CHAPITRE 13 LE RETOUR DU CHIEN MORT

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Le manoir ne portait aucune trace de violence.
Rien, dans ce lieu trop propre, trop luxueux, trop silencieux, n'évoquait le sang ou les cris.
Les murs étaient lisses, les meubles impeccablement alignés, chaque objet placé avec une précision chirurgicale.

Leary entra sans un bruit.

Le long couloir menait au grand salon : fauteuils en velours sombre, bibliothèque immaculée, lumière tamisée.
Un endroit où un monstre pouvait boire son thé sans craindre de tacher le tapis.

La femme était assise là, dans le halo d'une lampe basse.
Elle lisait un dossier comme on caresse une blessure ancienne.

Elle ne leva pas les yeux : elle avait senti sa présence.

Après quelques secondes seulement, elle parla :

— Tu reviens vite.

Leary s'approcha, posa son manteau avec une précision presque mécanique.

— Mark est mort, dit-il simplement.

Elle referma son dossier du bout des doigts.
Un geste si délicat qu'il en devint cruel.

Son regard glissa vers la grande fenêtre donnant sur l'extérieur...
et quelque chose s'y alluma.
Une folie calme.
Une excitation ancienne.
Comme si le simple mot « mort » venait d'ouvrir une porte dans sa tête.

— Ah... bien sûr, murmura-t-elle, un sourire effleurant ses lèvres.
Petit oiseau ne chante plus de chanson.

Elle se leva, remplit deux verres d'un alcool ambré.
Ni surprise.
Ni colère.

Juste une satisfaction qui vibrait sous sa peau, une petite étincelle nerveuse qui faisait trembler la commissure de ses lèvres.

Une joie trop froide pour être normale.

— Raconte-moi..., dit-elle en lui tendant un verre.

Leary répondit sans détour :

— Elle lui a tiré dans la tête.

Il revoyait dans son esprit le moment où elle avait pressé la détente — sans trembler.

Le sourire de Sélène s'étira — pas vers la joie, mais vers quelque chose d'inquiet.
Un frémissement fébrile, presque enfantin.

— Ah... elle.
Elyna.

Elle la prononça comme on murmure le nom d'un jouet rare.

Leary ne bougea pas.
Il ne lui avait pas donné le prénom.
Mais elle l'avait cueilli comme on ramasse un insecte dans la main d'un enfant : sans hésiter, sans demander.

Ils s'assirent face à face, dans cette pièce trop calme, trop propre.
Mais sous la table, la jambe de Sélène vibrait très légèrement, comme si son corps trahissait une excitation qu'elle s'efforçait de contenir.

Elle observa l'alcool qui tournoyait dans son verre, et parla d'une voix douce, mais traversée d'un éclat instable :

— Cette chose, Mark...

Elle cligna des yeux trop lentement, comme si ses paupières réfléchissaient pour elle.

— Je pensais qu'il tiendrait plus longtemps. Mais il était trop primaire. Trop bruyant.

Elle chuchota presque ce dernier mot, amusée par son propre dégoût.

Elle but une gorgée. Son regard s'illuminait, puis s'assombrissait, comme si quelque chose circulait derrière ses pensées — quelque chose qu'on ne pouvait pas suivre.

— J'enverrai les autres récupérer son corps à la morgue, dit-elle.

Puis la folie scintilla dans ses yeux, nette, tranchante :

—Il n'a rien à faire sur une table d'autopsie.

Leary hocha la tête.
Mais quelque chose vibrait en lui — une tension qu'il ne masquait qu'à moitié.

Sélène le vit immédiatement.

Son sourire se redressa, trop large pour être sincère.
Elle pencha la tête d'un angle presque douloureux, comme si elle voulait examiner son âme de plus près.

— Oh... tu bouges encore là-dedans, murmura-t-elle.
J'adore quand tu vibres, Leary. Ça me rappelle que je ne t'ai pas... complètement cassé.

Elle rit.
Un rire bref, décalé, presque un hoquet.

Elle croisa les jambes et le fixa, ses yeux bleu glacé traversés d'une lueur dangereuse.
Puis elle baissa lentement le regard vers son verre, comme si elle venait de se souvenir qu'elle tenait quelque chose dans la main.

— Tu veux me demander quelque chose.

Ce n'était ni une question.
Ni une intuition.
Juste une certitude, dite avec une douceur qui sonnait faux.

Leary ne détourna rien :

— Pourquoi l'avoir libéré, Sélène ?

Elle posa son verre.
Le bruit fut si léger qu'il en devint presque menaçant.

Son sourire s'ouvrit, vif, presque tendre —
une tendresse sculptée dans la glace.

— Pourquoi ?

Sa voix glissa comme une caresse empoisonnée.

— Voyons... lequel reviendrait vivant ?

Elle se pencha, son regard brillant d'une excitation glacée.

— Tu étais si sûr de toi avec Elyna, mon beau...
Et Mark... oh, Mark était tellement jaloux que je n'ai pas pu résister.

Elle rit.
Un son propre, clair — mais creux.
Un rire qui n'avait rien dans le ventre.

— Je voulais voir ce qu'il ferait si je coupais sa laisse.

Puis, comme si un interrupteur interne basculait, sa voix redevint minuscule.
Presque enfantine.

— J'ai fait une bêtise ?

Elle papillonna des yeux, l'air d'attendre qu'on la gronde.

Leary ne réagit pas.
Il ne réagissait jamais à ces fractures-là.
C'était bien ce qui la fascinait.

— Vous lui aviez dit qu'il avait assez gâché.

— Et je le pensais, répondit-elle avec un geste élégant de l'épaule, comme si le meurtre d'un homme était un détail administratif.
— Mais parfois... une variable imprévue rend l'expérience plus amusante.

Elle planta ses yeux dans les siens, et toute trace d'enfant s'effaça d'un seul coup.

— Tu sais comment je suis, Leary.
Je n'écris jamais un plan que je ne suis pas prête à déchirer si une meilleure occasion se présente.

Il ne répondit pas.
Il n'avait pas besoin.
Elle sentait les questions avant qu'elles n'atteignent sa bouche.

Elle lui offrit alors un regard d'une douceur étrange —
une douceur dangereuse.

— Tu te demandes si j'ai mis ta vie en danger ?

— Non.

Leary secoua à peine la tête.

— Je sais quand on me teste.

Son sourire se déploya lentement.
Un sourire lent, vivant, sinueux.

— Je n'en doutais pas.

Elle posa une main sur sa joue.
Simple.
Mais trop lentement pour être normale.
Un geste tendre qui avait la précision d'un scalpel.

— Tu l'as réussi.
Enfin... elle a fait le sale travail, oui... mais ça ne change rien.

Son visage se rapprocha du sien, si près qu'il sentit son souffle glisser contre sa peau.

— Pour finir, c'est toi qui es revenu vivant.

Elle recula alors, comme on rend l'air à quelqu'un.

— Mark ne valait rien.
Tu le sais. Je le savais.

Elle se tourna vers la fenêtre.

— Mais parfois, j'aime voir ce que deviennent les animaux quand on ouvre la cage.

Elle revint vers lui, l'observa longuement.

— Toi...

Son doigt glissa sur le bord de son verre.

— Tu n'es pas un animal.

Elle s'installa de nouveau, sereine, reine d'un univers qu'elle tenait entre deux doigts.

— Alors dis-moi... qu'a-t-elle fait, cette Elyna, pour que tu restes là-haut à la regarder aussi longtemps ?

Elle ne le provoquait pas.
Elle l'étudiait.

Il répondit calmement :

— Elle n'a jamais paniqué.

— Mmm...

Un frisson d'intérêt parcourut Sélène.

— J'aime déjà cette fille.

Elle leva son verre, comme un toast invisible.

Puis quelque chose cliqueta en elle, un raccord sec, comme deux fils lucides qui se rejoignaient enfin.
Son visage redevint lisse, sa voix bascula, nette, clinique :

— Les hommes partent dans dix minutes pour récupérer Mark.
Ils apprendront quelque chose au passage.

Leary tourna légèrement la tête.

— Quoi ?

Sélène sourit.
Un sourire trop lent, trop contrôlé.

— Qu'une proie qui tue...

Elle murmura presque pour elle-même, un souffle qui semblait venir d'un autre endroit dans son esprit :

— Je veux la voir.
Voir jusqu'où elle peut aller... avant de se briser.

Elle fit tourner le liquide dans son verre, hypnotisée par le mouvement, comme si elle voyait quelque chose que lui ne voyait pas.

— Tu sais... il m'arrive d'oublier à quel point tu étais jeune, le jour où je t'ai trouvé.

Leary resta immobile.
En attente.
Comme si la pièce retenait son souffle.

— Dix ans à peine, continua-t-elle.
Perdu, couvert de sang.
Tu ne pleurais même pas.
Tu regardais les murs comme si tu te demandais pourquoi ils n'avaient rien fait pour t'aider.

Leary ne cligna même pas des yeux.

Elle sourit.
Un sourire sans affection, sans chaleur, juste une compréhension froide.

— La plupart des enfants supplient qu'on les sauve...

Elle fit un geste de la main, léger, presque gracieux.

— Mais toi, tu m'as regardée comme si j'étais simplement... logique.

— Vous étiez logique, répondit-il.

— Mmm...

Elle le fixa, intensément.
Son regard devint plus profond, plus dangereux.

— Tu n'as jamais posé la question.

— Quelle question ?

Elle pencha la tête, amusée.
Son expression n'appartenait ni à une mère, ni à un mentor.
Juste à une créature qui aime les fissures dans les hommes.

— Qui a tué ta famille.

Aucune réaction visible.
Mais l'air changea.

Comme si quelqu'un venait de tendre une corde invisible entre eux.

— Vous m'avez dit que ce n'était pas important, répondit-il.

— Et tu m'as cru.

Elle rit doucement.

— Tu as toujours eu cette qualité rare : tu choisis ce qui te sert... et tu ignores le reste.

Elle se leva, tourna autour de lui, prédatrice autour d'un autre prédateur.

— La vérité, Leary...

Elle approcha son visage du sien.

— C'est que les origines n'ont aucune valeur.

Elle effleura son menton.

— Ce qui compte, c'est ce qu'on devient.

Elle s'éloigna.

— Je t'ai donné un rôle. Un sens. Une structure.
Tu t'en es emparé.
Tu en as fait quelque chose de... magnifique.

Elle reprit son verre et marqua une pause.

— C'est pour ça que je vous choisis jeunes.
Les garçons sans foyer.
Les survivants.

Un sourire presque tendre effleura ses lèvres.

— Vous n'êtes pas perdus.
Vous êtes... disponibles.

Leary répondit calmement :

— Les chiens aussi, on les prend tôt.
Et on ne leur dit jamais qui a tué leur mère.

Elle éclata de rire.

— Voilà pourquoi je t'aime bien, Leary.
Tu connais le jeu.
Tu ne poses jamais les mauvaises questions.

Elle se rassit, reprit son ton souverain.

— Mark, lui... n'était qu'un chien trop affamé.
Et trop bruyant.

Elle se pencha, fascinée par sa propre conclusion.

— Tu sais ce que j'ai vu, ce soir ?

—Une expérience ratée qui s'est auto-détruite.

Elle secoua la tête, presque déçue.

— Pathétique.

Elle leva son verre vers lui.

— Mais toi... tu continues de me surprendre.

Elle termina son verre d'un geste fluide.

— Ce monde vaut mieux que les hommes qui veulent paraître puissants.

Elle sourit.

— Toi, tu l'es. Parce que tu n'as jamais demandé de pouvoir.

Elle fit claquer ses doigts.

— Maintenant, les hommes vont récupérer le corps.
Et nous...

Son sourire devint extatique.

— Maintenant... va.

Leary sortit sans un mot.

Et derrière lui, Sélène resta immobile dans l'ombre du salon, son sourire s'élargissant lentement...
Comme si un souvenir venait de remonter à la surface.

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