27. On ne peut plus reculer

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- Comment voulez-vous que je le sache ?! vociféra Gilbert Greyfox.
- Il ne vous dit donc rien ? fit Levira sceptique.
- Pas plus que je ne vous le dirais !

Le jeune homme grommelait depuis déjà une journée, quant à son interlocutrice elle n'était pas de meilleur humeur. Le duc s'était retrouvé - contre son gré - collé à la duchesse qui ne cessait de lui poser la même question depuis une heure.

« Comment avez-vous appris l'existence de la Volonté d’Ymir ? »

D’abord Gil avait crû à une blague, mais il avait suffi à la regarder pour se rendre compte que Levira Baskerville était plus que sérieuse.

- Et puis d’abord comment avez-vous appris ce nom ? fit-il avec dédain.
- Je préfère éviter le sujet, menaça Levira, et croyez-moi vous ne voulez pas connaître les détails. Cependant je suis certaine que les individus du Grand Recueil n’y sont pas étrangers.
- Vous ne mâchez pas vos mots à ce que je vois.
- J’ai déjà assez de mal avec votre famille donc si je pouvais éviter d'autres complications.

Depuis le fiasco total dans la bibliothèque Levira avait décidé de ne plus utiliser de pincettes pour chacun de ses mots. Elle s’en voulait tellement. Cependant...c'était différent…elle ne pouvait pas regarder le jeune homme en face. Chaque fois qu’elle relevait les yeux vers ses iris métallisées, les siennes, pourpres, les fuyaient sans qu’elle ne comprenne pourquoi. Elle n'avait pas la force de lui mentir, ni même de le regarder.

Le soir était arrivé à grande vitesse. Levira n'avait pu que visiter les jardins et mémoriser les pièces et visages du manoir. Elle prit le repas seule dans sa chambre. Le goût du repas lui paraissait bien amer, sûrement à cause de sa profonde réflexion.

L…vy…Levy…

Levy sursauta et répondant à cet appel fit apparaître Kem devant elle…enfin ce qu’il restait de Kem…

- Mais que t’est-il arrivé ?! paniqua la jeune fille.
- Tu as déjà joué à la nounou pour un dragon ? souffla le Mirage épuisé.

Elle ne répondit pas. Elle ne préférait pas savoir.

- Du nouveau ? interrogea-t-elle.
- Licana est vraisemblablement Griis et également la nouvelle meilleure amie de l'ambassadeur de Grinz depuis que celui-ci a empêché un Klard de l’agresser.
- Hein ?!
- Inutile de t'inquiéter elle n’était même pas au courant de ce qui risquait de lui arriver. Lisa a dû lui faire un cours complet. À la fin elle était enragée et a exigé qu’on lui amène ce « misérable parasite » pour qu’elle lui fasse « découvrir le véritable sens du mot douleur ». Malheureusement pour elle Sidoh s'était déjà chargé de l’affaire.
- Je vois que ça s’amuse. Sinon quelque chose d’utile ?
- Une arène clandestine sous l’Arène ? proposa Kem.
- Sérieusement Kem !

Le Mirage s’étala de tout son long sur le lit alors que sa maîtresse se massait les tempes.

- Peut-être…commença le chat.
- Quoi ? pressa Levira.
- Il y a du mouvement chez les ducs : trois sont arrivés ce soir. Il ne manque plus que ton cher mécène, quant aux Chouettes elles ne font que courir dans tous les sens.
- Lord Greyfox doit justement partir demain dans la nuit en compagnie de son fils. Qu’est-ce qu’il peut bien se passer là-bas ?
- Et sur la Volonté ?
- Comme je le pensais tous les ducs connaissent son existence, fit Levira la voix profonde. Papa la connaît, Lord Greyfox également. Or il semble que ce secret soit exclusivement réservé aux gens au sommet de la hiérarchie.
- Mais comment ?

Levira interrogea son Mirage du regard.

- Comment quoi ?
- Comment une humaine peut-elle…réécrire l’histoire ? Comment peut-elle contrôler le monde ? C’est complètement insensé !
- Si ce que nous a dit Licana est vrai, alors le Destructeur est revenu de la Geôle avec le pouvoir de tout détruire tel qu’il l’avait fait de son vivant. Et Scripta m’a clairement montré ce qu’elle était avant, une manipulatrice qui faisait de ses histoires une réalité.
- Elle est donc revenue avec le pouvoir d’écrire l’histoire, supposa Kem.
- Des meurtres en séries…en fait c’est plutôt simple de devenir dieu.
- Une façon plutôt morbide si je peux me permettre, railla le Mirage. Mais dans ce cas là, c’est quoi exactement ?
- Personne à part moi ne peut entendre ou voir Scripta, pas même toi et étant donné que Licana a entendu le Destructeur avec papa mais non Sidoh je suppose qu’ils sont tous les deux impossible à entendre, à voir ou à toucher par quelqu’un d’autre que ceux à qui ils sont liés.
- Liés par quoi ?
- Je n’en sais rien, soupira Levira. Mais si papa connaît l'existence du Destructeur alors il doit forcément connaître celle de la Volonté. Tout comme les bouchers du Grand Recueil…
- Donc les meneurs de ce cauchemar et Helgrimm sont issus de la haute société.
- Le haut siège du Consistorium n’est pas uniquement composé de bourgeois ou de nobles, il y en a vraiment de tous les horizons. Beaucoup trop de milieux différents !
- Je commence à chercher à la première heure demain, assura Kem.
- Assure toi que Licana ait le même enthousiasme que toi.
- Je me débrouillerai sans elle, ça vaut mieux.
- Non tu as besoin d’elle, même si c’est une gamine dans l’âme deux vaut mieux qu’un seul.
- Je me débrouillerai, fit Kem grave.

Un regard sévère, des iris jaunes félines menaçantes.

- Que se passe-t-il Kem ?
- Pourquoi Licana est-elle la seule hormis papa à entendre le Destructeur ?
- Elle peut les entendre et ils se connaissent, qui plus est ses pouvoirs ne sont pas non plus issus de l’Energie. Elle doit être comme eux.
- Donc coupable d’un crime.

Levira baissa les yeux. Elle avait envisagé ce cas. Elle avait espéré ne pas avoir à en parler. Mais Kem n’était pas dupe. Il l'avait deviné et elle ne pouvait pas y couper.

- Sûrement, dit-elle simplement.
- Simplement ?

Simplement…Non ce n'était pas simple…Même si elle n’en montrait rien Levira savait que cette découverte était plus que compliquée…

- Que veux-tu que nous y fassions ? soupira-t-elle morne.
- Le Destructeur détruisait tout et Scripta manipulait les gens, tous deux provoquant des centaines de morts par simple plaisir ! Peux tu imaginer ce que Licana aurait pu faire pour mériter le sort de ces deux-là ?!
- Comment se l’imaginer quand l’intéressée n’a plus aucun souvenir…
- Justement ! Elle se souvient ! Plus le temps passe plus elle change ! Tu l’as très bien remarqué aussi ! Elle prend goût au combat ! Se lie d’amitié avec un Griis ! Plus je la vois maintenant plus j’ai du mal à croire qu’elle est aussi innocente qu’à notre rencontre !
- Est-ce vraiment une bonne chose qu’elle retrouve ses souvenirs ?

Kem se calma.

- C’est ce que tu te demandes n’est-ce pas ? murmura Levira.

Est-ce une bonne chose ?

Et si elle retrouvait entièrement la mémoire ?

Qu’a-t-elle pu faire ?

Pourquoi n’a-t-elle plus de souvenirs ?

Et ensuite ?

Kem sentait que dans la tête de sa maîtresse des dizaines de questions.

Il avait peur…Cette histoire allait trop loin et malgré tout Levira n’abandonnerait pas. Il avait peur…Peur de ce qu’il trouverait au bout de chemin. L’horreur ou le bonheur…Car Levira savait une chose : ce n’est pas forcément l’espoir que l’on trouve au bout du chemin…

- Mais si je pouvais avoir le choix, dit Levira, je préférerais ne pas la tuer…

Moi non plus…

Kem aussi l’aimait bien cette gamine…et pourtant pourquoi fallait-il qu’elle soit une criminelle ? Comment un sourire aussi enfantin pouvait-il avoir connu le crime, la vue du sang sur ses mains, l’horreur ?

- Kem ?
- Oui, je ferai de mon mieux, dit-il serrée contre elle.

Un vœu bien égoïste, mais si cela leur permettait de garder leur sourire il ne coûtait rien d’essayer.

Kem lui sourit une dernière fois et Levira le renvoya d’où il était parti, se retrouvant à nouveau seule.

Dehors, les étoiles et un croissant de lune. Pas âme qui vive exceptée une chouette. Celle-ci fixait la jeune fille de son regard inerte, orangé, peut-être cherchant une proie, ou bien peut-être confuse de la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux.

Levira se leva et ouvrit la fenêtre de la chambre, contemplant le magnifique chasseur de nuit.

- Si calme, si libre…Que ne donnerais-je pas pour t’être semblable, petite chouette…

L’oiseau sombre inclina la tête sur le coté puis s’envola, laissant la duchesse, son sourire triste aux lèvres, attendre devant sa fenêtre…

Mais attendre quoi ?

Le bois était dur, rugueux et les lignes grossièrement taillées, mais le duc ne s’en souciait pas, au contraire. La douleur des échardes sous ses doigts lui rappelait la leçon, le sculpteur lui-aussi avait trouvé cela étrange mais Alphonse Greyfox y tenait. Il n’avait voulu ni dorure, ni vernissage, ni polissage, juste du brut afin qu’il n’oublie jamais. C’était une chose qu’il n'accepterait jamais, oublier.

Il passa ses doigts sur les dents de l’animal, seul devant le feu dans son bureau, l’air aussi grave que le feu brûlant.

- Je te croyais déjà parti.

Lord Greyfox tourna la tête vers la porte. Ce regard bleu glacial et ces boucles noires si élégamment rangés n'appartenaient qu’à une seule personne.

- Je pourrais te dire la même chose Dahlia, répondit Lord Greyfox.
- Ses idiots savent pertinemment que j’ai des affaires plus importantes à régler qu’une cérémonie dont personne ne connaîtra l’existence, maugréa la duchesse.
- Pourquoi ces idiots ne comprennent-ils pas que je ne sois pas des leurs ce soir-là dans ce cas ?
- La réponse se trouve dans ta question, mon amour. Nous sommes des ducs et ce sont des idiots.

Lord Greyfox soupira, sans pour autant détendre ses traits.

- Baskerville a tout tenté pour éviter à son fils une entrée trop brutale dans notre monde, marmonna Lady Ackermann. Pathétique ! Il aurait mieux fait de l’y préparer, au lieu de tout lui cacher. Quant à Lightmoon il prend un malin plaisir à vivre une vie de bâton de chaise !
- Tout le monde n’est pas comme toi. Tout le monde ne sacrifie pas son bonheur pour ses idéaux. Blumen sera-t-il des nôtres ?
- Rien de plus qu’un enfant.
- Méfie-toi de lui, La Citadelle n’est pas loin, prévint le duc.
- Crois-tu vraiment qu’il aurait fait toutes ces grossières erreurs si le comte l'avait vraiment épaulé ? Le comte est vieux et rongé par la maladie tout du moins.
- Combien de temps que nous ne l’avons pas vu ? Trente ans au moins et il n’est pas si vieux que cela.
- Pour des hommes tel que lui, quarante ans est déjà bien loin du point de non retour. Je ne craindrais le duc Blumen qu’au jour où tu cesseras de m’aimer.

La mauvaise humeur du duc sembla s’évaporer. Tel un mauvais nuage de pluie balayé par le vent. Cesser de l’aimer ? Lui ? Même s’il l'avait voulu jamais il ne l'aurait pu, leur point de non retour à tous les deux avaient également été dépassé, il y a très exactement vingt-six ans.

- C’est une catastrophe…

Je ne l’ignore pas ma chère…

- Tu semble fulminante de rage.
- Sur les sept que nos ancêtres ont réussi à enchaîner deux sont susceptibles de s’échapper, évidemment que je fulmine.
- Nous en avions déjà perdu un et le monde ne s’en porte pas plus mal.

Dahlia Ackermann scruta son époux, sombre et froid. Une attitude qui la mettait hors d’elle, elle était là aussi ce jour-là, elle l'avait vu de ses propres yeux. Comment pouvait-il rester aussi calme ?

- Le monde…ou toi ?

Le duc tiqua de douleur : une écharde avait entaillé son doigt dur et drue. Chaque fois la douleur était la même, son cœur se serrait, martyrisé, enchaîné par du barbelé d’acier rouillé et élimé. Il aurait pu se débarrasser de ces liens de métal rien qu’en le balayant de la main tout comme elle l'avait fait par le passé. Il détestait ce sentiment, il savait que rien ne serait plus comme avant.

- Tu m’as suivi jusqu’ici…Je te remercie.

Dahlia Ackermann s’approcha de son époux et avec une infinie douceur lui retira la canne des mains. Le feu crépitait, les flammes ne furent pas mécontentes de leur repas…

- On ne plus se permettre de penser au passé Al. On ne peut plus reculer.
- C’est exact Père.

Les deux nobles se tournèrent vers la porte et croisèrent le sang des prunelles de leur fils.

- Que fais-tu là Jack ?
- Juste vous informer que notre mascarade ne nous servira à rien désormais. Il est temps de se faire un allié de plus.

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