Au fond du trou

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Personne ne peut imaginer ce que ça fait d’être au fond d’un canon de flingue prêt à tirer.

Vous pouvez faire l’exercice mental, allez-y. Mais vous aurez du mal, croyez-moi, à ressentir ce que ça fait d’avoir la tronche engoncée dans un long tube froid, serré, le regard calé dans des rayures spiralant jusqu’au trou final, à viser le monde comme un cyclope. Et bon courage pour imaginer ce que c’est d’avoir le cul calé dans une douille en attente d’être percutée, prêt à vous faire allumer à tout moment et être projeté à une vitesse à vous en crever les yeux dans la caboche de quelqu’un. Non, vraiment, essayez donc. Et encore, j’vous parle ni de la douleur, ni l’impuissance crasse.

La congrégation tremble, ils viennent d’être marqués. Les visages affolés défilent au bout du trou, j’peux rien rater, pas possible d’échapper au désespoir qui se dessine sur leurs traits. Je vais rencontrer l’un d’eux.

Ce sera qui ? Y a quasi que des gueules connues. Peu d’honnêtes gens, là-dedans. Et même certains que ça me gênera pas de faire éclater — des vrais connards. D’autres, plutôt rares, que j’estime. Puis un bon paquet que ça me débecterait de trouer. Et puis… non… — son visage, merde ! — la seule personne qui en vaut un peu la peine dans ce monde… Juste là, au bout du canon qui lentement cesse de chercher.

Merde, pas elle.

.
..
.

— Merde !

Le lasso se tend, j’tombe et percute le sol dur. La corde défile dans mes mains jusqu’à me brûler. Je la lâche, avec le pactole qui se barre avec.

— Mauvais fiston, trop lent ! ricane Vieux-Red.

Cette saleté de gros tas de chair plein d’jambes se carapate sous mon nez, avec mon matos. Mais comment ils font, les autres ?

— Tu dois envoyer ton lasso quand il charge, pas cinquante minutes plus tard, petit. Puis tenir — tenir, tu entends ? On dirait qu’t’as encore les mains molles des gosses.

Le molosse se barre, entraînant ses copains au cœur des plaines noires, en soulevant des tonnes de poussières.

— Mais je l’ai lancé, j’ai tenu !

— Que dalle, gamin.

C’est tout, Vieux-Red a décrété que j’étais une chiffe molle. Pas de chance pour lui, il n’a que moi comme apprenti, les autres se sont fait bouffer.

— Laisse tomber, continue-t-il en descendant de son flag. On s’arrête. Pause.

Je descends de mon petit flag d’adolescent. Je regarde le sien, ces trucs sont tellement étranges. On les utilise comme les chevaux des temps anciens, mais ils n’ont rien à voir. Je suis toujours fasciné par ce halo à peine visible qui parvient à les maintenir dans les airs. Les grosses têtes de la colonie disent qu’il y a un flagelle — d’où leur nom — qui génère un champ antigrav-machin. Ces animaux — si on peut les appeler comme ça — sont bien les seuls dans leur genre sur NA. Les seuls à pas se traîner floppée de pattes.

— Si tu veux te le taper, faut me demander avant, plaisante Vieux-Red en suivant mon regard. Viens plutôt bouffer, retape-toi.

— Mais on n’a rien à ramener.

— On n’a pas fini, petit con. On se repose, juste. Après on repart chasser. Cette fois, tu l’auras.

Clin d’œil faux-cul du vieux, puis on s’assied sur un rocher aussi noir que cette foutue plaine baignée d’obscurité. Tout est sombre, même le soleil. Parfois il faut vraiment de la volonté pour concevoir qu’il y a une atmosphère sur cette foutue planète, surtout quand il n’y a aucun nuage, comme aujourd’hui. Même le jour, les étoiles sont visibles sur NA. Vieux-Red bâfre, en levant les yeux. Comme souvent, il parle de la Terre, là-bas on ne les voit que de nuit, les astres. Il raconte que le jour est plein de couleurs, plein de lumière, même dans les déserts. Mais ça lui manque pas, qu’il dit, parce qu’ici on a des opportunités — Ça vaut bien le coup de se farcir ces collines toutes noires et ces sales bêtes.

Un flash irradie soudain au-dessus de nos têtes, perçant le ciel.

— Voilà, fait Vieux-Red en arrachant un bout de viandoche qui pend de son pain. Le trou du cul de l’espace vient de nous chier une nouvelle fournée d’colons.

— New America grandit ! je lâche — reprenant bêtement les pubs volantes. On va y arriver !

— Des opportunistes, gamin. Tu crois quoi ? Sont pas comme mes vieux ou les tiens, tu sais. Ils vont pas mettre la main à la pâte. Vont pas venir ici, avec nous, gagner un peu plus de terrain sur l’inconnu. Z’ont pas l’esprit d’aventure, pas l’esprit d’investissement ! C’est des culs tout doux, engoncés dans des fauteuils moelleux à regarder des films sur ce que nous, les vrais colons — ceux qui se mouillent —, faisons chaque jour. L’esprit de la vieille Amérique, c’est nous !

Je regarde avec lui le vaisseau — plutôt ses lumières — descendre lentement vers la haute atmosphère de NA, bientôt ils s’arrimeront au spatioport et iront s’installer dans la ville grossissante. Bien loin d’ici, loin des terres neuves.

— Allez, bouffe et après on repart, gamin.

C’est marche ou crève avec le vieux, pas étonnant que les autres n’aient pas tenu. Il vous attend pas, il trace, flairant l’air comme un limier à la recherche des gras-dub. Il prétend l’inverse, mais j’crois qu’il va m’remontrer la méthode pour les attraper, c’est pas comme si on pouvait se permettre de rentrer les mains vides.

Deux heures, facile, on a encore grignoté de la plaine toute sombre, j’ai failli m’endormir sur le flag.

— On approche, dit-il, mâchonnant un vieux bout d’os. Les gros ont laissé leurs traces partout. Savent pas à qui ils ont affaire.

En haut d’une colline, sous le soleil qui s’enfonce vers l’horizon plus clair, Vieux-Red sort ses jumelles. Il crache l’os.

— Les indigènes sont heureusement très cons, ils ont pas repéré c’te belle troupe de gras. On file, petit, en tenaille, à trois : un… En avant !

Comme un con, j’ai attendu le décompte. Vieux-Red fait jamais de décompte. J’donne un coup de guibole dans mon flag pour essayer de talonner le sien. Il file comme le vent chaud vers les molosses qui commencent d’abord par se chier dessus avant de se décider à décamper. On mange la plaine à toute vitesse, la poussière se lève en même temps que se désorganise le troupeau.

— Le lent, là ! m’indique Vieux-Red.

J’bifurque vers celui qu’il me montre. Soit un petit, soit un vieux, difficile à dire, mais clairement lent. Je prépare le lasso. Vieux-Red, lui, continue vers un autre isolé. Il me fait pas confiance. Il a raison.

Je déboule le long des flancs de la bête. Ces trucs sont incroyables, malgré leur volume, ils sont capables de cavaler à une vitesse dingue, j’ai du mal à rester à niveau. Et encore, celui-ci est poussif. Faut que j’l’attrape. Celui-là, si je l’ramène pas, c’est que ce job est pas pour moi.

Je m’ancre sur le flag, prépare le lasso et commence à le faire tournoyer. Je vise, prévisualise la trajectoire comme Vieux-Red m’a conseillé et projette la corde — qui se casse évidement la gueule sur les flancs du gras-dub.

— Merde !

Des rochers grandissent devant nous, si ce connard arrive à s’y immiscer je pourrai plus l’avoir. Je rembobine mon lasso, pestant sur le nœud, sur sa longueur, sur ma débilité. Puis me remets en position, me concentre, et lance à nouveau le cercle de corde.

Là-dessus ce foutu truc bifurque, tout lent qu’il est, dans ma direction ! Le lasso file n’importe comment, le molosse percute mon pauvre flag, qu’a pas le volume pour lutter. Il valdingue, avec moi. La plaine file oblique. On percute le sol lourdement, moi sur l’épaule, lui sur le dos. J’vois son flagelle — oui cette fois je le vois — il frôle mon oreille, son bourdonnement est assourdissant, puis derrière, l’une des pattes sabot du gras-dub qui fonce vers moi. Va me piétiner.

Le flagelle se met dans son chemin et déchiquette son membre, projetant des lambeaux de chair et du sang dans tous les sens. Une inondation de fibres, de tendons, de liquides en tout genre me gicle dessus. Ce putain de flagelle, pris de côté, c’est pire qu’une tronçonneuse ! En hurlant, le molosse se barre, se traînant sur ses sept autres pattes, tandis que le flagelle de ma monture continue sa danse saccadée, penchant de plus en plus… vers moi, prêt à m’éborgner.

La gueule de mon flag éclate, la déflagration du tir arrive dans la foulée, l’onde de choc retentit dans la pleine.

La plainte de ma monture dure quelques instants, elle m’évoque presque la langue des indigènes, mais ce n’est qu’une impression. Après un râle, ponctué par le grondement des sabots s’éloignant, le flagelle arrête enfin de bouger. Je suis vraiment qu’un con.

— Alors, on joue les marioles ? On essaie le cirque ? Tu sais, gamin, dans les vieux textes, c’est David qui tue Goliath, pas le contraire. Tu gâches tout.

Failli crever au moins trois fois en une demi-minute — ce qui, même pour moi, est un exploit — et le vieux, il se contente de blaguer ? Je relève la tête, prêt à lui répondre, mais il saute au bas de son flag et me fourre son S&W model 1856 Ruler sous l’nez. J’ai l’impression de voir au fond du canon la balle qui patiente.

— Non, ta gueule, la ramène pas. Les apprentis de merde la ramènent jamais. À cause de tes conneries, on va devoir utiliser les méthodes locales… Tout apprentissage est bon à prendre, qu’ils disent, mais crois moi, celui-là tu vas regretter de l’avoir suivi. En avant !

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