﴾ PROLOGUE ﴿
᚛ᚓᚉᚆᚑᚓᚄ ᚑᚃ ᚐᚄᚆᚓᚄ᚜
Le temps semblait suspendu en cette fin d’été, lourd, étouffant. D’un gris de plomb, les nuages bas couvraient tout le comté de l’Ombrebois. À la lisière de la forêt, Elisabeth arpentait le hameau d’Ereva, n’y découvrant qu’une toile de désolation. De profondes entailles se dessinaient sur le bois et la pierre des maisons. Les rues étaient jonchées de débris. Les fenêtres brisées laissaient entrer l’air chaud et humide du crépuscule, remuant les rideaux en lambeaux. Un silence pesant enveloppait le village, à peine rompu par le craquement des fragments de verre sous ses bottes.
Une odeur cuivrée se mêlait au parfum de lavande qui fleurissait encore dans les jardins. Le violet apaisant s’était couvert d’éclats pourpres et d’une fine couche de poussière. Un Garde-ébène, lance à la main, une femme tentant de protéger son fils, deux enfants, accolés dans une dernière étreinte... autour d’elle, Elisabeth observait les corps brisés, les visages à l’agonie, à jamais figés dans la cendre et l’obsidienne. La terrible vision des Eferims aurait soulevé bien des cœurs, mais plus le sien. Elle avait trop de fois assisté à la même scène, trop de fois imploré Aelion de recevoir ces pauvres âmes. Elle n’avait plus les larmes pour pleurer ceux qui ne verraient pas venir demain.
Une infime vibration la fit s’arrêter devant l’une des habitations. La porte passée, ses yeux balayèrent la pièce, s’attardant sur une table dressée pour un repas qui n’aurait jamais lieu, puis sur les jouets éparpillés, autant de témoins muets d’une innocence désormais perdue. Au-dessus du foyer, la jeune femme détaillait un portrait de famille écorné lorsqu’un grognement qu’elle pouvait reconnaître entre mille lui arracha un soupir. Elle fit quelques pas vers la cuisine. Dans le coin de la pièce, une silhouette difforme se tenait accroupie au-dessus d’un cadavre. D’éphémères filaments azurés s’échappaient de ce dernier tandis que ses membres noircis semblaient se vitrifier. Flairant soudain sa présence, la créature se retourna vers Elisabeth, dévoilant deux yeux fendus comme ceux d’un arvalon. Ils brillaient avec l’intensité d’un feu éternel.
La jeune femme reconnut les deux parents sur le portrait, bien que l’abomination qui la toisait à présent ne ressemblât plus vraiment au père qu’il avait été autrefois. Son corps entier s’enveloppait d’un voile de cendres, dansant à chaque mouvement tel une ombre. Il laissa échapper le bras qu’il rongeait encore quelques secondes auparavant pour se redresser, dépassant la visiteuse de deux bons pieds. Elisabeth remarqua les lames d’obsidiennes qui émergeaient lentement des membres de la créature. Ses doigts vinrent effleurer l’épée à sa ceinture.
Un instant plus tard, la créature se ruait sur Elisabeth. En un battement de cœur, un fil d’argent se dessina, avant que la jeune femme ne réapparaisse derrière elle. Dans un court râle, la bête s’effondra, tranchée en deux. Bientôt, elle se consuma de l’intérieur, disparaissant en poussière. Le visage impassible, l’épéiste relâcha la garde de son arme. Son regard se portait déjà sur la trappe du garde-manger. Elle l’ouvrit, révélant une fillette à la chevelure flamboyante. Effrayée, la petite se réfugia à reculons derrière un cageot de pommes. La jeune femme s’agenouilla à l’entrée.
— Hey, lança-t-elle. Tu es toute seule ?
Sans réponse, elle insista.
— Tu n’as rien à craindre, je ne te veux aucun mal. Je m’appelle Elisabeth. Les gens de chez moi m’appellent Liz. Tu as un nom, toi ?
La petite fille s’apaisa, approchant d’un pas prudent. Elle inspecta Elisabeth de ses grands yeux verts, le visage émacié, sali de suie, mais le regard toujours vif.
— Lily.
— Lily, répéta Elisabeth en souriant avec douceur, c’est un joli nom. Il y a quelqu’un avec toi ici ?
— Non, Madame. Maman m’a dit de rester sage et de compter jusqu’à cent dans ma tête avant qu’elle revienne. Mais je sais compter que jusqu’à cinquante alors j’ai dû recommencer.
Elisabeth tourna la tête vers le corps sans vie gisant à sa gauche. La fillette ne savait pas. Elle croyait encore qu’attendre suffirait. Pour la première fois depuis ce qui lui semblât être une éternité, le cœur d’Elisabeth se serra.
— Est-ce que vous êtes un chevalier, Madame ? Maman dit que les chevaliers sont toujours là pour protéger les gens, mais qu’ils devraient boire un peu moins.
Prise au dépourvu, Elisabeth reporta son attention sur l’enfant. Cette dernière inspectait son armure blanche ciselée d’or et de pierres bleues, les prunelles brillantes d’envie. Avec la désagréable impression de se voir dans un miroir, quelques années auparavant, l’esquisse étranglée d’un rire échappa à Elisabeth.
— Oui, mentit-elle, je suis un chevalier.
Un instant encore, Elisabeth observa cette fillette à qui il ne restait rien, et tout ce qu’elle incarnait. Au plus profond d’elle-même, la jeune femme sentit quelque chose se fissurer.
— Je vais te protéger, finit-elle par murmurer. Mais il faut que tu me fasses une promesse. Tu sais ce que c’est, une promesse ?
Lily hocha la tête, pleine d’entrain.
— Alors je veux que tu me promettes de fermer les yeux, demanda Elisabeth. Tu aimes les défis ?
La petite acquiesça encore.
— Comme tu sais compter jusqu’à cinquante, je veux que tu comptes, mais à l’envers, jusqu’à zéro avant de les rouvrir. Si tu réussis, je te promets que, quoi qu’il se passe, je serai toujours là pour te protéger. Tu es d’accord ?
Une dernière fois, Lily opina. Elle ferma les yeux, aussi fort qu’elle le put, puis commença à compter.
— Cinquante, quarante-neuf, quarante-huit…
Elisabeth la prit dans ses bras et sortit de la maison sans un regard en arrière. Elle descendit la rue, observant une dernière fois le chaos qui régnait sur Ereva et tous ces visages immobiles. Lorsqu’elle atteignit les dernières habitations, d’autres soldats l’attendaient, vêtus du même uniforme, mais le leur était noir.
— Quinze, quatorze…
L’un d’eux se présenta en saluant d’un poing serré sur le cœur, puis échangea un regard insistant avec Elisabeth.
— Vos ordres, Madame ? demanda-t-il.
Elisabeth replaça sa cape blanche pour protéger Lily puis acquiesça enfin, le visage grave. Le Garde-ébène répéta son salut et s’inclina.
— Pour que demain vienne, dit-il avant de passer ses ordres d’un signe de la main.
— Pour que demain vienne, répéta Elisabeth dans un murmure tandis qu’elle laissait les soldats investir les lieux.
Elle s’éloigna, avant que le feu ne gagne les vestiges du village. Lorsque le brasier vint rugir dans son dos, Elisabeth contracta la mâchoire, puis finit par relever la tête, le regard teinté d’un noir abyssal.
— Zéro.
Annotations