Tempête

4 minutes de lecture

Mon quart à l’hôpital terminé, je sors en passant par le côté plage. Ce sera plus rapide pour rentrer chez moi vu ce qui est annoncé. Quoique je me demande si je n’ai pas trop tardé avec ma dernière patiente, car le panorama me confirme les prévisions météo. Ces nuages noircissant le ciel sont déjà bien trop proches à mon goût. Et la puissance du vent m’amènent à penser qu’ils ont sous-valué la vitesse d’arrivée du maelstrom.

Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même aussi. Après avoir ramené ma malade à l’intérieur et réinstallée dans son lit, elle s’était accrochée à moi en riant, à coups de “Bel hidalgo” ou d’“Apollon des îles”. Du gringue bien lourdingue, mais comment en vouloir à cette vieille femme rongée de l’intérieur par un crabe vainqueur ? Surement la faute de mon sourire enjôleur éclatant sous les longues boucles noires de mes cheveux, sources d’une hypothétique origine méditerranéenne – merci à mon véritable géniteur, quel qu’il soit. Si fantasmer sur moi peut adoucir ses derniers moments, je peux bien la laisser s’amuser. Moi, je n’en mourrai pas…

Il est vrai que je n’imaginais pas tous ces aspects du rôle de soignant quand j’étais plus jeune. Un métier idéalisé, dont la réalité se dévoile sur le terrain. Pas faute d’avoir écouté maman Adama ou maman Aïssatou, ce qu’elle nous racontait durant ces grands moments de retrouvaille en famille et avec leurs amis. Mais la réalité du terrain a donné corps à ces histoires, elle a connecté à l’adjectif de vécu dans ma petite tête. Des corps justement. Des corps meurtris, que ce soit par des violences ou par la maladie. Des corps liés à des esprits. Je n’ai pas eu besoin de statistiques pour comprendre. Les connaissances scientifiques et les gestes médicaux sont indispensables, mais l’écoute, la présence, le contact humain sont cruciaux.

Ces instants avec les patients ne me pèsent pas. Au contraire. J’ignore comment l’expliquer, mais quand je les sens mieux après mon passage, je vais bien. Et je ne me rends pas compte du temps qui s’écoule lorsque je suis avec eux. C’est quand mes collègues sont passés dans la chambre pour fermer les volets que je me suis remémoré l’information du jour. Si je voulais rentrer chez moi en toute sécurité, il vallait mieux éviter de dépaser l’estimation horaire de l’arrivée de la tourmente. La violence des vents sous ces lattitudes pouvait faire de gros dégats. Il paraît que ce type d’ouragan n’était de loin pas aussi fréquent, avant. Nous, les jeunes, on est rôdé maintenant.

D’ailleurs, personne ne m’a attendu pour rentrer les transats et les parasols, ni clouer les planches sur les immenses baies de la terrasse. Pas le temps, je pense. Aucun ne me repprochera de ne pas avoir participer à cet effort commun, ils se doutent que je ne suis pas resté sans rien faire. Cela me confirme plutôt qu’il n’est plus question de traîner pour rentrer. C’est maintenant ou jamais. Je pourrais rester à l’hôpital, mais j’ai trop envie de retrouver mes cohabitants. On a un petit programme d’activités en intérieur en perspective qui me fait bien envie.

Je suis peut-être un peu fou de passer par le littoral, même si c’est un raccourci. Le spectacle est saisissant ! La lumière décline rapidement, les nuages s’amoncellent à une vitesse effarante. Le vent est déjà écrasant et les vagues impressionnantes. Serait-ce un sombre présage ?

Peut-être.

Car voilà que je tombe sur cette femme. La voir là, au bord du rivage, me fige, me bloque. Pas moyen de faire un pas de plus.

Cette femme, sa silouhette de dos, c’est le portrait craché de ma sœur. Les même cheveux dorés, le même style de vêtements.

Cette scène m’en rappelle une autre. Lorsque j’étais enfant. Combien de fois s’était-elle tenue au même endroit, appuyée sur la rambarde de la terrasse de la clinique, comme ça, de longues heures à ruminer, à broyer du noir ? Sa vie n’avait pas été facile, du peu que j’avais pu comprendre du haut de mes six ans. La mienne non plus, me direz-vous. Sauf que mon jeune âge m’a épargné, effaçant le pire de ma mémoire. Il n’y reste que l’image d’un placard. Pas sous l’escalier, comme un certain jeune sorcier. Pour moi, c’était sous l’évier. Sombre, froid et humide. Un cauchemar qui ne me hante plus néanmoins. Pas comme ma sœur. Elle n’avait pu supporter de rester, malgré l’attention et la gentillesse d’Abel et les bons soins de toute sa famille. Impossible d’avancer, de vivre libre sans que des fantômes de violence ne viennent la hanter. Elle avait choisi de nous quitter. Pour se trouver. Un souvenir bien amer. Elle n’était pas seulement partie. Elle avait disparu.

Mais cette femme, aujourd’hui présente devant mes yeux, quelle était son histoire ?

Devait-elle, elle aussi, décider de rester ou de partir pour construire une vie ailleurs ?

Le vent qui siffle à rendre l’âme dans mes oreilles s’engouffre dans ses cheveux, joue à les faire valser en tout sens et forme un masque m’empêchant de discerner son visage. Je la contemple, dubitatif. L’envie de lui parler me démange, mais sa pose m’intrigue. Elle ne semble pas attendre quelqu’un, ou peut-être simplement le temps qui passe.

Elle ne m’a pas encore remarqué, plongée dans ses pensées. Je ne veux pas lui faire peur. Soit je continue mon chemin, soit je lui parle. Et pourtant, mes jambes ne s’enclenchent toujours pas, pas plus que ma bouche. Cette vision remue le passé et les questions se bousculent. Sa silhouette contraste en clair-obscur dans ce paysage qui perd de son côté idyllique au fur et à mesure que l’orage s’approche. Je ne saurais expliquer comment mais, d’une certaine manière, elle rayonne. Le soleil semble briller rien que pour elle, comme s’il dirigeait volontairement ses rayons droit sur sa coiffe en vrac.

Ses lunettes noires servent-elles à cacher ses larmes et ses yeux rougis ? Le chaos du ciel serait-il celui de sa vie future ? Ou de la mienne ? Qu’est-ce qui allait encore lui tomber dessus ? Ou était-ce elle qui me tombait dessus, envoyée par quelque destinée inconnue ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Bea Praiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0