Chapitre 5 : dénouement

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Je file dans le couloir. Sur les murs, un enchevêtrement de portraits jaunis de famille de toutes tailles, des grands oncles, des grandes tantes en costumes de fête. Un jour, j’avais décidé d’apprendre le nom de tous ces membres de ma famille que je n’avais jamais connus. En mettant un nom sur leur visage, je parvenais ainsi à effacer la peur qu’ils m’inspiraient au début.

Je passe devant le salon, court me réfugier dans la chambre et ferme la lourde porte en bois derrière moi. La chambre ressemble à un sanctuaire. Les murs sont blancs, rien n’y est accroché à part une petite branche de buis jaunie par le temps. Au fond, unique meuble de la pièce, le lit clos, massif, sombre, orné de têtes de clous dorées et de motifs celtiques tarabiscotés. Je monte sur le marche-pied en chêne, grimpe à l’intérieur non sans difficulté, et referme la porte coulissante derrière moi, en n’oubliant pas de fermer le crochet comme me l’avait conseillé ma grand-mère. A l’intérieur, il fait très sombre, et à cause de ma grande taille, je me sens à l’étroit. Seul un mince rai de lumière passe par une fente entre deux planches de bois, donnant un peu de clarté. Moi qui ai toujours eu peur de l’enfermement, je suis curieusement rassuré, à l’intérieur de ces quatre planches qui pouvaient très bien devenir mon cercueil. Cela devait faire au moins cinquante ans que personne n’avait pénétré à l’intérieur, mais comme ma grand-mère l’entretenait avec ferveur, astiquait le bois, changeait les draps régulièrement, et remplaçait l’avoine à l’intérieur de l’édredon tous les mois, on aurait juré que ce lit était occupé. Ma grand-mère m’avait dit une fois : ”Ce lit est le lit de mon père. Son esprit aime à venir s’y reposer de temps en temps. C’est pour ça qu’il doit toujours être prêt à l’accueillir. D’ailleurs, regarde, le lit est défait. Papa a dû passer la nuit là.”

Je me retrouve donc enfermé dans ce lit qui me faisait trembler quand j’étais tout petit car j’imaginais sans cesse le fantôme de mon arrière grand père, ce géant aux yeux d’acier que je n’avais vu qu’en photo, j’imaginais ce fantôme qui venait dormir le soir dans cette grosse boîte de bois sombre, ce monumental cercueil...

Je me cache sous l’édredon, les draps sentent le frais mais sont un peu rêches car trop amidonnés. Mes yeux s’habituent doucement à l’obscurité. Sur une petite tablette trône un petit verre rempli d’eau bénite. Toute mon ouïe est en éveil, je guette le moindre son qui pourrait me donner un indice sur ce qu’il se passe au dehors. Mais je n’entends que les craquements du bois et le bruit de ma respiration. Je ne cesse de me demander si je n’ai pas été lâche et égoïste, en laissant ma grand mère, seule face au danger. Avec mes cent kilos de muscles, j’étais mieux à même de me défendre que cette fragile femme chenue! Je regrette, j’hésite à sortir, je me torture l’esprit, je me traite de lâche, d’imbécile, mais finalement je cède à la couardise et je me couche sous les draps comme un enfant apeuré, avec juste le haut de la tête qui ressort, en espérant que ma grand-mère saura - grâce à son expérience - nous sortir de ce mauvais pas. Après une longue attente pendant laquelle il ne se passe strictement rien, je finis par m’endormir. Mon sommeil est agité, plein de rêves colorés et fous. Je suis réveillé par le son cristallin des cloches de la chapelle Saint-Roch, et le cri d’un coq, pas très loin. Je compte les tintements... Un... deux... trois... quatre... cinq... six... sept... huit.. .et puis plus rien. Il est huit heures du matin. Conformément à ce que m’a conseillé ma grand-mère, j’enlève le crochet, tire la porte coulissante, sort la tête. Il fait jour. Tout est calme. Trop calme même. Je descends le marche-pied, sors dans le couloir. Les ancêtres me regardent silencieusement du haut de leurs photos jaunies. Je jette un oeil à la cuisine. Personne. Je passe par la porte d’entrée, descend les quelques marches qui mènent à la cour, vers le petit banc de bois blanc où ma grand mère se tenait la veille. Elle n’est pas là non plus. Je m’apprête à chercher ailleurs, quand mon regard est accroché par un petit détail. Juste au dessous du banc, j’aperçois un petit bout de papier. Je me baisse, le saisis du bout des doigts, le déplie et le défroisse. Un texte y a été griffonné à la hâte. Je reconnais la fine écriture penchée de ma grand-mère : “Une vie sauve une vie. Deux ne peut point.” Et au creux d’un pli du papier se trouve une petite larme de cristal. Je comprends alors que le pire est arrivé.

  • Mamie est morte ? Que lui est-il arrivé ? Elle s’est sacrifiée pour toi ? demanda Yoann, tandis que Jocelyn se posait des tas de questions mais n’osait pas les formuler.
  • Oui, c’est ce que je pense en tout cas. J’imagine qu’elle a rencontré l’Ankoù, et qu’il l’a prise avec lui. Depuis, je n’ai plus entendu parler de l’Ankoù, et je n’ai plus jamais revu ma grand-mère non plus. Elle a totalement disparu de ma vie, même si elle revient me parler souvent dans mes rêves pour me dire qu’elle est heureuse et apaisée. Il ne me reste d’elle que ce petit papier et cette larme de cristal que je garde en permanence sur moi.

Charly joignit le geste à la parole, en sortant une petite pochette de cuir de l’intérieur de son veston. Il fit tomber au creux de sa main le petit bout de papier, et la petite goutte de cristal lança un éclat brillant dans la nuit.

  • Et Perig ? Il est mort aussi ? Demanda Jocelyn

Charly répondit, des trémolos dans la voix :

  • Je n’ai plus jamais revu Perig depuis ce jour funeste. Ce sont ses parents qui l’ont retrouvé sur leur perron, figé comme une statue de granite, les yeux exorbités, la langue pendante et gonflée... A son enterrement, je n’ai pas osé raconter notre histoire de peur de passer pour un fou, et je me suis fondu dans la masse de ceux qui étaient venus le pleurer. Qui m’aurait cru, de toutes façons ? La police a enquêté, bien sûr. Ils m’ont demandé de témoigner, mais là non plus, je n’ai pas pu leur raconter ce qu’il s’est réellement passé. Je me suis contenté de dire que je l’avais vu quand j’étais allé chez ma grand-mère, et qu’il avait dit qu’il rentrait chez lui. Ils m’ont également entendu pour la disparition de ma grand mère, mais sans mobile, sans corps, sans traces, sans témoin, ils n’ont pu tirer aucune conclusion. Les deux affaires ont été classées sans suite. Pour Pierig, la police n’a rien trouvé d’autre pour justifier sa mort, que “Crise cardiaque consécutive à un effort intense et prolongé”. Pour ma grand-mère, ils ont juste signalé une “disparition inquiétante” et l’appel à témoin est encore ouvert aujourd’hui, même si plus personne n’est sur le dossier. Voilà, mes enfants, la conclusion de cette sinistre soirée. Mon meilleur ami est mort, ma grand-mère a disparu et ils ont laissé tous les deux un grand vide et beaucoup de mystère derrière eux. Qui peut dire après ça que j’ai tout inventé ? Que j’ai rêvé ? Les faits sont là, et ils sont terribles. Je ne passe pas une journée sans me remémorer ces événements tragiques. Non, mes chers enfants, ne trainez pas sur la lande des esprits le soir, car c’est le pays des morts, et que la mort vous y attend ! Nous ne sommes pas à notre place, ici !

Jocelyn réagit violemment :

  • Mais pourquoi nous as-tu emmené ici, tonton, si nous courons un danger ? Je veux rentrer à la maison !

Yoann surenchérit, les larmes au bord des yeux: “Je veux pas mouriiiiiir ! Partons, partons tout de suite !”

Charly répondit :

  • Je vous ai amenés ici pour une raison simple : vous mettre en garde, vous faire comprendre qu’il ne faut pas tenter le diable, car j’ai eu votre âge, et que je sais combien il est tentant de venir ici le soir. Cet endroit est comme un aimant, quand on est jeune, on fait parfois n’importe quoi ! Et pour vous dire que les légendes ne doivent pas être prises à la légère. Maintenant que vous avez retenu la leçon nous pouvons partir.

Jocelyn et Yoann s’apprêtèrent à se lever, les jambes un peu tremblantes, lorsque tout à coup, une petite voix s’éleva dans les airs et chantonna une douce complainte :

Une vie sauve une vie

Deux vies ne peut point.

Dix mots couchés sur un papier

Pour dix ans de vie échangés

De crédit la mort ne fait plus

Une chance tu as déjà eue

Oui, le temps pour toi est venu

De payer le funeste tribut

Une vie sauve une vie

Deux vies ne peut point.

Dix mots couchés sur un papier

Pour dix ans de vie échangés.

  • D’où vient cette voix ? demanda Charly en tournant plusieurs fois sur lui-même, cherchant quelque part dans le ciel l’ange qui était à l’origine de cet étrange poème. “Cette complainte m’est adressée, il n’y a pas de doute. Les mots sont les mêmes que sur le papier. C’est la fin, pour moi, mon heure est arrivée, c’est mon arrêt de mort à coup sûr”, pensa-t-il, dissimulant mal sa détresse intérieure.
  • Filez, les enfants, filez loin d’ici, ne vous retournez pas et cachez-vous jusqu’à ce que le jour se lève demain, exhorta-t-il en faisant de grands gestes mal coordonnés.

Jocelyn et Yoann s’enfuirent en laissant tomber la couverture sur le troisième enfant qui resta inerte, formant une sorte de monticule gris au milieu de la lande.

  • Emmenez-le avec vous, il est terrorisé, votre copain ! cria Charly à l’adresse de ses neveux qui déjà étaient partis.
  • Mais...mais...on ne le connait pas, nous, ce n’est pas notre ami, on ne l’a jamais vu avant ! rétorqua Jocelyn, ébahi. On pensait que tu le connaissais ! C’est pas le cas ?...
  • Non ! répondit Charly, péremptoire.

Charly s’approcha de l’enfant, se pencha pour parler à ce petit être emmitoufflé sous le plaid.

  • Qui es-tu ?

L’enfant souleva la couverture, et dévoila son visage… ou plutôt l’affreuse figure de l’homme à la deux-chevaux. Un visage de vieillard ivrogne édenté...sur le corps d’un enfant de cinq ans !... La vision d’horreur vint frapper Charly en pleine face. Il eut juste le temps de répéter : “Fuyez, fuyez !”. Sa gorge était sèche, il sentait une sueur glacée couler dans son dos. Tout se mettait à tourner autour de lui.

C’est avec une voix calme et tranquille que l’”enfant” prit enfin la parole.

  • Nous nous retrouvons enfin, Charly...Tu es un très bon orateur, dis-moi, j’ai été captivé tout le long, et pourtant, je suis du genre blasé, j’ai vu tellement de choses qui dépassent tout ce que ton imagination peut produire. Mais j’avoue, tu racontes bien ton histoire, tu la rends...vivante...Eh oui, nous nous retrouvons, Charly...Dix ans plus tard. Ta grand-mère t’a offert, dans sa grande générosité, les dix ans qu’il lui restait à vivre, et n’a pu sauver Pierig - paix à son âme..."Une vie sauve une vie, Deux vies ne peut point.", Dix mots couchés sur un papier, Pour dix ans de vie échangés.” J’aime la poésie, tu sais ? mais maintenant tout est fini pour toi, tu as atteint la limite de ton existence. Et ne tente pas de fuir cette fois-ci...Tu as aimé ma petite mise en scène, et mes petits effets de lumière, au moins ?
  • Mes neveux, que va-t-il arriver à mes neveux ? demanda Charly, une pointe d’inquiétude dans sa voix.
  • Oh, ils doivent être bien loin maintenant, ils ont eu la frousse de leur vie ! De toutes façons, leur heure n’est pas encore arrivée, ne crains rien pour eux. Ils ont encore de beaux jours à vivre, pour autant qu’ils ne se mettent pas sur mon chemin. C’est toi que je suis venu chercher, toi seul. Viens avec moi.

L’Ankoù se leva et retrouva en l’espace d’un instant son gros corps d’adulte. “On est à l’étroit, dans le corps d’un enfant de cinq ans”, pensa-t-il. De son pouce boudiné et gras, en faisant un petit geste d’auto-stoppeur, il désigna un petit sentier de terre noire au bout duquel trônait, dans l’ombre d’un prunellier en fleurs, la fameuse deux-chevaux rouge qui sentait le mouton mouillé.

  • Il y a quelques années, j’ai troqué mon vieux karrik déglingué, et mes deux cannassons hors d’usage, l’un était squelettique, l’autre avec pelage noir et gras et était pourri de l’intérieur. Et j’ai acheté ce véhicule que les humains appellent deux-chevaux, et qui tourne plutôt pas mal. Si la mort sait tuer le temps, il faut aussi qu’elle sache vivre avec son temps ! En tout cas, c’est un joli clin d’oeil, non ? Deux chevaux, contre une deux-chevaux. Moi, je trouve ça très amusant. La mort peut aussi avoir le droit de s’amuser un peu. Maintenant, nous allons prendre la route que tes ancêtres et les ancêtres de tes ancêtres ont prise pour leur dernier voyage. Suis-moi.

Et Charly, résigné, suivit l’Ankoù sur le petit chemin, formant un minuscule cortège funèbre. Et derrière lui, d’un geste simple, il laissa tomber la petite larme de cristal qu’il tenait fermement au creux de sa main.

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