Chapitre 3

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Charly reprit, imperturbable, sans même jeter un coup d’oeil au volatile :

  • Le téléphone est éteint et nous ne pouvons même pas l’allumer. On se regarde, et mon ami lance en riant : “ça doit être un korrigan qui m’appelle, il paraît qu’il y en beaucoup par ici”. Il range son téléphone dans sa poche, et on continue notre chemin, lorsque la sonnerie retentit à nouveau. Il reprend son téléphone : toujours éteint ! On se regarde, surpris. Perig décide alors de retirer la batterie. Mais de nouveau, la sonnerie vient briser le silence ! C’en est trop, il balance son téléphone à la flotte, tant pis ! De toutes façons, c’était un vieux machin. Puis, un peu décontenancés, on poursuit notre route sans dire un mot, chacun cherchant dans son coin une explication rationnelle. Nous sommes perdus dans nos refléxions, quand tout à coup, on entend un cri qui nous glace le sang et fait se hérisser les poils sur nos bras… un cri long, triste, comme une plainte, un gémissement : “IOUUUUUUUUUUUUUUUUUUU !”

Charly avait imité ce hurlement en mettant ses deux mains en porte-voix, et en tendant le cou vers le ciel. Puis il avait lancé un coup d’oeil inquiet aux alentours, comme s’il craignait de subir les conséquences de cette imitation.

  • On se regarde, pétrifiés, et d’une seule voix, on crie “Yannick An Aod, c’est Yannick An Aod ! ”. Vous n’avez peut-être jamais entendu parler de lui...mais il est très connu par chez nous. De nombreuses légendes circulent à son sujet. Il faut savoir que Yannick An Aod, qui donne “Petit Jean du rivage” quand on le traduit en Français, est un lutin maléfique qui dort le jour au fond de l’océan, et sort de l’eau dès que le soleil tombe dans la mer. Et lorsque l’on entend son cri, que l’on dit ressembler à un hurlement déchirant semblable à celui que je viens de vous imiter, il faut absolument s’enfuir et se barricader chez soi, car le danger guette ! Un danger...de mort !

Le goeland se remit à railler, debout sur son rocher : “IARRRK, IARRRK”

  • On raconte qu’après trois cris, donc trois avertissements, il sort de la mer, pour le plus grand malheur des imprudents qui auraient pris le risque de rester dans les parages ! On prétend qu’un beau jour, ou plutôt une belle nuit, il y a fort longtemps, un lutteur du nom de Conan Ruz, le plus grand lutteur de tous les temps, un géant de deux mètres invaincu en plus de mille combats menés partout sur les terres de Celtie, avait décidé de le défier. Il s’était assis sur la grêve, en contrebas des pins maritimes que vous voyez, puis avait crié, de toutes ses forces: “Yannick An Aod ! Yannick An Aod ! Yannick An Aod !”, trois fois, pour le faire venir. “Viens ici, je n’ai pas peur de toi!” avait-il ajouté, en guise de provocation. Et il avait attendu, assis sur le sable. Dès que le soleil d’abord jaune, puis orange, puis rouge, puis vert, l’espace d’un très court instant, a plongé derrière l’horizon, la mer se mit à bouillonner. Puis un lutin, grand comme la main du lutteur, sortit de la mer en marchant. Le torse bombé, tout enveloppé de varech. C’était le tant redouté Yannick An Aod. Il s’avança vers lui en le fixant droit dans ses yeux bleus délavés, et lui sauta dessus sans même prononcer un mot. Le combat, acharné, dura toute la nuit. Plus le temps passait, et plus la force du lutin s’accroissait ; on aurait dit qu’il devenait de plus en plus grand ! Mais tout à coup, Conan réussit à immobiliser le lutin grâce à une prise inédite. Le combat était fini, Yannick An Aod était coincé, les membres entravés par les cuisses puissantes du lutteur. Alors, Yannick lui chuchota à l’oreille : “J’ai perdu, tu as gagné, je suis vaincu. Libère-moi, et pour te récompenser, je vais te confier les secrets de l’océan”. Nul ne sait ce que Yannick dit à Conan cette nuit-là, mais à partir de ce moment, Conan vint passer tous ses jours et toutes ses nuits sur les rochers, face à la mer, le regard perdu, sans manger ni boire, sans répondre à ceux qui lui adressaient la parole, abandonnant sa femme et ses sept enfants. Et un beau matin, il n’était plus sur son caillou. On retrouva juste à sa place un petit bijou semblable à une larme de cristal. C’est tout.

Les trois enfants regardaient Charly, la bouche ouverte. Même Jocelyn, captivé, en avait oublié de faire un commentaire. Charly esquissa un petit sourire. “Quand j’étais minot, ces histoires me fascinaient aussi, je pense que ce sont des histoires qui traversent les âges sans prendre une ride...” se dit-il. Il fit une courte pause pour reprendre son souffle et continua :

  • Comme je vous l’ai dit auparavant, on entend un cri perçant qui nous glace le sang et nous hérisse les poils sur les bras. Je ne suis pas une poule mouillée, mais je dis à mon ami qu’il vaut mieux partir de là, et rentrer à la maison, car même si ce ne sont que des légendes, il est préférable de ne pas prendre de risque inutile. C’est en tout cas ce que nous ont rabaché nos parents et grands-parents depuis que nous sommes tout petits. On presse le pas sur le sentier côtier en jetant des coups d’oeil répétés derrière nous, on passe à côté de la crevasse du marquis de Pontcallec, qu’on appelle ainsi car ce noble, qu’on disait fou, s’amusait à sauter par dessus avec son cheval noir comme la mort. Un jour, son cheval s’était arrêté net, faisant basculer son cavalier par dessus tête... mais ça c’est une autre histoire que je vous raconterai plus tard... Et on rejoint enfin le chemin creux qui mène à la maison de vos grands-parents. Le cri retentit à nouveau, plus fort encore que le premier : “IOUUUUUUUUUUUUUUU !”. Le deuxième cri de Yannick An Aod ! On se met à courir, la peur au ventre, mais tout à coup, je dois m’arrêter net : Il y a quelque chose qui cloche, le sentier que nous empruntons n’est pas celui que je connais. Un chemin que je prends quasiment tous les jours ! Un chemin que je connais comme ma poche et sur lequel je jouais aux billes quand j’étais petit ! Là ou normalement se trouve une bifurcation, avec à gauche un sentier qui mène chez mo, et à droite un autre plus large qui mène à une petite fontaine en pierre puis à la maison de ce vieux brigand alcoolique de Lannig, il y a maintenant trois sentiers étroits et non deux ! Pourtant, juste avant cet embranchement, je reconnais bien les lieux : A ma gauche, le petit terrain bordé de sapins où je vais chercher des girolles l’automne venu. A ma droite, il y a bien ce petit verger aux pommes à cidre vertes nervées de rouge que j’aime pour leur petit goût acide qui pique les gencives. Enfant, je plantais les petites pommes sur un bout de bois et les lançais le plus loin possible, on s’amuse d’un rien quand on est petit...

Trois chemins au lieu de deux... Je reste perplexe, se pourrait-il que les employés de la mairie aient déblayé une nouvelle route et que je ne l’aie pas remarqué ? Etrange… je suis pourtant très observateur, et ce détail ne m’aurait jamais échappé. Mais comme on ne va pas rester plantés là, je décide de prendre la sente la plus à gauche, celle qui mène chez mes parents. Or, au fur et à mesure que nous progressons, je me rends compte que rien ne ressemble à ce que je connais déjà : il n’est pas bordé de part et d’autre par un petit mur recouvert de fougères, mais par deux talus de terre rouge comme du sang de boeuf. Le long d’un des talus coule un tout petit ruisseau dans lequel nagent des algues mauves. Au fond, j'y aperçois une multitude de galets tous ronds d’où sortent des petites anguilles luisantes… Que font des galets si loin de la mer ? Et ne dit-on pas que les galets sont les âmes de ceux qui sont morts il y a très, très longtemps ? Je vois dans ce stupide détail un mauvais présage... Et ne dit-on pas que le diable se loge dans les détails ? Mon ami est terriblement pâle, et moi aussi. “Où est-on ?” fait Pierig, inquiet. “Dans un drôle de cauchemar”, lui réponds-je, en essayant d’avoir de l’assurance pour deux...Et pour ne rien arranger, une épaisse brume s’abat d’un coup sur nous, et l’air devient moite, difficilement respirable car trop humide. Une humidité froide, désagréable, collante, sirupeuse, qui s’insinue partout... Je dis à mon ami que tout cela est vraiment curieux, incompréhensible, mais je n’entends pas de réponse... Je me retourne... Il a disparu ! Il y a trente secondes, il me parlait encore ! Je reviens sur mes pas, mais il n’y a aucune trace de lui. J’appelle en mettant ma main en porte-voix, mais mon cri se perd dans le brouillard, comme absorbé par cette masse cotonneuse qui m’entoure. Je suis seul, sur ce chemin inconnu, je n’y vois plus rien, ma lampe torche n’éclaire qu’un amas grisâtre et informe. Je suis perdu, dérouté. Ce mot, “dérouté” n’a jamais pris autant de sens puisque je ne sais pas sur quelle route je suis.

Charly marqua une pause pour reprendre son souffle. Son regard se perdit dans le vague, quelques instants. Il revivait le cauchemar en même temps qu’il racontait son histoire. Puis il reprit.

  • Comme à chaque fois que je me sens mal, je m’imagine ma maison, îlot rassurant dans ma petite vie pleine de doutes. Je vois mes parents dans le salon, qui m’attendent sur le canapé en faisant des mots fléchés, avec le chat tout rond couché sur la table qui les regarde. Je vois la cuisine, où mijotent de bons petits plats. Je vois ma chambre, hâvre de paix où j’aime me réfugier quand je veux être seul...C’est bête, mais ces images me font du bien, m’apaisent et me redonnent du courage. J’avance encore et encore. Maintenant, le sentier se rétrécit, je marche en faisant attention à ne pas mouiller mes chaussures dans le cours d’eau. L’air devient âcre, et il fait un froid vraiment polaire, tellement que de la glace commence à se former à la surface du ruisseau, formant des petites croûtes éparses. Quand tout à coup...Un nouveau cri déchire le silence pesant : “IOUUUUUUUUUUUUUUUUUU” ! Le troisième cri de Yannick An Aod ! Surpris par ce hurlement, je bute sur une racine...et m’effondre par terre avec un bruit mou. La lampe torche, que j’ai laissée tomber dans ma chute, roule devant moi, éclairant au hasard. Et quand je me relève...

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