Après toi, l’éternité
Le bruit avait une couleur ici. Jaune agressif des taxis, rouge des feux qui claquaient toutes les trente secondes, bleu clignotant des sirènes qui déchiraient l’air. Jean serrait son sac contre lui, bousculé par la marée humaine qui déferlait sur le trottoir. Des centaines de visages défilaient à toute vitesse, les yeux rivés sur leurs téléphones, les oreilles bouchées par des écouteurs. Personne ne regardait personne. Tout le monde courait, comme si chacun fuyait quelque chose.
Une trottinette le frôla en trombe. Un klaxon explosa juste derrière lui. Un cycliste en combinaison fluorescent l’insulta parce qu’il s’était arrêté trois secondes devant une vitrine. Bouge, merde ! Il se remit à marcher, ne sachant pas vraiment où aller, entraîné par le flux.
Les vitrines clignotaient : néons roses, écrans géants diffusant des publicités en boucle, musiques différentes qui se télescopaient à chaque pas. Un magasin de téléphones, un kebab, un Monoprix bondé, une banque. Tout hurlait pour attirer l’attention. Une moto slalomait entre les voitures à l’arrêt, moteur rugissant. Le métro grondait sous ses pieds toutes les sept minutes, faisant trembler le sol.
Paris hurlait. Paris ne s’arrêtait jamais. Même la nuit, il l’entendait depuis son studio au troisième étage sans ascenseur : le métro aérien qui passait, les motos qui vrombissaient, les sirènes qui déchiraient le silence, la ville qui refusait de dormir.
À Balleroy, le silence avait un goût. Celui de l’herbe après la pluie, du pain chaud chez Madame Leclerc le matin, du tilleul en fleur devant leur maison. On entendait les cloches de l’église classée, les vaches dans le pré des Lemoine, le vent dans les peupliers. On se saluait dans la rue. On prenait le temps de parler du jardin, de la météo, de rien et de tout.
L’été, pour la fête des ballons, les montgolfières s’élevaient doucement au-dessus du château de Mansart, majestueuses et silencieuses dans le ciel de juin, pendant que la fête foraine s’installait sous les grands arbres du parc. Il se souvenait des manèges entre les tilleuls centenaires, de la barbe à papa qu’elle aimait tant, de leurs promenades main dans la main dans les allées ombragées. Les enfants couraient pieds nus sur l’herbe pendant que les adultes buvaient un coup à l’ombre. « Un des plus beaux villages du Calvados », disait le maire avec fierté devant les touristes qui venaient admirer les pierres blondes et les douves tranquilles.
Quarante-trois ans dans leur maison à deux pas de l’église où ils s’étaient mariés. Quarante-trois ans à regarder le clocher roman depuis leur lucarne, à travailler le jardin ensemble, à refaire la cuisine avec les carreaux bleus qu’elle avait choisis. Ils avaient retapé la maison pierre après pierre, week-end après week-end. Leur œuvre. Leur vie.
Dix-huit mois de maladie. Dix-huit mois à la regarder partir lentement, à tenir sa main de plus en plus froide. Un mardi de septembre, juste avant l’aube. Les tourterelles roucoulaient dans le tilleul.
Après, il avait tenu trois mois. Trois mois à tourner en rond dans les pièces vides, à ouvrir des placards pour sentir l’odeur de ses vêtements, à retrouver ses lunettes oubliées, ses graines de cosmos dans un tiroir. Trois mois à étouffer. Chaque pierre de la maison, chaque objet qu’ils avaient choisi ensemble, chaque coin du jardin hurlait son absence. Rester, c’était mourir à petit feu.
Il avait appelé son neveu à Paris. Tu cherchais quelqu’un pour reprendre la maison ? Elle est à toi. Je m’en vais.
Il avait fui. Paris. N’importe où loin d’elle, loin de Balleroy, loin de tout ce qui criait son absence. Il avait cru que le vacarme de la ville le dissoudrait, le rendrait invisible même à sa propre douleur.
Mais elle était là quand même. Plus présente que jamais, par contraste. Dans chaque silence qu’il ne trouvait pas. Dans chaque visage qui passait sans le voir. Dans chaque vitrine criarde qui lui rappelait la douceur des pierres du château, l’harmonie tranquille de leur village.
Il poussa la porte de son immeuble, monta les trois étages en s’essoufflant. Vingt-huit mètres carrés qui sentaient le renfermé et la peinture fraîche. Une valise à peine défaite. Sur l’unique étagère, le recueil de Verlaine. Pour Jean, qui comprend la pluie. De tout mon cœur, octobre 1982.
Il l’ouvrit. Mon rêve familier.
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Inconnue. Quatre mois étaient déjà écoulés, et il ne se souvenait plus exactement du son de sa voix. De la couleur précise de ses yeux. Les morts devenaient des fantômes, puis des ombres, puis rien.
Dehors, Paris continuait de hurler. Sept millions d’habitants qui couraient tous vers nulle part.
Demain, il faudrait chercher du travail. S’occuper les mains pour ne pas penser. Apprendre à vivre dans le bruit.
Ce soir, il tiendrait jusqu’à demain. C’était déjà beaucoup.
Inspiré de « Mon rêve familier », Paul Verlaine, Poèmes saturniens, 1866

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