26. Des yeux innocents remplis de malice

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Kem n’en pouvait littéralement plus…sa mission d’information s’était changée en garde d’enfant. À peine une journée passée au Consistorium et Licana l’avait achevé.

La jeune fille s’était éclipsée dès le passage dans Grand Hall, laissant la pauvre Lisa et lui-même sur le carreau et malgré la rapidité du rossignol en lequel il s’était transformé, Kem l’avait vite perdue au bout de deux secondes. Après deux bonnes heures de recherches intensives, la petite bonne avait retrouvé la fugitive, les yeux pétillants devant un Pyromancien faisant jaillir des explosions colorées de ses doigts et de sa bouche. Et voilà qu’une fois ramenée aux Quartiers que lui avait obtenus Sidoh, elle n’avait même pas écouté la moitié des consignes et après avoir changé de robe de réception pour une tenue digne d’une partie de thé, elle était sortie de la chambre encore plus vite qu’elle n’y était entrée.

Le Mirage avait beau la rappeler à l’ordre, toutes ses paroles étaient englouties dans un vide sans nom. La jeune fille était encore plus intenable qu’un enfant dans un cirque. Aussi ne fut-il pas vraiment surpris d’apprendre à son réveil - tardif - que la fille-dragon avait quitté la chambre dès son l'aube.

Licana salua une dernière fois la marquise Grosse-poitrine - alias de Malmor - avant de prendre une Ligne Audacieuse pour le sixième niveau du Grand Hall. Elle passait de surprise à incompréhension puis d'incompréhension à paranoïa. Depuis le début de la journée, depuis le rez-de-chaussée les gens ne cessaient de l’aborder, sans aucune raison. D’abord ce fut l'intendant Langue-fourchue, puis le baron Tête-d’œuf, puis la Chouette Face-cramée suivi de toute une ribambelle d’aristocrates et de notables. Les manières des Gladres pourtant si martiales avaient radicalement changé à son égard, les « Mlle », « Milady » et même un « Votre Grâce » sortaient de toutes les bouches et tout le monde cherchait inlassablement à lui faire la conversation.

La fille-dragon s’engagea sur un petit pont d’ivoire et de marbre et aussitôt eut-elle traversé la première moitié qu’un raz-de-marée humain l’entraîna. Lorsqu’elle réussit à en sortir - par Dieux savent par quel miracle - un homme vêtu d’une armure se dirigea vers elle.

- Un fou aurait-il profité de la confusion pour vous faire choir ? dit-il dans un sourire charmeur.

Licana dévisagea le nouveau venue. Bâti comme une armoire à glace, ses longs cheveux blonds étaient noués à l'arrière de la tête et ses yeux étaient le reflet pur d’un saphir flamboyant. Mais ce qui attira l'attention de la jeune fille remarqua étonnamment le Klard : ce n’était ni ses yeux, ni son corps magnifiquement sculpté. C'était son épée.

Une énorme lame à double tranchant attachée à sa ceinture et rangé dans un fourreau transparent et fluide et dont le pommeau était sertit de mille joyaux.

- Je vois que ma chère Gloire a ravi votre cœur, dit le Klard.
- Gloire ? fit la jeune fille surprise. Cette chose à un nom ?
- Toutes les grandes épées ont un nom Milady, continua-t-il dans une tirade des plus cérémonieuse. Prenez par exemple Ser Grenat, sa magnifique claymore avait pour nom celui de Cris-félon, son nom parle de lui même. Je pensais qu’une dame de votre rang, veillez excusez mon arrogance, savait cela Mlle…
- Licana Silverius, répondit la concernée.
- Ser Elric Rouant, fit le chevalier.

Sur ses mots il prit délicatement la main de Licana et la baisa noblement. Ce geste la répugnait mais en fille de « bonne famille » elle n’en dit pas un mot malgré le fait qu’elle se serait fait un plaisir de la retirer en grimaçant. Il lui semblait même avoir senti quelque chose de chaud sur le dos de sa main.

- Vous êtes chevalier ? demanda la fille-dragon les yeux étincelants.
- Klard ma chère, corrigea le jeune homme le regard malin. Premier bretteur du 1er escadron de l’Académie, je suis le grand favori de Lord Lightmoon pour les tournois.

Licana sentit son cœur s’emballer et l’excitation ne se fit que plus grande. Des tournois ! Des combats ! Des jeux ! Elle ne pouvait pas laisser cette occasion lui passer sous le nez !

- Y a-t-il des tournois par ici ? demanda-t-elle les yeux plein d’étoiles.

Le jeune homme sourit tristement et lui indiqua que non.

- Pas de tournoi au Consistorium, expliqua-t-il. Ici portez l’épée signifie protéger ou apprendre et non parader ma chère demoiselle.

La jeune fille baissa la tête déçue - et surtout scandalisée - elle aurait tant voulu voir des vrais guerriers se battre et entendre le chant des épées frappant les unes contre les autres.

Voyant sa tête « dépitée » le Klard se rapprocha plus étroitement d’elle et lui chuchota.

- Voudriez voir un petit combat ou deux ?

Licana releva les yeux avec une rapidité fulgurante, déterminée et hocha la tête. Le chevalier lui prit la main - geste tellement horrible que sa propriétaire se mordit la gencive pour ne pas grogner - et lui dit tout bas.

- Ça peut se faire Milady.

Sa voix s'était faîte plus sinueuse, plus malicieuse, plus chaude.

L’homme entraîna la jeune fille avec lui et ensemble ils franchirent la porte menant à l’Arène. Il marchèrent dans le couloir courbé pendant un bon moment puis après avoir jeté quelques regards autour de lui, le Klard lui indiqua une arcade. La luminosité étant toujours aussi faible dans le sixième cercle concentrique qu'était le dernier couloir de l’Arène, Metalicana ne voyait rien. Ce qui expliquait pourquoi il était si compliqué de discerner la porte couverte de dalle qui permettait d’entrer dans l’arcade...

Le chevalier invita la fille-dragon à y entrer et après avoir pris une torche se trouvant à l’entrer, il descendirent un long escalier.

- Où mène ce chemin ? demanda Licana toute excitée.
- Il y en a tant dans cette ville, fit le chevalier d’une voix inquiétante. Cependant…je vous assure que vous ne serez pas déçue…

Licana regarda le jeune homme d’un œil suspect, le voilà qui était passé du stade de chevalier arrogant et imbu de lui même à une espèce de criminel. Il parlait d’une voix sortie des ténèbres et son regard se concentrait sur elle avec une drôle d’expression.

Le couloir était sombre, vieux, d’aspect martial et les seules lumières venaient des torches. Les flammes envahissaient l’espace de leur chant crépitant.

Puis vint les premiers sons du métal. La jeune fille oublia tout le reste et descendit les escaliers en trombe. Elle déboucha sur une salle ronde, une réplique de l’Arène, plus petite, avec les mêmes arcades, le même rebord de pierre, le même cercle dédié aux combats, presque plongé dans les ténèbres. Mais il y avait bien moins de gradins, la cour de sable était moins basse, le muret les séparant ne mesurait qu’un petit mètre.

Dans le cercle de sable se battait deux hommes, sans armure, leurs mouvements si fluides éclairés par la faible lumière des torches, les cris des deux combattants se mêlaient aux murmures des quelques spectateurs présents.

Depuis le couloir d’arcades sombre, Licana observait le combat, subjuguée, exaltée. Le premier combattant était agile et rapide et son fleuret pointu cherchait à planter son adversaire qui malgré sa rigidité et son pas lourd, balayait toutes attaques avec son épée.

Le chant du fer, les cris de batailles, le sable glissant sous chacun de leur pas. Tout en ce merveilleux paysage sombre et artificiel émerveillait la fille dragon. À tel point qu’un instant elle oublia la présence du Klard qui s’était encore plus étroitement approché d’elle.

- Le spectacle est-il à votre goût Mlle ? demanda-t-il suavement.
- C’est extraordinaire ! s’extasia la fille-dragon.

Étrangement, la fille-dragon remarqua un sourire inquiétant et fourbe sur le visage du jeune homme. Sa main gantée vint se poser sur son bras nu et ses lèvres à un cheveu de son oreille il lui murmura seulement quelques mots.

- Et vous êtes loin d’avoir tout vu…

Un autre passage secret ! songea la jeune fille toute excitée.

- Oh c’est clair que vous êtes loin d’avoir tout vu Kalafina.

Ser Elric s’éloigna brusquement de la jeune fille et regarda autour de lui, cherchant la source de cette mystérieuse voix. Licana promena ses yeux dans le couloir d’arcades et aperçut une silhouette masculine dans l’ombre.

L’homme continuait de fixer le Klard en souriant puis se tournant vers la fille-dragon s’exclama joyeusement surpris :

- Mlle ! Quel plaisir de vous voir ici !

Licana se raidit à cette phrase, le cerveau en vrille.

Je le connais ?

- Le connaissez-vous Miss Licana ? demanda Ser Elric tout aussi surpris, le regard féroce et méfiant.

L’homme se rapprocha d’eux à la lumière de la torche. Il avait la peau brune, le crâne rasé, la soixantaine, un gros nez comme aplati contre le visage, de grand yeux jovials mais où l’on discernait néanmoins une grande confiance en soi, comme si rien ne pouvait lui arriver. Sa bouche charnue s’étirait en un long sourire qu’accentuaient des rides au coin des lèvres.

- Voyons Kalafina Licana, vous n’allez tout de même pas me dire que ce petit séjour dans ce pays vous a fait perdre tous souvenirs de notre chère patrie ! Voulez-vous donc faire perdre à votre père le temps qu’il lui reste à vivre ?

Metalicana crut d’abord à une méprise, puis à un rêve mais son regard béat s’agrandit encore plus à l’annonce de cette nouvelle.

Mon père ? Ma patrie ?

Rien. Pas un flash. Aucune idée ne lui vint, aucune bribe. Elle n'avait aucun souvenir d’une famille et puis même : comment pouvait-elle encore avoir un père alors que cela faisait quatre siècles qu’elle vivait ?

Dans l'espoir d’un autre souvenir enfouie et attirée par son sourire malicieux elle rentra dans le jeu de l’homme brun qui faisait pirouetter sa canne.

- C’est vous ! dit-elle. Je suis désolé, on n’y voit presque rien alors je ne vous ai pas reconnu.
- Vous m’en voyez heureux Kalafina ! Pendant un moment j’ai cru que je devrai annoncer à Kalaf votre père que sa petite fille chérie était devenue une véritable Criis.
- Ah oui papa, comment va-t-il ? demanda-t-elle hésitante.

Ser Elric - dont Licana avait totalement oublié l'existence - s’approcha et d’un regard dédaigneux fixa l’homme.

- Vous connaissez cet homme ? cracha-t-il. Qui est-ce ?

Licana bégaya quelques syllabes imprononçables et voyant son embarras l’homme se pressa de répondre.

- Je ne suis qu’un de ses très chers parents, l’ami proche du grand armatreur Dek Silverius, son père, et de Kiezaren Silverius, sa mère.

Licana ouvrit l’oreille. Ses doigts s’agitaient, les paroles de l’homme résonnaient comme une douce mélodie à ses oreilles. Sa raison lui criait désespérément de ne pas tomber dans le piège mais comme toujours son cœur et ses hurlements d’espoir couvrirentt toutes autres voix. Elle avait une famille ? Elle avait un père ? Quelqu’un l’attendait ?

- Et que fait-il en ce moment ? pressa-t-elle l’inconnu brun le cœur battant.

Ser Elric grimaça discrètement mais pas assez fallait-il croire, car Licana le remarqua, mais si elle n’en tint rigueur. L’homme brun le fixa d’un regard plus intense.

- La même chose depuis que vous avez pris le Paon, répondit gaiement l’homme. Il ne cesse de ruminer et de s’inquiéter. Hier encore il me harcelait au téléphone - maudite soit cette machine - tout ça parce que vous ne répondiez plus à ses lettres.
- Vraiment ? trépigna la jeune fille.
- Vous connaissez votre père Kalafina, ria l’homme ses rides accentuant son sourire. Kahlanzar sait si je ne l’avais persuadé du contraire, qu’une guilde entière déferlait sur ce pays massacrant tous ceux qui auraient osé vous touché ! Il tenait le téléphone de sa main droite et de sa main gauche il s'apprêtait à signer le contrat !

La jeune fille entendit un hoquet de la part de Ser Elric mais elle se contenta de ruminer intérieurement de la gêne qu'il causait. Elle ne savait pas du tout de quoi l’homme brun voulait parler mais cette anecdote la fit rire elle aussi.

L’homme adressa à nouveau un regard au Klard qui faisait une bien drôle de tête. Il semblait comme un homme qui venait d’être pris en train de préparer un vol. Il grimaçait, jetait un regard noir à l’homme mais Licana ne fut pas contrarié de le voir à distance d’elle après qu’il l’eut collée tout ce temps.

- Et bien vous ne nous présentez pas ? fit l’homme tout joyeux.
- Bien sûr, s’emporta Licana, voici Sœur Elric il est Glard et m’a accompagné jusqu'à ce lieu si magnifique.

L’homme s’apprêtait à répliquer - pas étonnant après avoir entendu son titre écorché du début jusqu'à la fin - mais il se contenta de garder la bouche béat alors que l’homme brun s’adressa directement à lui cette fois-ci.

- Enchanté de vous rencontrer. Si je puis me permettre, ajouta-t-il à voix basse, vous feriez mieux de remonter, on raconte que maintes jeunes femmes sont épiées par un homme mal attentionné. Tous vos pairs sont sur les dents et doivent vous chercher partout pour prendre part à l'enquête. Qui plus est vous risquez d’en prendre pour votre grade si l’on vous trouve dans ce lieu interdit.

Ser Elric se raidit et après avoir salué brièvement les deux personnes il prit les escaliers pour la surface en grognant.

- Bon débarras, dit l’homme devenu soudain plus calme.
- Je ne vous le fait pas dire, répondit Licana.
- Comme quoi mentir n’est pas qu’un crime, rit doucement l’homme brun.

La fille-dragon se refroidit et la bouffée d’espoir disparut, aussitôt remplacée par la voix de la raison qui comme pour la punir prononça exactement ce qu’elle ne voulait pas entendre : « Je te l'avais dit ! ». Cependant Metalicana se sentait apaisée, cette petite farce l'avait fait rire aux éclats et étrangement elle sentit une douce chaleur l’envahir.

Après tout il ne me dérange plus, songea-t-elle.

- Ça sert bien.
- Heureux d’avoir pu vous aider, sourit le chauve. Les combats vous plaisent-ils ?
- Avec l’autre sangsue je n'ai pas vu grand chose.
- Dans ce cas nous serons deux à les admirer.

Licana sourit à l’homme puis tourna la tête. L'atmosphère dynamique avait disparu en même temps que Ser Elric, les deux individus s’exprimaient maintenant doucement, amicalement, comme une vieille amitié dont le silence était le signe d’une parfaite harmonie.

Les heures passèrent, ils se tenaient debout, appuyés sur la rampe de pierre, les yeux rivés sur l’arène illuminée par la faible lueur des torches. Les combattants se succédaient, alors que chacune de leurs prestations étaient accueillies par les commentaires de Licana et de l’homme. Un colosse armé de son énorme épée bâtarde rasait l’air en ample mouvement circulaire. L’autre, petit et agile le plantait de son poignard, mais aucun des deux ne parvenait à touché l’autre. Estoc. Feinte. Rafale de l’épée. Parade. Défense. Un pas de coté. Fente circulaire. Estoc à nouveau. Licana apprenait de nouveaux termes à chaque mouvement et l'inconnu s’amusait à converser avec la jeune fille, parier sur le gagnant, applaudir de concert à chaque victoire.

Lorsque plus aucune volonté de combat ne parut dans le cercle de sable, les deux compagnons remontèrent, discrètement, regardant à droite à gauche avant de sortir car si ce lieu était magnifique il n’en demeurait pas moins clandestin.

« Violence gratuite dans la demeure des protecteurs de la paix, avait expliqué l’homme. Avouez que cela fait un peu tâche. »

L’homme s’était également présenté comme Alvar Morio, Griis et l'un des ambassadeurs de sa nation. Grand homme ayant débuté dans le commerce - illégal évidemment - montant toujours plus haut les échelons jusqu’à transformer son petit quartiers de vieilles masures en gigantesque chantier naval.

Cependant…malgré la complicité qui se créait entre les deux inconnus un détail faisait vaciller Licana.

- Pourquoi avoir menti ?

Kalaf Alvar jaugea la jeune fille.

- Vous auriez préféré que je le laisse vous faire du mal ? s’étonna le Griis.
- Comment aurait-il pu me faire du mal ? grimaça Licana. Son épée lui sert juste à parader !

De plus, la simple idée que cet homme soit capable de ne serait-ce l'égratigner rendait Metalicana folle de rage. Cet homme ne lui arrivait même pas à la cheville, et encore ce n'était qu'un ephémisme.

- Vous…savez-vous seulement ce qu’il avait en tête ?

Kalaf Alvar semblait choqué tandis que sa nouvelle amie arborait une mine des plus innocentes.

- Si je peux me permettre Kalafina Licana, gloussa-t-il, restez comme vous êtes. Vous êtes adorable !
- Pourquoi avez-vous menti ? Vous ne me connaissiez même pas.
- Jamais je ne laisserais une femme de mon sang se faire importuner par un étranger voyons !
- Votre sang ? fit Licana complètement perdue.
- Si il n’y a pas de limites entre nos rivalités, un Griis ne laisse jamais un étranger offenser les siens ! déclara fièrement le concerné.
- Comment pouvez savoir que je suis Griis ? Moi-même je n’en sais rien.

L’homme la fit taire d’un geste de main.

- Pas de ça ici malheureuse ! chuchota-t-il. Venez donc, nous serons mieux dans mes appartements, jamais je n'accepterais de boire cet ignoble chose qu’ils appellent « thé » ! Une discussion entre Griis se doit d’être arrosée à la Griis !

Licana acquiesça en riant. Cet homme avait le don de bouter ses idées noires pour amener le son de ses rires.

Ils firent le tour de l’Arène, passant devant les Quartiers de Plaisance, les Quartiers résidentiels pour au final entrer dans un vestibule beaucoup plus isolé mais non moins décoré. Des tapis colorés revêtaient les murs ainsi que de superbes sphères métalliques d’où s’échappaient de multiples fumerolles colorées emplissant les couloirs d’une forte odeur exotique.

Le hall n’était pas moins carnavalesque, les couleurs se poussaient les unes les autres, se disputant le moindre espace libre. Les clochettes, les sitars, les tambourins, les tatouages, l’accent, que de merveilles aux yeux de la fille-dragon qui étrangement se sentait chez elle au milieu de tous ces gens en soie ample, en babouches, en turban, en smoking, gras, bruns, noirs…

Lorsqu’elle finit par entrer dans les appartements de Kalaf Alvar elle fut tout d’abord surprise non pas par les maquettes de dirigeables mais par les quantités gigantesques d’épices qui s’entassaient dans un coin.

- Je vous demande d’excuser ce bazar. Je souffre du mal du pays, si je n’ai pas l’odeur des marchés au réveil je panique !
- Vous construisez des ballons, je croyais que c'étaient des bateaux, demanda la jeune fille.
- Notre île flotte dans le ciel, rit l’homme. Voici nos « bateaux ».

Licana se tut, préférant ne pas déblatérer une autre idiotie. Kalaf Alvar ouvrit le petit buffet et en sortit deux verre et une bouteille puis dans un sourire pria Licana d’en prendre un alors qu’il remplissait le sien et celui de son invité.

- À notre rencontre ? trinqua-t-il.
- À notre rencontre, acquiesça Licana.

Ils burent. L’alcool glissait dans la gorge de la fille-dragon, la chaleur emplissant tout son être. Elle sentit soudain le sucré des fruits et la douceur du sucre sur sa langue, le breuvage coulant dans sa gorge dans une chaleur divine...

- Ça c’est pas d’ici, dit-elle en souriant.
- Comment l'avez-vous deviné ? pouffa le chauve.
- C’est fort.
- HAHAHA ! Je vois que vous savez reconnaître les bonnes choses ! Si je n’en ai pas ma dose chaque matin...il vaut mieux ne pas m'énerver ! Comment avez-vous réussit à tenir dans ce maudit pays où l’on ne vous sert que de la piquette ?
- Lisa m’en prend du bon.
- Ah oui ? s’étonna le Griis. Un bon alcool ici ! J'avais perdu espoir il y bien longtemps.
- Arquebuse, déclara Licana.

Kalaf Alvar avala une gorgée de travers et riant à son fendre la poire s’étouffa à moitié. Il y avait de quoi. Cet alcool était utilisé par les Sankts pour réveiller les veuves qui s’évanouissaient aux enterrements.

« Il devrait en donner au mari, avait rit Lisa, ça les ferait revenir. »

Les deux amis se mirent à rire, partageant de petites anecdotes, leurs avis…des mensonges…Licana ne se souvenait de rien, pourtant elle voulait lui parler de toutes ces choses anodines que les humains vivaient…un quiproquo, une mauvaise rencontre, une gueule de bois, marcher sur les pieds de son cavalier pendant une danse, piquer tout le pognon d'un fils à papa au casino...

Licana mentait avec un talent remarquable, les mots lui venaient tout seuls, elle qui était incapable de donner une raison crédible à ses actes alors qu’elle réfléchissait à toutes les possibilités, elle mentait le sourire aux lèvres, chacun de ses bobards prenant vie au ton de sa voix.

L’homme brun sourit.

- Une authentique Griis…

Le sourire de Licana s’affaissa, ses yeux trahissant une certaine tristesse.

- Comment pouvez-vous le savoir ?
- Vous ai-je contrariée ? fit Alvar.
- Pourquoi vous m’avez aidée ? continua Licana, la voix lourde. J’en ai assez de cet endroit ! Les gens ont l’air d’en savoir plus sur moi que moi-même j’en sais. Ils me saluent avec leurs grands titres que je ne possède même pas. Je ne veux qu’une chose et pourtant tout semble vouloir me mettre des bâtons dans les roues...
- Et cette chose…qu'est-ce que c'est ?

La mémoire. C’est ce qui aurait dû sortir de la bouche de Licana. Mais non. Depuis son arrivée elle se demandait ce qu’elle cherchait vraiment. Elle le voyait…Elle changeait…À chaque bribe, chaque parole perdues resurgissantes elle avait l’impression de ne plus être la même…

- Une chose qui me fait peur, mais…je ne sais pas pourquoi…que je ne peux pas arrêter de chercher. Mais aussi, je ne suis plus la même à chaque pas que je fais vers elle.
- Voilà ce qui fait de vous une Griis. Jamais nous n’abandonnons quelques soient les obstacles. Est-ce votre facilité à mentir qui vous choque ?
- Comment…
- Nous sommes comme cela. Vous n’êtes pas d’ici Kalafina. Impossible pour l’un de ses nobles de mentir avec une telle aisance, impossible qu’il connaisse le vrai mensonge, celui que l’on apprend à la sueur de son front, au sang que l’on verse. Celui que l’on apprend dans l’enfer où la vérité n’existe même plus. Un enfer si doux pour ses enfants. Cet enfer il a un nom et c'est Grinz.

Licana sentit un goût amer dans sa bouche, un goût de métal, un goût salé. Ses yeux se faisaient lourd, sa gorge se nouait…

- Ma mère…
- Je n’ai pas menti.

Elle le savait. Elle avait bien une mère. Une mère qu’elle partageait avec cet homme. Une mère dont elle avait obtenu l’amour par d'innombrables efforts. Une mère qui désormais veillait sur elle…Les larmes coulèrent d’elles-même, à flots. La souffrance refaisait surface…Comme autrefois…

- Je suis un grand ami de votre mère croyez-moi. Les gens comme vous et moi n'avons qu’une seule et même mère, Kahlanzar. Vous n'allez tout de même pas dire que vous ne vous en souvenez pas, pas même de son nom ! Elle qui n’a fait que vous gâter depuis votre arrivée dans ce pays.

Licana pleurait. Oh que oui elle s’en souvenait. Après tous ces coups, ces insultes, ces mensonges, ces efforts fournis, ces actes commis, ces choses sacrifiées, elle ne pouvait pas l’oublier…

- Kiezaren…sanglota-t-elle. Chance…

Kalaf Alvar sourit chaleureusement. Une misérable gamine se hissant au plus haut. Quelqu'un comme lui. Voilà ce qu’il aimait. Peu importe ce qu’elle avait perdu, elle était Griis, elle était sa sœur. Et si les Griis respectaient bien une chose, c'était l’histoire de l’un de leurs, peu importe ce qui s’y soit passé.

- Des yeux clairs et profonds, limpides et troubles. On y décèle ni bienveillance ni malfaisance et pourtant malgré cela on a envie de les croire. Des yeux innocents remplis de malice. Voilà ce que nous sommes, vous et moi, des menteurs nés, des vainqueurs qui n'hésitent pas à tout faire pour sortir et satisfaire notre appétit.

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