? Comment ? Alors qu’un criminel devenu monstre vous susurre des poignards à l’oreille.

- Elle essaiera probablement de le tuer…

- Si ça peut lui rendre la raison alors je donnerais volontiers à cette fille la clé de l’armurerie.

Kem sourit tristement à ces mots puis il disparut dans les couloirs.

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