21. Une dernière chance

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Levira cherchait son armoire des yeux, ses fenêtres de verre sculpté, son lit où s'étalaient les soies de Grinsz...mais rien de tout cela ne se trouvait là peu importe où elle posait les yeux.

Scripta avait disparu. Sa chambre avait disparu. Le manoir tout entier avait disparu.

La jeune fille aux cheveux bleus jeta un bref regard autour d'elle. Elle était dans une salle circulaire au plafond fait d'une voûte. La pièce était sobre : faite de pierre, une estrade ronde de même nature trônait en plein centre entourée de cinq autres cercles concentrique servant ainsi d'escaliers.

Douze portes donnaient accès à la pièce ronde d'une bien étrange manière : quatre grandes portes disposées en croix, entre deux se trouvaient deux autres portes, plus petites. Une étrange disposition à la manière d'un cadran d'horloge.

Des éclats de cristal lumineux encastrés dans la pierre illuminaient la petite salle d'une lumière douce.

Des sons s'échappaient de l'une des portes. Levira se releva et avança d'un pas hésitant.

« Ou alors continue et regarde ! »

Les paroles de Scripta ne la quittaient pas.

Regarder quoi ? songea-t-elle. J'ai tué un homme avec un mot, rencontré un dragon, assisté à un massacre dont je suis la seule à me souvenir parce que j'ai changé le cours des évènements. Qu'est-ce qu'il a que je n'ai pas vécu ?

- Ce qu'il se passe derrière cette porte, fit une voix.

Levira se retourna sur un soubresaut.

Ainsi tu ne me laisseras jamais !

- Pas tant que tu ne te seras pas débarrassée de moi, fit Scripta, ou bien que tu ais regardé.

Elle allait craquer, la vision même de cette femme pleurant l'encre suffisait à faire ressurgir les cadavres des bandits devant elle.

Scripta haussa les épaules et continua son chemin, un étrange sourire aux lèvres.

Levira se mordit la lèvre, se retenant de cracher le fond de sa pensée au visage de la créature. Mais elle voulait savoir, elle voulait savoir pourquoi cette chose était tombée sur elle. Elle serra les poings et s'avança vers la porte plus effrayée et déterminée que jamais.

La seconde salle était identique à la première...si on supprimait toute l'assemblée réunie.

Une petite foule était réunie autour de la petite estrade ronde, des monarques étant donné les vêtements de prix. Levira observa plus attentivement l'assemblée.

Des membres du Consistorium ! rectifia-t-elle.

En effet la plupart des hommes présents étaient richement vêtus mais possédaient également de petites manies inexistantes chez les nobles.

Messes basses entre hommes, manies de marchands ; une montre à gousset usée, jeu de main avec un crayon...

Tout cela n'était pas des hommes nobles qui clamait haut et fort ce qu'il voulait, ou qui se pavanait avec une montre pratiquement neuve - étant donné que leurs « montres » attitrées étaient leurs majordomes.

Ce n'étaient pas des nobles, mais des hommes parvenus, ceux qui se battaient corps et âme pour se hisser toujours plus haut, ceux qui fixaient les yeux sur leur cible tout en laissant leurs oreilles enregistrer le moindre mot autour d'eux.

Sur la petite estrade se tenait deux Gladres ainsi que leurs traditionnels espadons à deux mains, et entre eux...

Scripta soupira, les yeux perdus dans une sorte d'euphorie...non ce n'était pas de l'euphorie...Levira le comprit en fixant la frêle silhouette agenouillée et enchaînée entre les deux Gladres...

La femme enchaînée était une humaine banale, cheveux blonds terne, yeux sombres, quelques petits bourrelets visible sous ses vêtements, rien à voir avec le monstre qu'était Scripta qui pourtant avait le même regard, le même sourire...

Levira scruta Scripta, qui sortit de ses pensées pour regarder la jeune fille.

- Ça tu ne le vivras jamais, dit-elle, à moins que tu ne perde la raison.

Un jeune homme se dirigea vers la femme, ses souliers cirés claquants contre les dalles de pierres.

Levira l'observa, lui et le groupe qu'il venait de quitter. Un groupe qui lui était constitué de nobles. Six hommes et une femme, sept personnes au total, un détail qui déclencha une lumière dans les petites cellules grises de la jeune duchesse.

Les sept ducs, le cœur du Consistorium réunit ! pensa-t-elle hébétée. Mais c'est quoi cette histoire ! Juste pour une femme !

Elle reconnut le jeune homme aussitôt : Ferdinand Baskerville, 7e duc de la famille Baskerville depuis le début de l'ère XII, son ancêtre d'il y a 600 ans environ.

600 ans ?! sursauta Levira.

- Bienvenue dans l'une des nombreuses « Cours Irrévocables », déclara Scripta, en ce 24e jour du 17e mois de l'an XII147.

Le groupe ne réagit point, qui plus est l'arrivée de Levira et de Scripta ne leur avait même pas arrachés un regard.

Ils ne nous voient pas ni ne nous entendent. C'est sûrement une espèce de souvenir.

Levira observa la femme aux larmes d'encre qui lui fit signe d'observer la scène plutôt qu'elle.

Le duc de Baskerville gravit les marches de l'estrade et se planta devant la femme tout en la foudroyant du regard.

Il inspira un grand coup et d'une voix sévère commença à parler :

- En ce 24e jour du 17e mois de l'an XII147, au nom l'assemblée sacrée des sept ducs, le Consistorium, je déclare ouverte cette Cour Irrévocable.

Levira n'en croyait pas ses oreilles : Scripta disait vrai ! Comment pouvait-elle le savoir ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête alors que Ferdinand Baskerville continuait son discours.

-...afin que le juste châtiment des crimes de Clémentine Therann soit rendu.

La femme sourit à l'annonce de son nom et releva la tête vers le duc.

- Pour les meurtres prémédités de plus de quatre centaines de personnes dans l'explosion du sanctuaire de Loki le Juste, et des assassinats d'une centaine de personne. Assassinats accomplis par manipulation d'information, escroquerie, chantage, marchandage et torture.

La plus célèbre tueuse en série, Levira se souvenait très bien des histoires horribles à son sujet que lui racontait son frère.

- Vous avez manipulé une femme, la poussant à l'adultère pour forcer son fiancée à commettre un double meurtre passionnel suivi d'un suicide...

Une dramaturge des plus talentueuse dotée d'un véritable talent de tueuse.

- Vous avez anéantit un village entier en les faisant s'entretuer pour un meurtre dont ils se soupçonnaient tous...meurtre que vous avez réalisé.

Une sadique qui faisait de ses intrigues une réalité, des intrigues aussi cruelles que passionnantes...

- Vous êtes une femme arrogante, qui se réjouit devant les bains de sang qu'elle provoque, et qui danse sur sa montagne de cadavres qui ne cesse de monter toujours plus haut. Une femme qui impose sa seule volonté au monde entier comme vous imposez vos désirs à vos personnages sur le papier. Vous avez pris ce monde pour celui de votre plume.

Levira posa son regard lourd sur Scripta. Elle avait peur de comprendre, elle ne pouvait pas y croire...La femme aux larmes d'encre lui rendit un regard malicieux, un regard plein de nostalgie.

- Mais ce monde n'est pas le mien, dit-elle à la jeune fille aux cheveux bleus.

Levira se figea, les yeux horrifiés lorsque la voix de son ancêtre résonna, comme à l'écho des paroles de Scripta...

- Mais ce monde n'est pas le vôtre. Et vous allez rejoindre celui où vous auriez du être depuis le début.

Clémentine Therann fixa le duc dans les yeux alors que Scripta lança un dernier message à Levira.

- Il s'est trompé sur toute la ligne...

Puis ce fut au tour de Clémentine de délivrer son dernier message à la lignée Baskerville, sonnant la fin de son énième vie...

- Ce monde a toujours été le mien et le sera toujours...

La Volonté d'Ymir...ainsi était le nom de la fillette...

Levira était paralysée. Sa bouche ouverte ne pouvait sortir le moindre son.

Le nom prit tout son sens dans son esprit...et tout s'assembla...

Licana était allongée dans l'herbe à coté de Jumistelle, toutes deux contemplant le ciel.

- Où es-tu Jumistelle ? demanda-t-elle, dans un - très rare - éclat de philosophie.
- Je ne sais pas Licana, répondit-elle, je suis Dieu, techniquement je suis partout, mais je suis là à coté de toi.
- Et sur Ymir ? Où es-tu ?
- Cela ne me concerne pas ! soupira Jumistelle négligemment. C'est le problème de Clémentine.
- Je l'aime pas celle là. Elle est arrogante, possessive et elle regarde tout le monde comme si elle allait faire pleuvoir le malheur sur eux ! Et en plus elle s'énerve dès qu'un truc ne se passe pas comme elle le veut !

Jumistelle agita son doigt et aussitôt les nuages formèrent un magnifique dragon. Les deux fillettes sourirent à l'unisson.

- Tout se réalise selon mes désirs, commença Jumistelle. Tout ce dont tout homme rêverait, le monde tenant dans la paume de ma main et m'obéissant au doigt et à l'oeil. Et pourtant tu n'imagines même pas à quel point c'est ennuyeux...toujours à tout savoir, aucune surprise.
- Alors pourquoi n'arrêtes-tu pas tout simplement d'être Dieu ?
- Me vois-tu vraiment vivre au gré des envies du monde, à m'enfermer dans le hasard et les limites de l'humanité ? Vivre sans aucune aventures trépidantes à assister, sans mort, sans amour, sans drame et mystère impossibles à suivre...Tu crois vraiment que je supporterais de regarder l'océan aussi plat qu'un lac ?

Jumistelle claqua des doigts et deux guerriers en tenue de soie flamboyante apparurent devant elle, leurs sabres s'entrechoquant dans une mélodie sanguinaire. Licana aimait ce son et elle savait que Jumistelle était du même avis. Les deux guerriers s'enflammèrent de gerbes bleues et s'envolèrent dans un ciel devenu noir, parsemé d'étoiles scintillantes et tombantes sous le regard d'une lune rouge. Jumistelle sourit en voyant les deux phénix bleue fendre ciel et comètes dans leur combat.

- Je suis une spectatrice de haut rang moi, déclara-t-elle alors que la lune fut pulvérisée par un crachat de flammes bleue. Je veux que le monde soit aussi flamboyant que l'éclat miraculeux qu'est mon âme.
- C'est pour ça que tu t'es séparée Clémentine ? Ou bien est-ce elle qui s'est séparée de toi ? Si c'est toi alors je tiens à te féliciter pour cette sage décision, parce que je t'aurais fait mangé mon poings au bout de deux secondes.

Jumistelle rit à gorge déployée. En effet, laquelle avait créé l'autre ? C'était une question qu'elle même n'arrivait pas à élucider. Elles étaient une. C'était la seule chose à savoir.

- Elle écrit l'histoire en sachant le moindre détail, moi je la vis tout en l'ignorant. Nous sommes toutes les deux la même personne, ainsi j'écris l'histoire et je la vis. Malin comme compromis tu ne trouves pas ?
- Il y a vraiment que Dieu pour faire ça...

Les oiseaux divins s'envolèrent lorsque la fille-dragon posa son regard sur eux. Ils l'observaient, elle qui discutaient gaiement avec la Créatrice, s'attendant sûrement à ce que la fille aux yeux rouges se jettent sur elle et ne l'étrangle de ses serres d'acier. Que pouvaient-ils penser en voyant ces deux filles regarder le combat stellaire des deux phénix, les étoiles peuplés de milliers de vie s'effondrer, leurs habitants hurler et prier une déesse qui les avaient créé en l'espace d'une seconde juste pour jouer cette scène tragique ? La fille aux yeux de sang ne devrait-elle pas se jeter sauvagement sur la déesse en lui criant de ne pas jouer avec la vie ? Ne devrait-elle pas lui enfoncer ses pieux de métal dans la poitrine lui exploser le crâne d'un coup de poing dragonnesque ? Leur Créatrice ne devrait-elle pas se battre elle aussi ? Faire avaler par la terre et le feu cette impudente qui avait commit le pire des crimes : exister ? Ces deux-là étaient aux antipodes de l'existence alors pourquoi restaient-elles confortablement couché sur le zéphir à s'extasier sur chaque coup porté par l'un des phénix ?

La fille dragon se fichait bien de ce qu'ils pouvaient penser. Elle n'obéirait jamais aux schémas de Clémentine et celle avec qui elle riait s'appelait Jumistelle. Elle était libre.

Licana sentit un étrange son dans l'air et se redressa d'un bond sous le regard surpris de son amie.

- Quelqu'un est jugé !

Jumistelle se releva elle aussi.

- Une Cour Irrévocable ? interrogea-t-elle.
- Non un concours de croquet !

La fillette rit jaune et toutes deux coururent vers le petit étang au bord duquel elles s'allongèrent, scrutant l'eau sombre. Jumistelle passa la main sur l'eau et celle-ci claire et limpide devint aussi noire que les ténèbres. Dans l'immense tâche noire une petite lueur se détachait des ténèbres, une vague silhouette blanche errant dans la nuit éternelle de la Geôle.

- C'est qui ? demanda Metalicana impatiente.

Jumistelle se retourna face au ciel d'où surgissait un magnifique oiseau. Son bec si majestueux vint s'ouvrir près de l'oreille de la fillette et aussitôt qu'il fut ouvert une petite corde verte en sortit pour finalement se mouvoir. Un serpent. Un serpent sortait du bec de l'oiseau pour se faufiler jusqu'à l'oreille de Jumistelle. Le serpent siffla tout bas quelques instants puis retourna dans le bec de l'oiseau qui s'envola aussitôt.

- Robin Greflocus, commença Jumistelle, 47 ans, un ouvrier spécialisé dans la construction de cathédrale.
- Qu'est-ce qu'il a fait pour qu'ils utilisent Sentence.
- Il bâtissait mais il aimait également autre chose...
- Quoi ?
- Détruire, répondit la fillette avec un étrange sourire.
- Détruire ce qu'il créer ?
- Non. Il aimait tout simplement détruire, tout détruire, voir les murs se zébrer de fissures, la poussière tomber comme les fins crachins pour finir en tempête. Les pierres qui s'écrasent sur le sol une à une puis l'énorme fracas des poutres qui se brisent sur les dalles. Le Conseil de Justice de Crya ne pouvait pas l'ignorer après avoir détruit plus de 50 constructions publiques.
- Il t'intéresse ? fit Metalicana d'un ricanement malicieux.
- Son histoire est intéressante mais ça ne servira à rien si il craque. Ceux à qui je donne une dernière chance ne sont pas des pleurnichards.

En effet, parmi tout ceux qui avait finit de l'Autre Côté très peu avaient été assez fort pour saisir la seconde chance accordée par la fillette. Après tout mieux valait pour les faibles mourir...la seconde chance était tout sauf un long fleuve tranquille…Mourir…enfin si seulement les faibles avaient la chance de mourir.

- En tout cas j'ai déjà un nom pour lui.
- À qu'est-ce que tu vas en faire si il réussit ? Un camarade de jeu ou une potentielle épine dans le pied de Clémentine ?
- J'aime bien casser des choses mais pas autant, protesta Jumistelle. Il fera un Ami impressionnant.
- Et quel nom lui as-tu trouvé ? demanda Licana énigmatique.
- Inutile de se creuser la tête quand on sait son crime...

L'homme se dressa dans les ténèbres de l'Autre Côté. Jumistelle sourit, il avait réussi.

- Bienvenue à toi, Destructeur...

Le souvenir s'arrêta là.

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