Très cher potentiel meilleur ami…

Je surgis toujours à contretemps – trop tôt pour prévenir, trop tard pour empêcher. J’écris depuis un avenir que tu ne connaîtras sans doute jamais, mais dont l’ombre pèse déjà sur chacune de tes décisions. Je suis le Scribe de l’Obscur. J’archive ce qui fut, ce qui est, ce qui sera… Et ce qui aurait pu être, si tu n’avais pas, en toute naïveté ou par pur caprice, tourné cette page.

Ne te méprends pas. Je ne suis pas le héros de cette histoire. Je suis pire : son témoin privilégié. Un archiviste aux nerfs effilés, chargé de remonter la trame comme on remonte une horloge fêlée – avec juste assez de mauvaise foi pour fissurer ta réalité. Mais attention : l’illusion ne vient pas de moi. Elle vient de toi. Car dès l’instant où tu poses les yeux sur ces lignes, tu agis. Tu franchis un seuil. Tu deviens un point de tension dans le récit. Pas un lecteur passif : une balise d’activation narrative. Une pièce dans la grande horlogerie cosmique.

Et je vais te confier un secret : la magie ne s’écrit pas seule. Elle a besoin de chair. De jugement. De frissons. De toi.

Tu viens de sceller un pacte. Irrévocable. Sans clause de rétractation, sans recours possible. Un pacte avec l’Histoire – celle que personne ne t’a racontée. Tu crois encore pouvoir refermer ce bouquin, t’éloigner, reprendre ta vie ? Allons. On ne quitte pas un grimoire par sa quatrième de couv. Sauf à vouloir finir – et je ne le recommande pas – en note de bas de page.

Je sens ton palpitant qui s’accélère. N’aie crainte, c’est bon signe. Tu pressens que quelque chose te dépasse, et tu as raison.

Tu vis sur Terre.

Pas Terre 1 – la Dimension Primale, où se joue l’histoire. Le monde principal. Le théâtre des grands drames, des batailles décisives, des trames officielles.
Pas Terre 2 – l’Entre-Deux-Mondes, ce vestibule spectral qu’on nomme à tort l’au-delà, où les âmes errent dans l’opulence et les massages.

Pas même Terre 3 – qui, pour moi, fut le terrain de jeu de deux divinités ne pouvant s’affronter directement, et engendra un contre-courant (Dieu et sa cour d’anges). Un froissement dans la matière. Et ce froissement donna naissance à ce que nul n’attendait : Terre 4.

Ta Terre. Privée de magie. Un résidu. Un oubli. Un accident cosmique. Une faille rendue monde. Un « Et si ? » devenu chair. Et c’est de cette anomalie que tu es issu. Oui, toi. Pas élu. Pas sauveur. Mais témoin essentiel d’un monde qui n’aurait jamais dû exister. Voilà pourquoi tu comprends ce que d’autres ignorent. Pourquoi ton âme résonne ici. Pourquoi je peux te parler.

Alors retiens ceci : la boucle devra être bouclée.

Tu crois lire une histoire ? Détrompe-toi. Tu t’apprêtes à traverser. Le genre de voyage dont on ne revient pas tout à fait. Peut-être y aura-t-il une fin heureuse. Probablement pas. Mais l’enjeu n’est pas la victoire. L’enjeu, c’est la vérité. L’accomplissement.

Je pourrais, bien sûr, te narrer les origines. Le frisson premier. Le Big Bang – ou cette fable thermodynamique que les savants répètent pour se rassurer. Je pourrais évoquer les batailles primordiales, les pactes de création, les dieux anciens aux chevilles gonflées d’importance. Mais à quoi bon ? Tout cela n’a jamais vraiment compté. Ce sont des décors de figuration, en attendant que toi, par ta lecture, prennes conscience de l’ampleur de la vérité.

Le début ne se cherche pas en arrière. Il ne se mesure pas en siècles. Il ne repose pas dans les cendres du monde. Non, le véritable commencement vient du futur. Il est là, à portée d’effondrement.

Et ce qui t’attend n’est pas une révélation – c’est une bascule.

Car tout bon commencement, vois-tu, doit naître d’une bonne fin. Et celle-ci approche. Ma part à moi s’écrit là où trois frères attendent que leur heure vienne. Et toi, désormais, tu attends avec eux.

N’oublie jamais : un univers entier s’effondre, à chaque fois qu’un lecteur abandonne à la page vingt-deux.

Ton narrateur loyal, Le Scribe de l’Obscur

Post-Scriptum : Entre nous… Tu aurais pu tomber sur un manuel de cuisine ou un horoscope fadasse. Mais non. Il a fallu que tu ouvres celui-là. Ça en dit long. Sur toi. Et pas forcément en bien.