29. Un Autre

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13e jour du 9e mois d’Olmari XII745

Licana tourna frénétiquement les pages du dossier Calvin. Kem quant à lui essayait tant bien que mal de mémoriser toutes les informations présentes sur le papier : des notes, des rapports, des photographies et des gravures.

- Combien de temps avant la fermeture ? interrogea Licana.

- Cinq minutes, répondit Kem, cinq minutes pour ce parpaing !

Le Mirage avait toutes les raisons d’affirmer cela. Entre les suspicions de meurtre et les potentiels raisons des potentiels suspects du potentiel meurtre, le livre était déjà bien remplis. Mais en plus de l’incident des dizaines de feuilles étaient éparpillées dans le bouquin : ses relations, ses « incriminations », les relevés complets des notaires de tous ses biens et encore tout un carnaval de mots. Toutes ses informations, toutes ces notes sur le côtés, les feuilles rajoutées, cela n’en finissait pas et le grimoire semblait encore plus imposant que la Longue Nuit, et les Dieux savaient si elle fut longue La Nuit puisque c’est en cette Nuit qu’ils créèrent le monde.

Ils ne pouvaient pas se permettre d’attendre, le Consistorium était en pleine ébullition et les Archives se retrouvant scellées à la nuit tombée les deux compagnons avaient tracé le chemin aussi rapidement qu’ils l’avaient pu jusqu’à la pièce.

Kem n’en revenait toujours pas de la manière dont la jeune-fille s'était vue accepter l’accès à la bibliothèque quand aucun étranger au Consistorium ne pouvait l’obtenir. Licana n’en revenait pas non plus, jamais elle ne se serait imaginée être une aussi talentueuse comédienne.

Elle s’était souvenue brusquement de la discussion avec Kalaf Alvar, le jour de leur rencontre. Ce jour-là elle n’avait pas arrêté de grogner et de traiter Ser Elric de tous les noms pour ce qu’il avait osé tenter lui faire, le tout avec un regard à faire pâlir un psychopathe.

« - Avez-vous vu votre main ? avait demandé Kalaf Alvar. »

Elle l’avait vu en effet et ce depuis son arrivée. Bien que l’excitation lui avait enlevé la sensation de la porter, Licana avait toujours la chevalière trop grande à son doigt. Sidoh lui avait donné le jour de leur arrivée et l’avait « priée » de ne pas s’en séparer…ou plutôt de ne jamais s’en séparer. Après pourquoi, elle n’en savait rien - mais alors rien ! - le jeune homme avait dû lui dire mais ses paroles s’étaient sûrement perdues dans le néant qu’était l’esprit de la fille-dragon.

Après quoi le Griis s’était prestement lancé dans les explications concernant la bague familiale des Baskervilles qui ornait à présent son doigt si fin - à tel point que l’énorme bague avait bien failli tomber à plein de reprises.

Licana ne l'avait pas spécialement remarqué mais il était vrai que tous les invités nobles portaient une fleur sur eux.

« C’est une Narcisse Éphémère. Elle fleurit seulement le temps dont l’invité dispose pour s'afficher au Consistorium, lorsqu’elle fane, il vaut mieux se dépêcher de partir à moins que vous ne vouliez vous faire jeter à coup de pied au derrière ! »

Pour Licana c’était un peu plus rare. Tout comme Alvar Morio elle ne portait point de fleur, le Griis avait son titre d’ambassadeur, et on ne jetait pas un ambassadeur à la porte - surtout quand son seul moyen de rentrer se trouvait dans la ville-même. Mais en plus il était étranger, tout comme elle, et les Tisseurs ne pouvait avoir de lien avec des natifs étrangers dû au fait qu’ils n’avaient pas de Mirage - un choix qui venait du fait que les Griis n’aimaient pas trop être surveillés par leur intermédiaire imposé. Ces No Humano se servait d’un lien connectant tous les Mirage pour lier une personne à une fleur ainsi que le temps pendant lequel il était accepté.

En théorie, la jeune Griis n’aurait jamais pu entrer dans la forteresse sans y être invitée comme son ami l’ambassadeur. Mais Levira avait tout prévu et le fait qu’elle n’avait pas de Mirage avait bien tourné à son avantage.

« Vous avez un ami très influent avec vous, avait dit Alvar, ou peut-être fiancé ? »

La fille-dragon n'avait pas vraiment compris l’allusion.

« Sidoh est mon ami pas mon fiancé.

- Dans ce cas je vous conseillerais de porter votre bague à l’autre main, n’importe qui en vous voyant avec la bague à la main gauche et à l'annulaire vous prendrait pour la promise de l’héritier des Baskerville. »

Cette bague était le signe que Sidoh plaçait la jeune-fille sous sa protection et était autorisée à circuler librement dans le Consistorium jusqu'à ce qu’elle décide elle-même de partir. Un duc devait donner l’un de ses vêtements à son protégé en signe de confiance absolu, mais étant donné que le manteau de Sidoh l’aurait rendue aussi élégante qu’une guimauve - comme avec tout autre de ses habits - la bague, bien que de trop grande, était le choix le plus judicieux.

Quant à sa position Licana avait juste eu envie de la mettre là, une envie qui lui avait valu la désagréable rencontre avec Elric. Selon Kalaf Alvar il serait un peu rancunier et n'avait toujours pas digérer la défaite cuisante que lui avait infligée le Baskerville lors de sa première visite à l’Académie. Une raison qui donna vraiment envie à la fille-dragon de le découper en rondelle tellement elle était ridicule.

« Le mensonge est à votre doigt. »

Ces derniers mots avaient tout de suite pris sens dans sa tête. Elle avait rameuté Kem et ensemble s’étaient rendus devant la porte des Archives à l’Inquisition. Kem savait qu’on ne la laisserait pas entrer, puis Metalicana s’était avancée, non vers la porte, mais vers Lord Landeila qui justement partait.

La jeune fille s’était mise à discuter avec des yeux pétillants et le duc d’humeur plutôt dure avait vite retrouvé le sourire. La discussion s’était prolongée, mais il y avait quelque chose de suspect, Kem le sentait mais ne savait dire quoi. Mais le sourire de la jeune fille et ses petites rougeurs aux joues le fit rapidement changer d’avis : elle avait complètement oublié le but de leur venue. Il ne restait plus qu’une poignée de minutes avant la fermeture des Archives et il ne pouvait y entrer, il n'était même pas sensé être au Consistorium. Il n’avait pas vu d’autres choix que de rester caché sur les épaules de la jeune fille, en hermine - vivante mais qui passait très bien pour une fourrure. Le Mirage s’était fermé à toute sensation, il ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien, tant pis ils iraient le lendemain, pour l’instant il devait voir Levira. Mais à la seconde où il voulu disparaître la jeune fille avait salué Lord Landeila et s’était dirigé vers la porte des Archives et était passée devant les deux Gladres…qui la laissèrent entrer et comble du suspect, la saluèrent en une révérence.

Et ils étaient maintenant là, à feuilleter à toute allure le dossier Clavin.

Une étincelle jaillit dans l’esprit de Kem. Licana avait remis sa bague à l’annulaire gauche.

- Tes mimiques de la main ! Tu voulais leur montrer la bague ?

- Faudra que je dise merci à Kalaf Alvar ! sourit la fille-dragon.

- Depuis quand es-tu Levira ?! s’exclama Kem, choqué.

- Parce que tu crois que je sais par quel miracle j’ai réussi à faire ça ? C’est venu comme ça.

Kem se retint d’éclater de rire et se replongea dans sa lecture. Refuser l’entrée à une invitée de l’héritier des Baskerville était une chose, mais à sa fiancée c’était une tout autre histoire. Il fit signe à Licana d’arrêter mais celle-ci refusait.

- On reviendra demain, murmura Kem.

- On peut pas. On part demain.

- Pardon ?

- Sidoh a demandé à Ed de me ramenez avec lui sur ses terres, pour plus de sécurité.

Kem marmonna. Le mensonge de Levira avait un peu trop bien marché et Sidoh n’était pas du genre à s'empêtrer d’une fille menacée quand il pouvait la mettre en sécurité autre part. Il n’aimait pas trop s'embarrasser des gens.

Enfin lorsque les cinq minutes furent passée, un Gladre vint la prier de sortir de la bibliothèque et Kem se cacha juste à temps sur les épaules de la jeune fille à nouveau sous forme d’hermine.

Licana accepta avec un soupir. Mais elle continuait de tourner les pages…elle ne pouvait pas s’arrêter…elle cherchait quelque chose…

Vas plus loin…Vas plus loin…

Mais où ? Et quelle était cette voix ? C’était la sienne pourtant. Alors pourquoi avait-elle le sentiment que celle-ci venait d’autre part.

Plus loin ! Plus loin !

Oui ! Oui ! Je fais que ça ! cria Metalicana intérieurement.

Kem la pressa en lui mordillant l’épaule discrètement et en une seconde la fille-dragon oublia la petite voix, puis d’un coup net elle arracha une page du bouquin la roula en boule et l’avala sous le regard abasourdi de Kem. Si on la prenait avec elle serait bonne pour rendre des comptes.

Mais au fait il avait quoi sur cette page ? se demanda Metalicana.

De retour dans la chambre, Kem se mit au lit et s’endormit instantanément. Quant à Licana elle mangea en compagnie de Lisa. Lorsque la lune fut bien haute et le ciel bien sombre elle ôta sa robe à courte armature ainsi que ses jupons et alluma une bougie avant d’entrer nue sous l’édredon remplie de plumes. Elle fixa ses doigts longuement et ceux-ci devinrent fluides et liquides, elle allongea ses doigts de vif-argent et les rendit aussi fin qu’une chaînette dorée de nouveau-né. Puis elle les plongea dans sa gueule. Les deux filets de mercure parcoururent sa gorge jusqu’à atteindre son estomac, c’était comme sentir l’eau couler dans son corps, pas douloureux du tout, ni désagréable. En revanche lorsqu’elle ressortit les doigts de son corps avec la sphère de mercure elle eut une furieuse envie de vomir.

Elle se souvenait avoir déjà eu recours à cette technique dans son passé pour dissimuler tout type d’objet. Sûrement du temps où elle vivait dans la crasse de Grinz, avant qu'on ne la prenne dans un Palace comme la plupart des orphelins pour y faire leur éducation.

Elle dissout le mercure de la balle et après avoir rendu ses doigts comme avant elle défroissa la page du livre qu’elle y avait caché.

La jeune fille se recroquevilla sur elle-même près de la bougie et commença à regarder le contenu du manuscrit. Une lettre, c'était une copie d’une lettre, en dessous figurait une note « 1ère copie rendue à Son Éminence le duc Blumen ; originale introuvable, sûrement détenue par destinataire ».

Pourquoi avait-elle précisément arraché cette page ? Elle se mit à la lire.

Mon cher ———

Merci pour votre excellent conseil, vous aviez raison un tel spectacle ne peut se voir deux fois. Cela m’a été très instructif et je crois pouvoir dire que notre but sera bientôt atteint. Je les ait trouvés. Mais les attraper est une autre paire de manches, ils n’ont pas accepté évidemment. Au contraire, l’un de leur chien était bien décidé à me tuer. Si jamais vous en veniez à les croiser, n’engagez surtout pas le combat, à deux ils sont invincibles. Appliquez-vous à ce que vous savez faire depuis toujours, seuls ils ne sont que de pauvres agneaux égarés. Le premier est à nous, l’autre n’est plus qu’une question de temps, bien évidemment je n’ai rien dit à Dekeith, cet idiot ne ferait que tout gâcher avec son zèle de fanatique.

Grashka m’a beaucoup appris, vous serez heureux de savoir ce que j’ai trouvé. Un Autre viendra bientôt embellir notre collection.

Les Greyfox sont faits, le jeune Baskerville nous sera très utile, quant à ce vieux roublard de Resonius je le laisse à vos soins, il va avoir une drôle de surprise.

Prenez garde à vous, mon cerf a recommencé à dévorer les loups de mon domaine et j’ai aperçu une ombre ailée dans le ciel.

Mes sincères salutations,

Jose Calvin

Une ombre ailée ? Ce pourrait-il qu’il parle d’elle ? Elle regarda la date, elle datait de trois mois. Les deux ? Qui étaient ces deux dont un avait été attrapé, et qu’est ce que cet Autre ? Les Greyfox ? Le blond paresseux était donc en danger ? Et Sidoh ? Qu’allait-il lui arriver ?

Mais qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Un Autre ? Un autre quoi ?

Cette nuit…il serait là cette nuit…Licana ne savait pas d’où lui venait cette certitude mais elle le sentait qu’elle avait raison. Elle le sentait dans son esprit, dans sa chair, et autre part encore…

Elle avait peur…

Metalicana voulu se lever, n’enfiler qu’un manteau sur son corps nu comme sur Ymir et courir à toutes jambes, traquer cet Autre. Mais elle ne pouvait pas, elle tremblait. Elle sentait que si elle s’y rendait, elle ne reverrait jamais Levira et Kem.

Au final elle s’endormit.

Lorsqu’elle se réveilla elle ne reconnut rien autour d’elle, il faisait noir…et elle était attachée, les mains liés dans le dos et devant elle se tenait un homme qu’elle connaissait bien maintenant. Sidoh était étrange : elle était à genoux et lui debout, face à face, mais il était bien plus grand que d’ordinaire et son regard était dur, froid.

Licana trembla, elle était terrifiée, elle voulait partir. Elle ne voulait pas ! Pourquoi ?

- Laisse-moi partir, murmura-t-elle pétrifiée.

- Tu es coupable, répondit Sidoh implacable et froid.

- Laisse-moi partir ! Pitié ! Je ne veux pas !

- Pour ton crime je vais rendre la sentence.

Il n’écoutait pas, il n’entendait pas. Licana elle, commença à sangloter puis ses larmes coulèrent à grands flots sur son visage.

Il ne pouvait pas lui faire ça ! Elle préférait mourir ! Il ne pouvait pas lui faire ça ! Il ne pouvait pas faire ça !

Elle sentit la main froide du jeune homme lui emprisonner la tête, les doigts gelés comme les serres d’un corbeau.

- S’il te plaît…sanglota Licana.

- Pour ton crime…

- JE T’EN SUPPLIE !

La jeune fille hurlait, se débattait, tirait sur ses liens à s’en déchirer la peau. Elle ne voulait pas. Mais Sidoh la regardait droit dans les yeux, ses beaux yeux noisettes, ses yeux envoûtants dont Licana ne put se détourner. Quels beaux yeux !

- Arrête…

- Pars…continua le jeune homme.

- Arrête !

Qu’il arrête de la regarder avec ces yeux ! Qu’il arrête de lui enfoncer son dédain dans le cœur ! Qu’il arrête de la regarder ! Qu’il arrête ! Qu’il arrête de parler ! Qu’il arrête son geste ! Qu’il arrête !

- Et disparais à jamais…

Licana hurla et d’un seul coup elle se retrouva debout, les doigts poisseux de sang. Ses liens avaient disparus et Sidoh recula, le visage sanglant.

Le jeune homme la regarda à nouveau, cette fois-ci ses yeux étaient fous. Il serrait les dents et fixait Licana avec rage et dégoût. La jeune fille se retourna et se mit à courir.

- Où es-tu ?!

Où était-il ? Licana ne reconnaissait pas sa voix, plus fluette, brisée. Où était-il ! Elle avait besoin de lui.

- Reviens ! Tark ! Où es-tu ! Ne me laisse pas ! J’ai peur ! Tark ! Tark ! Tark !

Tark…

Oui…elle avait besoin de lui…

Elle avait peur toute seule et il le savait. Alors pourquoi n’était-il pas là ? Il avait promis qu’il ne la laisserait pas seule ! Alors pourquoi ! Où était-il !

- Tark ! Il m’a rejetée ! Il veut que je parte ! Il veut que je parte ! Tark ! Où es-tu ! Ne me laisse pas seule ! S’il te plaît reviens ! Il ne veut pas de moi ! Reviens ! Reviens Tark !

Mais rien.

Licana sentit le froid dans son dos et son cœur. Puis elle vit Sidoh. Ses yeux étaient différents, vides…

Ah oui…C’est vrai…tu ne peux plus venir…c’est vrai…tu n’es plus là…Non…c’est moi qui ne suis plus là…

Tout fut recouvert de noir et Licana se réveilla.

Lisa la secouait par les épaules, la prévenant qu’il était déjà l’heure de son petit-déjeuner. Aussi fut elle surprise que sa maîtresse avait les larmes coulant à grosses gouttes…tout comme la concernée.

Licana n’avait que deux pensées en tête.

Pourquoi je pleure ?

À la deuxième, elle ne se reconnut pas, elle ne comprenait pas mais cette pensée revenait sans cesse…

Sidoh ne veut-il vraiment plus de moi ?

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