PROLOGUE

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Le temps pendait en cette fin d’été, lourd et étouffant. D’un gris de plomb, les nuages bas déversaient leur désespoir sur tout le comté de l’Ombrebois. À la lisière de la forêt noire, une jeune femme arpentait le hameau d’Ereva, ne découvrant qu’une toile de désolation. Telles des plaies encore à vif, de profondes entailles couvraient le bois des maisons. Les rues étaient jonchées de débris, à jamais figées dans le temps. Les fenêtres brisées laissaient entrer l’air chaud et humide du crépuscule, remuant les rideaux en lambeaux. Un silence pesant l’enveloppait, à peine rompu par le craquement des fragments de verre sous ses bottes.

Une aigre odeur cuivrée se mêlait aux parfums de lavande qui fleurissait encore dans les jardins. Le violet apaisant s’était couvert d’éclats pourpres sur une fine couche de poussière. Autour d’elle, la jeune femme parcourait du regard les corps brisés, les chairs déchirées et les visages piégés à l’agonie. La garde avait été rapidement débordée. La vision macabre aurait soulevé bien des cœurs, mais plus le sien.

Une infime vibration la fit s’arrêter devant l’une des habitations. La porte passée, ses yeux en amande balayèrent la pièce, s’attardant sur une table dressée pour un repas qui n’aurait jamais lieu, puis sur les jouets éparpillés, comme autant de témoins muets d’une innocence désormais perdue. Au-dessus du foyer, la jeune femme détaillait un portrait de famille écorné lorsqu’un grognement familier lui arracha un soupir. Elle fit quelques pas vers la cuisine. Dans le coin de la pièce, une silhouette difforme s’affairait, accroupie au-dessus d’un cadavre. Attiré par sa présence, la créature se retourna, dévoilant deux yeux fendus comme ceux d’un arvalon. Ils brillaient d’un feu éternel.

La jeune femme reconnut les deux parents sur le portrait, bien que l’un d’eux ne ressemblait plus vraiment au père qu’il était autrefois. Ses membres s’enveloppaient d’un voile insidieux de cendres, dansant à chaque mouvement tel une ombre. Il laissa échapper le bras qu’il rongeait encore quelques secondes auparavant pour se redresser, dépassant la visiteuse de deux bons pieds. Elle ne cilla pas, même lorsqu’une série de lames obsidiennes émergèrent lentement de ses membres. Ses doigts vinrent simplement effleurer l’épée à sa ceinture.

Mû par un instinct primal, la créature se rua soudain en avant avec une rapidité terrifiante. En un instant, elle atteignit la jeune femme, dont seule une mèche d’ébène s’anima pour trahir le mouvement. Un fil d’argent se dessina entre eux, puis la bête s’effondra sur le sol derrière elle, tranchée en deux. Elle disparut bientôt en un tas de poussière, consumée de l’intérieur.

Le visage impassible, l’épéiste relâcha la garde de son arme. Son regard se portait déjà sur la trappe du garde-manger. Elle l’ouvrit, révélant une fillette à la chevelure flamboyante. Effrayée, la petite se réfugia à reculons derrière un cageot de pommes. La jeune femme s’agenouilla à l’entrée.

— Hey, lança-t-elle. Tu es toute seule ?

Sans réponse, elle insista.

— Tu n’as rien à craindre, je ne te veux aucun mal. Je m’appelle Elisabeth. Les gens de chez moi m’appellent Liz. Tu as un nom, toi ?

La petite fille regagna son calme, approchant d’un pas timide. Elle inspecta Elisabeth de ses grands yeux verts, le visage émacié mais le regard toujours vif.

— Lily.

— Lily, répéta Elisabeth en souriant avec douceur, c’est un joli nom. Il y a quelqu’un avec toi ici ?

— Non, madame. Maman m’a dit de rester sage et de compter jusqu’à cent dans ma tête avant qu’elle revienne. Mais je sais compter que jusqu’à cinquante alors j’ai dû recommencer.

Elisabeth tourna la tête vers le corps sans vie gisant à sa gauche. Son cœur se serra dans sa poitrine.

— Est-ce que vous êtes un chevalier, madame ? Maman dit que les chevaliers sont toujours là pour protéger les gens, mais qu’ils devraient boire un peu moins.

Surprise, la jeune femme reporta son attention sur l’enfant. Cette dernière inspectait son armure blanche et or du regard, les prunelles brillantes d’envie. Les yeux embués, Elisabeth étouffa un petit rire.

— Oui, mentit-elle, je suis un chevalier. Je vais te protéger, d’accord ? Mais il faut que tu me fasses une promesse. Tu sais ce que c’est, une promesse ?

Lily hocha la tête.

— Alors je veux que tu me promettes de fermer les yeux, demanda Elisabeth. Et comme tu sais compter jusqu’à cinquante, je veux que tu comptes, mais à l’envers, jusqu’à zéro avant de les rouvrir. En échange, je te promets que je te protégerai toujours. Tu es d’accord ?

Une fois encore, Lily opina. Elle ferma les yeux, aussi fort qu’elle le put, puis commença à compter.

— Cinquante, quarante-neuf, quarante-huit…

Elisabeth la prit dans ses bras et sortit de la maison sans un regard en arrière. Elle descendit la rue, observant une dernière fois le chaos qui régnait sur Ereva. Lorsqu’elle atteignit les dernières habitations, d’autres soldats l’attendaient, vêtus du même uniforme, noir.

— Quinze, quatorze…

L’un d’eux se présenta en saluant d’un poing serré sur le cœur, puis échangea un regard insistant avec Elisabeth. Elle replaça sa cape blanche pour protéger Lily puis acquiesça enfin, le visage grave. D’un signe, le soldat passa son ordre et Elisabeth s’éloigna, avant que le feu ne gagne les vestiges du village. Dans l’ombre du brasier rugissant dans son dos, la jeune femme releva la tête, son regard d’ordinaire si doux teinté d’un noir abyssal.

— Zéro.

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