GET WILDER - chapitre premier
L’appel du vide
Le couloir était désert. Le sol, encore humide. L'homme de ménage venait de faire son travail. Quelque chose dans l’air avait changé depuis ce matin. Comme si l’univers lui-même retenait son souffle. Lee s’arrêta devant la porte close du labo de botanique, les doigts serrés autour de la lanière de son sac. Le ruban jaune de la police avait été retiré la veille, et avec lui, le corps. Officiellement, l’enquête était bouclée. Mort accidentelle ou suicide. Les flics ne cherchent pas la vérité, ils cherchent la facilité. Mais elle savait. Elle avait vu. Plus que ce que la réalité ne le permettait.
J’ai déjà vu des corps. Brûlés. Vidés. Tordus par l'horreur, une horreur qu’on ne peut pas vraiment nommer. Mais celui-là... il avait l’air paisible. Presque paisible. Le regard figé, grand ouvert, comme en quête d’une dernière vérité.
Elle reprit sa course jusqu'à la porte de l'escalier menant au toit.
La nuit s’accrochait encore à l'atmosphère, imprégnant l’université de son silence serein, quand Wilder arriva, casque de moto sous le bras, l’air plus rêveur que décidé. Il traversa la cour embaumée d'une aube naissante, puis gravit les marches du bâtiment de biologie botanique, déserte à cette heure. Son pas résonnait comme un tambour militaire avant la bataille. Au sommet, le toit s'étendait comme un champ stérile. Lee l’attendait déjà. Dos droit contre une rambarde, cigarette consumée entre deux doigts gantés de mitaines en cuir. Ses cheveux noirs cachaient ses yeux, mais pas son ironie. Wilder la rejoignit en silence, l’air ailleurs. Ce qui voulait dire : aux aguets. Il ne parlait jamais beaucoup avant de sentir les lignes bouger. C’était son truc. Ressentir. Relier les points invisibles. Écouter son instinct lui dicter la marche à suivre.
— T'étais où hier soir ? Tu te fais toujours convoquer quand il faut pas, Wilder.
Il sourit. Elle ne disait jamais "bonjour".
— Et toi, t'es toujours là avant tout le monde. Tu dors parfois ?
Un silence. Elle vérifia sa cigarette, les cendres était tombées près de ses bottes de motard.
— Tu t’es introduite ici, l'autre jour ? chuchota-t-il, lui donnant un léger coup d'épaule.
— Je n’ai pas eu besoin. J’y étais, murmura-t-elle sans le regarder.
Il la fixa, fronça à peine les sourcils. Pas de moquerie dans son regard. Pas de scepticisme non plus. Il la connaissait assez pour savoir que quand elle sortait ce ton-là, c’était sérieux. Dangereusement sérieux.
— Comment ? demanda-t-il.
Elle posa ses yeux sur lui, lents et transparents comme l’eau noire d’un puits.
— Tu veux vraiment savoir ?
Il hésita. Avala sa salive. Elle tourna la tête vers le dôme vitré.
— Elle était là-bas. En position fœtale. Personne ne comprend comment elle a atterri là. Mais ça ne les a pas empêchés de clore l'enquête.
Alors Lee raconta comme si le corps était sous leurs yeux. S'accroupit près du cadavre. Son regard devint clinique, tranchant. Pas de sang. Pas de blessure apparente. Rigidité cadavérique normale. Température corporelle légèrement plus basse que prévu. Les doigts étaient teintés d’un vert sombre, presque bleuté. Comme s’ils avaient baigné dans une algue ou dans quelque chose... de vivant. Et une odeur émanant de sa peau, légère, mais persistante. Iodée. Incongrue sur un toit. Les lumières blafardes. L’odeur métallique dans l’air. Les murmures feutrés de la scientifique autour de la dépouille de feue Sarah Gilligan, encore chaude, comme endormie. Une chercheuse, retrouvée brisée au sommet du bâtiment, sans aucune trace de chute. Comme si la mort l’avait fauchée de l’intérieur. Son regard figé portait encore l’écho d’un cri. Un cri silencieux. Wilder fronça les sourcils. Ils avaient entendu la même chose, avec moins de détails : une étudiante brillante, spécialisée en bio-végétale, retrouvée morte sur le toit d’un laboratoire. Aucune caméra. Pas de trace de lutte. Pas de témoin. Et pourtant, une mise en scène presque poétique : le corps couché en position fœtale, les cheveux épars, le visage calme comme si elle avait été bercée là.
— J'ai écouté les bruits de couloirs. On dit que c'est une "affaire classée". Suicide probable, par empoisonnement.
Ils échangèrent un regard. Une même pensée traversa leurs esprits, comme un souffle muet : Mensonge.
Roland grimaça.
— Tu sais qu’on va se faire virer ?
Lee acquiesça lentement.
— C'est ce que je préfère chez toi, Wilder. Ton sens de l'autoconservation.
Lee se releva, lentement. Un silence lourd se glissa entre eux. Il la connaissait bien. Mais jamais elle ne lui avait parlé comme ça.
— Avoue, tu y étais ? insista-t-il.
Elle ne répondit pas tout de suite. Puis souffla :
— Par projection. Ce don, je ne le contrôle pas toujours. Mais cette nuit-là, j’ai senti… un appel. Quelque chose d’ancien. Quelque chose qui m’a tirée hors de mon corps comme une main invisible. Et j’ai vu à travers ses yeux et… je suis restée après sa mort…
Wilder recula d’un pas. Pas de peur. Juste le besoin de respirer.
— T’es sérieuse, Lee ? Depuis combien de temps tu fais ça ?
Elle détourna le regard. Trop longtemps pour qu’il ne s’en doute pas déjà.
— Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est que cette femme a vu ou découvert quelque chose. Quelque chose qu’on ne peut pas expliquer avec la science ou la médecine.
Ils restèrent là, silencieux. Un hélicoptère passa au loin, vrombissement sourd au-dessus de la ville encore endormie. Lee sortit une clope de son blouson, la prit entre ses doigts sans l’allumer.
— Alors pourquoi la police classe l’affaire ? Pourquoi tout le monde se tait ? lança-t-elle fouillant dans la poche de son jean pour y trouver son Zippo.
— Parce que c’est plus facile de dire suicide. Et parce que personne ne veut savoir ce qu’elle a découvert, grommela Wilder.
Lee le fixa longtemps.
— Et toi, tu veux savoir.
Il haussa les épaules, un sourire à peine esquissé aux lèvres.
— C’est ce que je fais. Je regarde là où personne ne veut regarder.
Lee gloussa, d'agacement.
— Et moi, je te suis. Encore.
Le jeune homme se tourna vers elle.
— T’as pas besoin.
— Je sais. Mais je le fais quand même, je suis masochiste, tu le savais pas ? Bon, on va au café, j'ai besoin d'internet.
Du coq à l'âne, c'est quoi ces méthodes ?
Ils descendirent ensemble l’escalier métallique de secours. Les marches grinçaient sous leurs pas. Leur silence pesait dans l'air et dans l’esprit de Wilder, une phrase résonnait : Quelque chose l’a ramenée ici. Et dans celui de Lee : Ou elle n’est jamais vraiment partie.
Ils ne le savaient pas encore, mais cette affaire serait la première d’une longue série. Une fenêtre entrouverte sur un univers qui se cachait sous le leur. Un univers où la vie, la mort et les choses entre les deux s’entrelaçaient comme les racines d’un vieux chêne malade dans un conte horrifique. Ils devraient apprendre à composer avec l’invisible. Lee le connaissait ce monde des ténèbres entre rêve et cauchemar, cette hallucination constante, qui ne vous lâcherait jamais plus.
Ça commence toujours comme ça, avec l'impression que la réalité, tout doucement, se met à basculer dans l'abyme.
Ils se réfugièrent dans ce petit café qui ouvre à l’aube, bien avant l’effervescence du campus. L’endroit sentait le pain chaud et le café moulu. À l’intérieur, tout était encore tranquille. Quelques lampes suspendues jetaient une lumière dorée sur les tables et la serveuse s’occupait à plier des serviettes, sans prêter attention au duo installé dans le fond. Assise en tailleur sur la banquette de cuir craquelé, Lee pianotait avec nonchalance sur son ordinateur. Le reflet bleuté de l’écran dansait sur ses pommettes et ses yeux sombres ne clignaient presque pas. Wilder, à côté, l'observait. Un cliquetis sec et le cadenas numérique de la morgue céda.
— T’es sérieuse ? souffla Wilder, impressionné malgré lui.
— Ils auraient dû changer leur mot de passe depuis 2039, répondit-elle sans lever les yeux.
Le rapport s’afficha. Lee tourna légèrement l’écran vers lui.
— Eau de mer dans les poumons. Pas une goutte sur les vêtements, ni autour du corps. Pas de trace de déplacement post-mortem, lut-elle à voix basse.
Wilder fronça les sourcils :
— Morte par noyade, pas par empoisonnement… même la gravité semble avoir démissionné dans ce dossier...
Lee soupira. Ses doigts quittèrent le clavier. Son regard se perdit un instant, quelque part entre les pixels et l’au-delà. Elle referma l’ordinateur et s’enfonça dans le canapé, les yeux dans le vague. Wilder la contempla, troublé, comme on regarde une forêt dense depuis un sentier étroit, incapable d’en deviner la profondeur. Ce parfum envoûtant...
Dehors, un bus s’arrêta.
Les morts parlent trop, j'en ai assez de les entendre !
— Le lieu du crime… c'est pas cohérent avec la façon dont Sarah Gilligan est décédée. Elle a été tuée sur le toit du bâtiment, la nuit du 21 juillet, sous un ciel étoilé... pas un nuage. Le rapport d'autopsie conclut à une mort par noyade, tu m'expliques ? s'adressa-t-elle à son coéquipier d'infortune.
J'ai envie de l'embrasser, j'ai envie qu'elle m'aime...
— Le toit de la serre botanique du département de biologie. Accès fermé depuis deux ans. Ils y faisaient des tests sur les plantes tropicales. Personne n’était censé y entrer. C'est là que se trouve la clé du mystère, Lee !
Les premiers clients commencèrent à affluer dans le café. Les et Wilder sortirent sans un mot. Le froid du matin leur mordit les joues comme pour les rappeler à la réalité. Les vapeurs tièdes du percolateur s’évanouirent derrière eux, emportant le dernier souffle de quiétude avant une journée bien chargée. La lumière était encore pâle, figée entre deux mondes, entre le rêve et l'éveil. Ils marchèrent côte à côte, sans se presser, jusqu’au corpus C. Le vent soulevait les premières feuilles mortes. Devant eux, le bâtiment de briques rouges s’élevait, massif et ancien, tapissé de lierre sombre. Lee s’arrêta sur la dernière marche. Son regard remontait la façade comme s’il s’agissait d’un corps qu’elle autopsiait du regard.
— La police a clos l’enquête en 48 heures. Aucune piste, pas de mobile, pas de témoins…
Elle croisa les bras.
— Et ils ont ignoré l’eau salée dans les poumons. C’est marqué noir sur blanc dans le rapport.
Wilder, adossé contre la rambarde, fixait le ciel bleu.
— Ils ont menti. Délibérément.
Il se pencha vers elle, un rictus sur les lèvres.
— On dirait qu’ils voulaient ranger ça vite fait. La morte gênait quelqu’un…
Lee ne répondit pas. Son regard s’était posé sur une vitre du bâtiment. Au travers, des plantes tropicales dessinaient des ombres étranges.
— Tu sais ce qui me dérange ? dit-il doucement.
Elle tourna les yeux vers lui.
— Ce n’est pas qu’ils mentent. C’est qu’ils le font comme si ça n’avait jamais existé.
Leurs regards convergèrent vers l’entrée. Les premières voix d’étudiants résonnaient dans le hall, l’université s’éveillait enfin. Mais eux, déjà, étaient ailleurs. Leurs cours pouvaient attendre.
— Tu crois qu’elle a souffert ? Ma théorie : je crois qu’elle savait. Et qu’elle a eu peur trop tard. Si elle a eu peur… c'était plus quelque chose comme… de l'acceptation, comme si elle épousait pleinement son destin, une seconde avant de mourir.
Wilder jeta un œil rapide à sa montre.
— On peut pas se permettre d’arriver en retard en cours, ça va faire ma deuxième convocation ce mois-ci !
— Ah oui ! Tu les collectionnes… Je sais même pas comment tu fais pour avoir des bonnes notes avec ta manie de sécher les cours, répondit Lee en haussant un sourcil.
Il ouvrit la bouche pour se défendre, mais n’en eut pas le temps. Un raclement de gorge retentit juste derrière eux. Le vigile de l’université apparut comme un mauvais génie sorti de sa fiole, ou plutôt, comme si un vortex s’était ouvert, fendant l'espace pour cracher le Cerbère au moment opportun. Surgi du néant, au bon endroit pour attraper les vilains garnements traînant trop près des espaces interdits.
— Vous n’avez rien à faire ici, lança-t-il d’un ton sec, comme s’il venait de flairer une conspiration.
Lee soupira, blasée. Wilder leva les mains comme s'il se rendait.
— On faisait juste un tour avant d’aller en cours…
Mais c’était trop tard. Le vigile leur faisait déjà signe de le suivre, direction le bureau du directeur.
*
Université Arcadia – Bâtiment administratif – 8h37
Le bureau du directeur sentait le cuir ciré et le thé trop infusé. Une atmosphère figée, solennelle, presque étouffante, comme si le temps lui-même y retenait son souffle. Derrière un vaste bureau de bois sombre, le directeur Anton Wexley les toisait sans aménité, les doigts croisés sous son menton. Sur les murs, des diplômes encadrés, des trophées universitaires, et une photo du campus en noir et blanc où les étudiants, bien rangés, avaient l’air d’appartenir à une autre époque. Une époque où on ne questionnait pas l’ordre établi. Wilder et Lee, eux, restaient debout. Pas par défi — ils n’en avaient pas eu le choix. Pas de chaise offerte, juste le silence pesant d’un homme excédé.
— Vous étiez, je cite, « en train de faire un tour » près de la serre botanique fermée depuis deux ans, dit le directeur sans lever la voix. Une zone interdite, scellée pour raisons de sécurité. Alors expliquez-moi pourquoi deux étudiants brillants - enfin, supposément - passent leur matinée à rôder autour d’un bâtiment classé à risque.
Wilder s’apprêta à parler, mais Lee le devança, posée, tranchante :
— Pourtant, on est les seuls à poser les bonnes questions.
Un silence. Le directeur arqua un sourcil, lentement.
— Vous avez de la chance que je connaisse vos dossiers. Vous êtes tous les deux prometteurs. Un peu trop... curieux. Ce campus n’a pas besoin de détectives amateurs. Ce qu’il faut, ce sont des étudiants disciplinés.
Wexley se leva, frotta ses paumes comme s’il effaçait leur présence, puis ajouta d’un ton neutre :
— Restez ici. Nous n’en avons pas terminé.
Il quitta la pièce, refermant la porte sur un silence pesant.
Wilder laissa tomber ses épaules. Lee, elle, fixait déjà la porte d’un air suspicieux.
— Ils nous cachent quelque chose…
— Et ils ne veulent pas qu'on découvre ce que c'est…
— Exact… si je perds mon stage à la morgue, Wilder, je peux dire adieu à mes études de médecine.
Sa voix était basse, mais nette. Le genre de ton qu’elle n’employait que quand elle était sincèrement inquiète.
Wilder tourna la tête vers elle. Son regard s’attarda sur les veines visibles de sa main, crispée sur sa cuisse. Il hésita, puis l'enlaça doucement.
— On découvrira ce qu'il s’est vraiment passé. Il nous suffit d'être plus discrets.
Elle ne répondit pas tout de suite. Puis un sourire amer effleura ses lèvres, elle le repoussa aussi délicatement qu'elle en était capable.
— Tu veux la vérité ? Dans ce monde on l’enfouit sous des rapports falsifiés, des mensonges télévisés. Mais… La vérité, ça ne s’enterre pas. Elle remonte toujours. Comme un cadavre oublié dans le jardin.
— Mais il suffit d'insister, on finira bien par savoir ce qu'il se trame, Lee !
— Oublie Wilder. On courbe l'échine et on va en cours.
Le jeune homme la fixa un instant, sidéré par ses propos. Puis, doucement, il hocha la tête.
Courber l'échine, c'est vraiment pas son genre…
Le directeur revint dans son bureau sans un mot, le visage figé dans cette crispation sèche que Wilder avait appris à reconnaître : celle d’un homme dont l’autorité a été légèrement écornée. Il s’installa derrière son large bureau de bois sombre, saisit une feuille vierge et, d’une écriture rapide et anguleuse, rédigea deux billets de retenue. Le silence était si dense qu’on aurait pu entendre l’encre couler. Il signa d’un geste sec, se leva, les leur tendit sans même les regarder.
— Pour l’un comme pour l’autre, deux heures de colle à la fin de la semaine. Ne jouez pas les héros, vous n’êtes pas dans un film. Et si j’entends encore parler que vous trainez dans les couloirs du bâtiment de botanique, c’est l’exclusion temporaire. Est-ce que c’est clair ?
Ils hochèrent la tête sans mot dire. Il fit un petit geste impatient de la main, comme pour chasser une mouche.
— Dehors.
Ils sortirent du bureau comme on quitte une salle d’interrogatoire. Sans un mot, le papier de colle à la main, froissé au creux de leurs paumes. Le silence entre eux était dense, lourd d’un agacement partagé, complice. Dans le couloir, le brouhaha feutré du campus reprenait ses droits. Les talons des professeurs résonnaient au loin, des éclats de voix d’étudiants filtraient par les fenêtres entrouvertes. Le jour avait bien avancé. Leurs pas résonnaient à peine sur le carrelage jauni par les ans. Ils traînaient des pieds tels deux élèves fautifs renvoyés à leurs illusions. Lee respirait lentement tentant de se concentrer sur le cours à venir. Wilder, à côté d’elle, gardait les yeux rivés au sol, le visage tendu par une colère rentrée. Il rangea son papier dans son sac sans le regarder, comme on enterre une mauvaise nouvelle. Lee, quant à elle, le roula en boule puis le jeta dans une poubelle, ses yeux fixant le vide. Elle visa juste. L'endroit s'était vidé depuis quelques minutes. Un courant d'air caressait les affiches d’associations étudiantes, les listes des sociétés pour les stages et autres messages en papier épinglées sur le tableau des annonces. Les traces d’un monde universitaire qui prétendait à la rigueur, mais n’était, au fond, qu’un décor en carton. Ils montèrent les escaliers, puis traversèrent le pont vitré entre les buildings, comme deux ombres glissant sur les murs de la normalité. Cette architecture insolite combinant deux époques diamétralement opposées, figée dans le temps entre l'esthétique d'un passé lourd d'Histoire et celle éthérée d'un futur emprunt de promesses, donnait à l'université un cachet indéniable. À mesure qu’ils approchaient du bâtiment de sciences humaines, le murmure ambiant des étudiants devenait plus net, le professeur donnait son court, le rythme des doigts tapotant sur des claviers d'ordinateurs résonnaient comme le bruissement du vent dans un tas de feuilles mortes. Le contraste était cruel. Ils pénétrèrent dans l’amphithéâtre de psychologie quelques minutes après le début du cours. Une lumière grise filtrait à travers les stores mal orientés, baignant la salle dans une ambiance blafarde. L'enseignant ne fit pas attention à leur retard. Ils s’installèrent côte à côte au fond, comme souvent. Pas pour se cacher, plutôt pour observer. Wilder sortit son carnet noir, celui où il notait plus de choses sur les morts que sur les cours. Lee, l’air absorbé glissa doucement son sac entre ses pieds, ses yeux se posèrent un instant sur Wilder.
Roland Sullivan Wilder, Idéaliste, cérébral, un romantique qui joue au sceptique. Il essaie de me faire la cour, ça passe aussi bien qu'un dessin d'enfant au Louvre. Adorable. Il cherche du sens partout, une vérité cachée. Mais ce monde est absurde, et ça le ronge, de devoir le reconnaître. Il se gratte sa tempe quand il est contrarié. Attendrissant.
Il était encore là-bas, dans le bureau du directeur, à observer à travers la vitre de la porte, un homme contrarié en pleine conversation avec le vigile. L'université et la police avait des secrets. Il tourna la tête vers sa coéquipière d'infortune. Elle était encore sur ce toit, à chercher des réponses à des questions impossibles.
Harrison Lee, lucide, sombre, sensuelle, franche comme un coup de hache. Pour se protéger. Elle est toujours brutale avec moi quand je l'embarque dans mes enquêtes. Et cette peur d'aimer. Une obsédée du contrôle. Son regard te dissèque comme un scalpel et te met à nu. C'est autrement que j'aimerais être nu devant elle…
Le cours de psychologie s’acheva dans un souffle, entre les ombres mouvantes des stores et la lumière paresseuse baignant les pupitres. Lee rangea ses affaires, en silence. Wilder jeta un dernier regard vers le tableau noir, où s’effaçait lentement une phrase que le professeur avait griffonnée à la craie : L'esprit est un labyrinthe de traumatismes et la conscience en est le fil d'Ariane. Le devoir pour le cours suivant, consistait à développer son questionnement autour de cette réflexion. En sortant de l’amphithéâtre, leurs pas résonnèrent en cadence sur les dalles usées du couloir. Aucun mot ne fut échangé. La fatigue d'une matinée au commencement erratique, les réprimandes d'un directeur angoissé, le poids d'une enquête interdite qu’ils portaient ensemble, tout cela tissait un voile entre eux, chacun perdu dans ses pensées.
— Bon… j’ai cours de médecine légale, dit finalement Lee, en s’arrêtant devant la bifurcation du bâtiment principal.
— Et moi criminologie, répondit Wilder, en évitant son regard.
Ils se quittèrent sans plus un mot, sans même un geste. Deux trajectoires divergentes, l’une vers les scalpels et les certitudes de la mort, l’autre vers les affres mentales du monde des vivants en perditions. En fin d’après-midi, le ciel se couvrit d’une brume dorée. Les rues étouffées par la chaleur laissaient s’échapper des parfums d’asphalte et de poussière. Dans le sous-sol de l’hôpital Sainte Mary, Lee retrouvait l’odeur stérile et glaçante de la morgue, ses néons blafards et ses murmures abyssaux. Là, les corps ne mentaient pas, mais ils se taisaient parfois si fort qu’il fallait un sixième sens pour entendre leur plainte. Wilder, lui, avait quitté l'amphithéâtre à peine la sonnerie avait retenti pour signifier la fin de son cours. Il courut à la bibliothèque faire des recherches avant la fermeture. Puis, il quitta le campus sans prévenir son amie. Il avait ce regard, ce tic nerveux qui le poussait à se gratter la tempe gauche, signe d’un orage intérieur. Il s’éclipsa à l’heure où les couloirs se vidaient, l’esprit traversé de questions obsédantes. Il savait où aller. Il savait ce qu’il allait faire. Il ne savait pas encore ce que cela allait lui coûter.
Le soleil s’était couché depuis longtemps quand Roland poussa la porte de l’appartement. Ce petit refuge, rien qu’à eux, déniché au terme d’une errance de visites absurdes et de loyers improbables. Un deux-pièces fatigué, mais spacieux, aux murs finement fissurés comme des lignes de vie, au parquet grinçant sous les pas du soir. L’entrée, étroite comme un sas d’amarrage, accueillait une micro-cuisine coincée entre deux murs. Une simple plaque de cuisson, un plan de travail minuscule pour découper quelques aliments. Sur la droite, une salle de bain exiguë avec un évier résigné à laver autant les mains que la vaisselle, des toilettes et une petite douche au rideau qui tombait régulièrement amoureux de ses visiteurs. Sur la gauche, un placard malingre flanqué de la porte menant à la chambre de Lee. En face : une ouverture vers le salon, que Wilder avait investi sans pour autant en faire une chambre. Il dormait, mangeait, faisait ses devoirs sur le canapé et décorait ses murs avec des éléments de ses enquêtes improvisées mélangés à ses fiches de cours.
Cette configuration insolite permettait à chacun de garder son intimité. Il y régnait cette impression de provisoire qui s’installe durablement. Comme si les murs eux-mêmes savaient qu’ils ne partiraient pas de sitôt. Sur la table basse, des manuels de criminologie se disputaient la place avec des tasses à café froid accumulées de la semaine et des stylos sans bouchon. Une pelure d’orange séchée trônait sur le rebord de la fenêtre, oubli poétique ou offrande improvisée à quelque entité de mythe ancestral. Laissant tomber son sac à dos à l'entrée, Wilder alla s'affaler dans le sofa. Il jeta paresseusement un œil vers la chambre de Lee, il n'y avait pas de lumière sous la porte. La jeune femme étant une couche-tard, il en déduisit qu'elle n'était pas encore rentrée. Elle apparut un peu plus tard. Fatiguée, les cernes creusant légèrement les ombres de son regard. Il ne dit rien. La regarda ôter sa veste, poser ses affaires sans un bruit, puis s’éclipser dans la salle de bain. Le murmure de l’eau contre le carrelage devint sa bande-son pendant de longues minutes. Allongé sur le dos, le regard vissé au plafond, il comptait ses pensées comme on compte les craquelures du plâtre, attendant qu'elle sorte de la douche pour lui annoncer la nouvelle. Quand l'eau cessa de couler, il se leva, les muscles engourdis par l’attente, et se posta à l’entrée du salon, bras croisés, épaule contre le mur. Lorsque Lee sortit, la peau encore rosée par la vapeur, elle s'arrêta en le voyant là, l'attendant comme un enfant coupable, mais déterminé. Il murmura :
— Harrison, faut que tu vois ça...
Un silence tendu passa entre eux comme un courant d’air. Se saisissant de son sac à dos dont il s'était débarrassé à l'entrée, il se dirigea vers son canapé faisant signe à la jeune femme de rentrer dans son "antre" d'inspecteur en herbe. Il ouvrit son cabas et en tira un dossier froissé. Classé confidentiel. Cachet de la police.
— Je l’ai volé tout à l'heure.
Elle haussa un sourcil, le fixant sans surprise. Peut-être l’avait-elle senti. Peut-être même l’avait-elle espéré. Elle ne répondit pas.
Je ne sais pas si je dois être agacée ou inquiète. Il croit qu'à force de jouer les enquêteurs, il va finir par trouver le tueur. Qu'il va révéler le mensonge au grand jour. Il croit encore à une vérité simpliste, comme un môme qui croit que les monstres se cachent sous son lit. Moi, je sais que les démons se terrent dans ton ombre. Qu'ils te respirent dans la nuque et se nichent dans l'angle mort de ton regard.
Un silence étouffant, presque matériel, les enveloppa. Wilder tendit le document à sa partenaire tout en s'asseyant par terre, à côté de la table basse. Elle saisit l'objet avec précaution, comme on reçoit un secret trop lourd pour une seule âme.
— T’es irrécupérable.
— Et toi, t’es contagieuse. Faut pas te plaindre que j'ai toujours envie d'enquêter quand tu me traînes sur des scènes de crime ! Le Diable à la queue sensible !
— Tais-toi !
Lee s’installa sur le sofa, croisa les jambes et ouvrit le dossier. Ses yeux parcoururent les premières lignes. Son souffle s’alourdit. L’odeur du papier, l’encre officielle, les conclusions absurdes. Quelque chose n’allait pas. Elle le sentait dans ses os. Comme une dissonance dans une mélodie familière. Et au fil des mots, la certitude glaçante que la vérité n’était pas là, mais enfouie, camouflée, enterrée sous les rapports falsifiés. Elle leva les yeux vers lui, mais ne dit rien. Son silence, plus dense que du goudron figé, pesait comme une promesse : celle qu’ils ne reculeront plus.
Cette nuit-là, ils ne dormirent pas. Ils étalèrent les documents sur la table basse. Le “mur de dingueries” de Wilder reprit vie : une vieille carte annotée, des photos floues, des croquis griffonnés, des notes grattées à la hâte. À présent, les éléments du dossier chapardé à la police venaient parfaire ce tableau obsessionnel. Et il n’y avait pas à s’en faire : personne ne viendrait frapper à leur porte. Le dossier avait été archivé, enterré comme un secret de famille embarrassant. Officiellement, il n’intéressait plus personne. Officiellement. Les heures s’étirèrent dans une lenteur méditative. Parfois, Wilder notait un détail, ajoutait une flèche, relisait un passage à voix basse. Lee l’écoutait sans vraiment répondre, ses yeux glissant sur les pages, son esprit oscillant entre concentration et fatigue. La lampe de bureau découpait leurs visages dans une lumière chaude, isolant leur petit salon du reste du monde, comme si dehors il n’y avait plus ni ville, ni rues, ni vivants. Vers l’aube, les phrases commencèrent à se dissoudre dans des bâillements. Wilder, penché sur la table basse, la tête calée dans sa main, griffonnait encore, mais ses paupières se faisaient lourdes. Lee l’observa un instant, immobile. Dans le désordre des papiers, ses gestes restaient précis, comme si tout ce chaos répondait à une logique invisible qu’il était seul à comprendre.
Cette obsession du sens, ce cœur incorruptible… c’est beau. Il est beau.
Elle s’allongea de côté sur le canapé, laissant sa main effleurer distraitement le bras du jeune homme. Il ne s’en aperçut pas. Ou peut-être que si. Puis, le silence les prit tous les deux, un silence sans menace ni secret, seulement l’épuisement et cette étrange sérénité qui suit les batailles nocturnes. Wilder ne tarda pas à rejoindre sa coéquipière d'infortune. Se couchant près d'elle, il la souleva délicatement pour l'enlacer. Elle se réveilla l'espace d'un instant, puis reposa sa tête sur son torse. Il craignait qu'elle ne le rejette et s'enfuit dans sa chambre, mais elle n'en fit rien. Ils s’endormirent là, au milieu des dossiers et des miettes de réponse, comme deux naufragés accrochés à la même planche.
Le matin se leva comme une lumière trop blanche sur leurs paupières encore lourdes. Ils n'échangèrent pas un mot, ce regard seul suffisait, un accord tacite : aucune des réponses qu’ils cherchaient n’attendait dans un amphithéâtre, donc les cours pouvaient bien se passer d’eux. Pour un jour ou pour toujours. Le vrai chemin se dessinait ailleurs, à travers ces pistes brouillées, ces indices griffonnés, ces silences plus éloquents que des rapports entiers. Wilder, encore englué de sommeil, alla se glisser sous une douche brève, laissant l’eau froide dissiper les lambeaux de rêve et les images persistantes de la veille. Cette respiration apaisée contre moi… elle n'a pas fui, elle est restée.
Dans la cuisine, Lee faisait couler un café fort. L’arôme monta doucement, réveillant ses sens plus sûrement que la lumière, emplissant l’air comme un signal de départ. Elle remplit un vieux thermos cabossé, geste machinal, mais teinté d’une intention claire : carburant pour la journée à venir, afin de tenir la route sans flancher. Elle repensait à cette nuit étrange, ce moment de flottement, comme si le temps, l’espace et le poids de la vie s’étaient repliés un instant. Quand Wilder sortie de la salle d'eau, Lee lui tendit une tasse de ce qui restait dans la cafetière. Ils se posèrent un instant sur le canapé, jetant un dernier coup d'œil au “mur de dingueries” du jeune homme. Tous deux se rejouèrent en silence quelques éclats de la veille : les hypothèses en cascade énoncées au cours de la nuit, la fatigue partagée, la chaleur de l’autre, puis cette paix fragile qu’aucun mot n’avait osé briser. Lee se leva brusquement pour ramasser les mugs accumulés sur la table basse pour aller les mettre dans l'évier de la salle de bain. On fera la vaisselle en rentrant ! Si on rentre… En quelques gestes, ils rassemblèrent les dossiers, griffonnèrent un itinéraire et, dans le silence le plus absolu, franchirent la porte. Elle claqua derrière eux comme une décision cinglante et radicale de non-retour.
Arrivant à l’université encore fermée, ils s’arrêtèrent un instant devant la grande grille avant de l'escalader. La brume du matin tapissait encore le gazon et les silhouettes des bâtiments semblaient émerger d’un rêve. Pas un bruit, sauf le bruissement du vent dans le feuillage des arbres. Wilder glissa un regard à Lee. Elle savait ce qu’il fallait faire et ne réfléchit pas. En quelques gestes rapides, elle crocheta la serrure. Le cliquetis sec résonna dans l’air figé. Ils pénétrèrent dans le ventre du bâtiment de biologie botanique. Leur pas s’enfonçant dans les profondeurs du campus endormi entre les rangées de casiers gris et les affiches ternies par le temps. Devant eux, le silence du laboratoire paraissait respirer. Comme une bête tapie dans des racines épaisses ancrées dans l'humus. L’odeur familière de vieux papier, de produits d’entretien et de poussière stagnait. Wilder marchait devant, la tête légèrement penchée, comme s’il écoutait une pulsation enfouie sous le silence. Ils atteignirent le laboratoire de biologie botanique, puis poussèrent la porte, qui céda sans coup férir. L’air était lourd, presque tiède, saturé d’une odeur humide et végétale, émanant un parfum de mort. Ils avancèrent entre les tables encombrées de bocaux, de microscopes, de feuilles de papier tâchés d’encre sur lesquelles étaient griffonnés des schémas incompréhensibles pour un œil néophyte. Ils avaient mis les pieds dans une serre morte. Sous les vitres embuées, les plantes tropicales se dressaient comme des spectres calcinés de l’intérieur. Pas par le feu… par l’abandon. Elles avaient été arrachées à leur monde, coupées de leur source : l’eau de mer. Des racines, capables de fendre l’espace pour puiser l’océan à trois cents kilomètres. Mais sans ce lien vital à la communauté, la moitié algue était morte, et l’autre avait séché, jusqu'à la brûlure. Sur une des tables gisait un vieux carnet. Reliure gonflée d’humidité, pages jaunies, arrachées par endroits. Sur la couverture : Projet Kalypso. La plupart des mots étaient codés, seul élément intelligible : Forêt d’Arcana. Un endroit oublié, au centre du pays. C’est là que leurs conclusions les avaient menés. Ils échangèrent un regard. Nul besoin de parler. Ils ressortirent, se glissant dans les couloirs avec la même discrétion qu’à l’aller. Le jour avait pris un peu de force. Dehors, l’air était plus léger. Mais leur silence, lui, s’était épaissi. Sur le parvis, ils regardèrent autour d'eux pour s'assurer que le vigile n'avait pas encore pris son poste. Ils quittèrent le bâtiment. Sans un mot, ils descendirent les marches, escaladèrent la grille de l'université et prirent le chemin de l’arrêt de bus. Le véhicule arriva dans un chuintement d’air comprimé. Ils montèrent. Dans le fond du véhicule, bercés par les cahots, ils s’installèrent côte à côte. Lee tourna la tête vers la vitre. Wilder croisa les bras. Le paysage défilait lentement, les arbres bordant les routes semblaient tous porter un lourd secret, eux aussi.
Quand le bus les déposa, l’air frais du dehors leur fit l'effet d'une claque après la chaleur étouffante trajet. Dix minutes de marche les séparaient encore de la gare. Le gravier crissait sous leurs pas, tous deux avaient perdu la parole, comme si une main invisible leur serrait la gorge. Dans le hall, Wilder s’arrêta net. Il inspira longuement, puis vida ses poumons avant de lever les yeux sur le panneau d'affichage.
— On va enfin savoir, murmura-t-il.
Lee hocha la tête, juste une fois. Sans répondre, elle prit la direction du guichet. Le billet en main, ils rejoignirent le quai, où l’air chargé d’humidité les enveloppa d’un voile léger. Le grondement lointain du train se fit entendre. Côte à côte, ils attendirent l’arrivée du wagon, prêts à plonger dans l’inconnu, portés par leur espoir de lever le secret cette mort étrange qui les avait menés jusque-là.
Le train roulait lentement sur les rails usés, serpentant entre collines et forêts épaisses. De la fenêtre, Wilder et Lee observaient le paysage défiler tel un film muet aux teintes automnales. Les arbres s’étiraient en une forêt dense, animal velu endormi. Parfois, un rayon de soleil timide perçait les nuages, illuminant par éclats le pelage verdoyant de la chimère, tandis que le ciel, semblait prêt à déverser sa mélancolie sur le monde. Le cliquetis régulier des roues sur les rails berçait leur esprit, leur regard se perdant dans l’horizon au-delà de ce qu'ils pouvaient observer, laissant leur esprit dériver vers des énigmes encore non résolues. À l’intérieur, le wagon était quasi désert, à peine troublé par le souffle feutré des voyageurs. Le train ralentit, amorçant son approche vers leur destination, un endroit enveloppé de mystère et de brumes, où leur quête allait prendre une tournure inattendue. Il les déposa dans la petite gare poussiéreuse de Misty Valley, un village niché au creux des collines, non loin de Death Pines. On l’appelait la cité aux mille secrets, un lieu où les murmures prenaient vie sous la forme de cauchemars sans fin. Tous deux descendirent du quai, les sacs à dos léger, mais l’esprit chargé. Les rues étaient désertes à cette heure, baignées dans une lumière pâle et diffuse, sous un soleil hésitant à percer l’atmosphère. Ils traversèrent Misty Valley sans un mot, guidés par une carte esquissée à la hâte dans le carnet du Projet Kalypso. Leur route les mena vers le nord, à l’opposé de la forêt de Death Pines, vers la mystérieuse Forêt d’Arcana. La route s’enfonçait dans une nature de plus en plus sauvage. Les arbres se dressaient, immenses et silencieux, leurs feuillages tissant une voûte épaisse au-dessus d’eux. L’air s’épaississait, chargé d’une moiteur dense et chaque pas semblait invoquer des démons anciens. Ils s’enfoncèrent dans la forêt, où la lumière filtrait en rayons dorés, dessinant des motifs mouvants sur le sol couvert de feuilles mortes. Les bruits de la forêt se mêlaient aux battements de leur cœur. Puis, ils tombèrent sur les premières traces de la biologiste disparue. Quelques outils éparpillés, un châle oublié, fripée, couvert de boue. L’atmosphère devint plus lourde, le silence plus pesant, comme si la forêt elle-même retenait son souffle. À mesure qu’ils avançaient, la vérité se dévoilait en fragments inquiétants. Sarah Gilligan n’avait pas simplement disparu. Quelque chose dans cette forêt l’avait arrêtée net. Après des heures d’exploration, une ombre les suivit. Une présence tapie dans le sous-bois. Wilder, curieux, se précipita à la poursuite du spectre, sans que Lee n'ait eu le temps de le retenir. Il disparut sous le regard ahuri de la jeune femme, comme englouti par la terre. Elle avançait avec précaution, découvrant sous ses pieds un précipice qui s'enfonçait dans les entrailles de la forêt.
— Roland ! cria-t-elle à plein poumon.
— Harrison ! Je crois que je me suis foulé la cheville !
— T'es qu'un idiot !
Lee descendit dans le fossé avec prudence, la nuit commençait à tomber, ils s'étaient enfoncés trop profondément dans le bois pour espérer un retour à la civilisation.
Au petit matin, ils rentrèrent à Misty Valley, le souffle court, l’esprit tourmenté. Ils trouvèrent refuge dans un motel miteux aux murs décrépits, un havre fragile face aux mystères qu’ils avaient laissés derrière eux. Assis sur le lit étroit de leur chambre, Lee alluma une lampe de chevet, laissant une faible lumière danser sur leurs visages fatigués.
— Qui va à la douche en premier ? murmura-t-elle.
— Vas-y toi, lança Wilder les yeux fixés sur la fenêtre où la forêt semblait s’étendre à l’infini.
La biologiste ? Elle était restée trop longtemps près de ces plantes. Trop longtemps exposée… elles ont dû la prendre pour une des leurs. Elles ont voulu fusionner. Offrir ce qu’elles avaient - se nourrir simplement de lumière et d'eau pour vivre - contre ce que nous avons : le mouvement. Mais la fusion a raté. L’eau de mer est venue d’un coup, trop vite, trop fort. Et elle s’est noyée… sur un toit, par une nuit sans nuages. Lee a compris.
Quand la jeune femme sortie de la salle de bain, en silence, Wilder s'y engouffra à son tour. Sa cheville lui faisait encore mal, l'eau allait apaiser la douleur. Harrison se coucha sur le lit, se roula en boule, le regard dans le vide.
Elles ont cru que Gilligan voulait fusionner. Les racines l'ont prise pour l'une des leurs. Il est pareil. Trop près. Parfois je sens que je pourrais me perdre en lui. Mais, comme pour la victime de notre affaire, si la fusion échoue... je me noie.
Sous la douche, Roland s'était assis pour soulager son pied du poids de son corps. La tête dans les genoux, il se laissa emporter par ses pensées les plus mitigés.
La plante cherchait à fusionner. Pour survivre. Comme moi, cherchant la vérité pour exister. Pour donner sens. Harrison, l’a touchée, cette vérité. Elle l’a vue dans l’ombre de l’horreur. Et moi, je tends vers elle comme une racine fend l’espace, pour s’abreuver à l’inaccessible. C’est elle. Je veux me perdre en elle pour la toucher, cette vérité… ou peut-être pour l'aimer, elle, sans condition, cette âme qui me fait tant vibrer.
Quand Wilder sortit, à son tour de la salle de bain, il trouva Lee assise en tailleur sur le lit un paquet de chips qu'elle avait acheté au distributeur, à la main.
— Arrête de risquer ta vie comme ça, t'es même pas flic, lança-t-elle en fouillant dans le sachet pour trouver le pétale le plus beau. Sauter à pieds joints dans l'inconnu, il aurait pu se rompre le cou dans cette grotte !
Il s'assit sur le bord du matelas :
— Trop tard pour reculer. Je ne verrai jamais Quantico, si je continue comme ça. Elle a raison.
Il bondit brusquement pour enfiler un t-shirt.
Je sors de la douche, tout beau, tout propre. Aucun effet, elle ne réagit pas. Agaçant ! Non, il n'y en a que pour l'enquête…
— Reculer où ça ? C'est fini, on sait maintenant ! lança-t-elle négligemment après un temps de réflexion en le regardant s'habiller. Il l'avait eu, sa réponse. Le mystère avait été levé. Mais certains mots n'arrivaient toujours pas à percer. Alors ils restèrent là, enfermé dans leur silence, coincé dans les non-dits.
Une respiration partagée. À travers les murs de la raison. À travers l’eau, le silence, l’espace et le temps. Quelque chose nous relie, au-delà du visible. Une vérité plus vaste que toutes mes quêtes, plus ancienne que tous mes doutes. Ce n’est pas la logique. Ce n’est pas la science. C’est elle. Une vibration à la frontière de l’invisible. L’amour. Ou ce qu’il en reste, quand on a trop cherché sans jamais trouver, parce que fatalement, aveuglé par les blessures du temps, on passe à côté. C’est peut-être ça, au fond, l'amour : toucher enfin quelqu’un qui vibre du même vertige.
La vapeur de la douche s’était dissipée depuis un moment, mais la tension restait suspendue dans la chambre, tel un parfum aigre que l’air ne parvenait pas à chasser. Lee avait les bras croisés, le paquet de chips maintenant vide à ses pieds, son regard sombre fixé sur lui.
— T'as même pas partagé, sympa ! lança-t-il pour briser le silence.
— Fait pas le gamin, y en a encore dans le distri !
Il haussa les épaules, évitant ses yeux. Attrapant sa chemise froissée, il l’enfila par-dessus son t-shirt, puis sorti à la recherche de sa pitance. Elle secoua la tête, exaspérée, laissant tomber sa tête sur l'oreiller, serrant le paquet vide contre sa poitrine. Sa colère dissimulait une autre émotion, un sentiment plus profond, inavouable… une inquiétude qu’elle refusait de prononcer à voix haute. Wilder revint de son petit périple de chasse, un sandwich et une boisson fraîche à la main, les chips ne l'intéressaient plus, finalement. Il se jeta sur le lit, à côté de sa partenaire de galère, puis mordit dans la miche tout en fixant le plafond, comme si un insecte fascinant y avait fait son nid. Ils restèrent là un moment, chacun perdu dans un coin de sa tête, prisonnier de son labyrinthe de pensées. Dehors, le néon du motel grésillait, projetant par intermittence une lumière rouge sur le plafond. Le silence finit par les envelopper. Pas un silence confortable, un de ceux qui recouvre des plaies encore ouvertes. Soudain, Wilder tendit la boisson à la jeune femme :
— Tiens, ça donne soif, les chips…
— Merci, répondit-elle en prenant délicatement la bouteille de sa main gauche, serrant encore le sachet vide dans sa main droite. Qu'est-ce que j'ai avec ce paquet de chips, sérieusement ?
Elle se releva brusquement pour boire quelques gorgées, tandis que le jeune homme finissait son sandwich avocat-tomates-séchées-sauce-pesto-piment. Puis, sans le regarder, lui rendit le flacon de plastique à moitié plein. Elle s'allongea sur le côté, fermant les yeux en espérant que Morphée l'accueil dans son royaume. Wilder vida la bouteille en quelques gorgées, la posa sur la table de chevet, puis se coucha sur le dos. Se laissant un petit temps de réflexion, il prit son courage à deux mains pour enlacer Harrison, délicatement. En espérant qu'elle ne le rejette pas. À son grand étonnement, elle glissa sa main sur son avant-bras et se serra contre lui.
La nuit passa sans qu’ils ne sachent vraiment s’ils avaient dormi. Au petit matin, un ciel pâle filtrait à travers les rideaux élimés. Wilder était déjà assis sur le bord du lit, ses affaires prêtes. Lee, encore allongée, l’observa un instant avant de se lever sans un mot. Il n’y avait plus rien à faire dans cet endroit. S'en était fini de cette énigme qui les avait tenus éveillés tant de nuits. Ils quittèrent la chambre comme on quitte un rêve : avec cette impression étrange d’avoir perdu quelque chose qu’on ne saura jamais nommer. Dans la rue encore humide de rosée, ils marchèrent vers la gare, leurs pas résonnant doucement sur l’asphalte. Derrière eux, Misty Valley s’effaçait déjà, engloutissant leurs traces comme si rien ne s’était passé.
Cent mètres sous terre, le cœur battant du monde. Un gouffre oublié, une ville troglodyte rongée par le temps… et par autre chose. Quand les hommes sont partis, la nature est restée. Et elle a poussé. Lentement. Patiemment. Une forêt souterraine est née, étrangère à tout ce qu’on connaît. Ornée d'un feuillage telles des branchies, sertie d'algues aux propriétés de lianes. Végétation phosphorescente. L'air saturé d'iode. La sève y murmure, à celui qui sait écouter. Un souffle humide, presque humains dans les pulsations de la sève de cette jungle d’ombres et de lumière. Son secret ? Un réseau racinaire… vivant. Un portail biologique, capable de plier l’espace. Ces racines plongent au-delà des couches géologiques, jusqu’à la mer. Elles boivent le sel à la source, ramenant la mer dans le ventre de la terre. On pensait avoir affaire à un crime. Mais on avait mis les pieds dans un mythe ancestral dont seuls les morts se souviennent. La biologiste retrouvée morte avait repris les recherches d’un certain Calvin Demetrius, un botaniste du siècle dernier. Il avait réveillé ce monde ancien, et elle… elle a voulu aller plus loin. Elle a trouvé la forêt. Elle s’y est perdue. Ou peut-être… y est-elle restée ? On pensait que le toit était le lieu du crime, mais la forêt était son tombeau. Et au moment du dernier souffle, l’espace s’est fendu. Les racines ont recraché ce qu’elles ne pouvaient assimiler… comme recraché par la terre elle-même, au seul endroit que la biologiste considérait comme son foyer. Mais son âme ? Peut-être qu’elle est restée en bas, dissoute dans la sève, dans les murmures qu’on croit entendre quand la forêt respire. Ces murmures entre les lianes, ce frisson dans les feuilles… C’est peut-être elle. Ou les autres. Âmes humaines… fondues à jamais dans la mémoire végétale. Une forêt qui pense. Une forêt qui se souvient. Et qui, parfois, cherche encore... à fusionner. À aimer.
Et la Créature avait un nom : la Bête. Et la Bête avait un visage : le mien.
Annotations
Versions