La porte

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Après avoir marché sur un bon rythme, j’apercevais l’auditorium à travers les arbres qui jalonnaient le parc sur son rivage nord. Je m’arrêtai un instant sur un banc avec son image flottante au-delà des troncs pour boire du thé. Perdu dans mes souvenirs, j’avais quitté sans m’en rendre compte l’étroite allée de terre pour me rapprocher de l’artère principale. Tout autour de moi, d'étouffantes ténèbres s’épaississaient dans les fourrés, terribles et profondes, rejetant au loin la lueur des lampadaires. Le sentiment de menace me submergea à nouveau, les lumières de la ville ne m’avaient jamais paru aussi lointaines et étrangères. Le silence profond et absolu me perturbait le plus. D’où je me situais, j’aurais dû entendre les trains sur la voie ferrée mais je ne percevais rien. Une angoisse sourde me gagnait le cœur et je me hâtai d’avaler une gorgée de thé chaud pour essayer de me réchauffer le corps et l’âme.

L’humidité des lattes de bois du banc s’infiltrait à travers la laine de mon manteau. Je frissonnai autant de froid que d’appréhension, comme plus tôt dans Kraft Street. Au bord d’un affolement dont je n’étais pas coutumier, je laissai mon regard fouiller l’obscurité dansante, incertaine. Après la pluie, les arbres trempés s’égouttaient lentement mais ce soir je ne trouvais dans ce son rien de poétique ou de naturel. Dans le crépuscule toujours plus dense, chaque goutte ressemblait à s’y méprendre à un œil cristallin qui m’observait. J’imaginais des milliers d’entités borgnes qui m’épiaient depuis le bord noir de la frondaison ou bien une unique créature gigantesque, informe, goudronneuse, au regard infini, multiple avalant le monde m’environnant.

Retentit à cet instant le trille angoissé d’un oiseau juste dans mon dos et je me redressai d’un bond, renversai le restant de thé sur mon imperméable, la terreur de l’indéfinissable m’écrasant dans son intransigeante poigne de fer. Mon cœur battait violemment dans ma poitrine, une sueur glacée perlait sur mon front, à la limite du bandeau de mon chapeau. Brusquement, je n’avais plus envie d’être ici, je voulais par-dessus tout rentrer chez moi, en retrouver la chaleur réconfortante. J’avais même oublié les roses que je me promettais d’offrir à Olivia.

Je m’apprêtai à partir quand, dans la multitude de reflets perlés, l’un d’eux retint mon attention, un peu plus scintillant que les autres, bizarrement fixe. Peut-être parce que ma curiosité s’en trouvait piquée, peut-être parce qu’analyser et comprendre la nature de cette nitescence me permettrait de refouler cette peur d’un atavisme renié.

Au cœur de cette suspension de temps, marquée des ultimes lueurs d’un jour mourant, je me sentais irrémédiablement attiré par cet éclat séducteur. Mon éducation scientifique me poussait à résoudre ce mystère et je rejoignis l’autre bord de l’allée.

D’après ce que je devinais grâce à la lumière d’un lampadaire dans mon dos, me séparait de cette étincelle un carré de pelouse détrempée, un chemin de terre sous le couvert d’arbres et encore au-delà les fourrés au milieu desquels resplendissait cette fascinante lueur. Dans mon souvenir, une grotte peu profonde s’ouvrait dans un affleurement rocheux non loin mais l’accès n’en était pas obstrué de broussailles comme ce que je voyais. J’en déduisis immédiatement que je me trouvais ailleurs et non devant la caverne peu profonde que les oies du parc utilisaient comme abri. Et je n’entendais aucun cacardement, rien que le silence perturbant.

Je posai un pied sur l’herbe humide quand je perçus une ombre qui glissait lentement vers moi depuis ma gauche. Un profil aux couleurs de la nuit qui avançait silencieux et léger. Alors que je me figeai, émergea de l'obscurité un vieil homme et son gros chien noir. L’animal, en sentant ma présence, renifla l’air autour de lui. Une bête terrifiante, énorme, plus proche du loup que du compagnon domestique. Je doutai de la capacité du vieil homme à retenir l’animal si celui-ci se décidait à attaquer ou simplement venir à ma rencontre. Comme pour prouver mes pensées, le chien donna un coup de collier dans ma direction et en réaction, le promeneur avança une main rapide dans le pelage de son animal et le maintint par son harnais avec une force que je n’aurais jamais soupçonnée. Se faisant, la lumière du lampadaire tomba sur sa main et elle m’apparut diaphane et parcheminée, presque squelettique. Comme la main d’un mort revenu du monde des ténèbres. J’eus, dégoûté, un violent mouvement de recul et le chien y réagit en poussant un court aboiement. Le vieillard émit un grognement réprobateur en réponse puis il tourna la tête et lança :

“ Bonsoir, monsieur. Belle promenade. Dommage que la météo ne soit guère plus propice mais nous avons intérêt à nous en contenter avant le long hiver qui s’annonce. ”

Le cône de clarté qui descendait du réverbère me révéla, sous l’ombre du rebord de son chapeau, le bas de son visage d’un rose étrangement brillant et je me demandai alors s’il pouvait s’agir du même vieillard croisé plus tôt dans le tramway. Pourtant, je me rappelais que Kraft Street était déserte quand j’avais quitté la rame. Mais il était tout à fait possible qu’il soit descendu à l’arrêt suivant pour ensuite accéder au parc par une autre entrée, peut-être celle de Childress Lane. Perdu dans mes pensées, je n’avais peut-être pas marché aussi vite que je le croyais et il pouvait m’avoir rattrapé.

Mon malaise de la soirée augmentait à la pensée de cette rencontre fortuite et venait même appuyer la menace diffuse que je ressentais depuis mon départ de la maison. Non seulement en moi mais jusque dans l'air vicié.

Je m’attendais à une voix chevrotante, éraillée par la vieillesse, je découvris un timbre de stentor habitué de longue date à diriger, celle d’un leader né, d’un chef militaire. Une élocution empreinte de déférence mais qui cachait à peine un ton aristocratique méprisant. Je voulus lui répondre avec la même inclination mais je ne réussis qu’à bredouiller un vague salut. L’image autoritaire de mon père fleurit dans mon esprit. De vieilles réminiscences d’un passé que je pensais oublié où mon père me dominait de toute sa hauteur, le regard et la voix noires et à qui je ne parvenais à répondre qu’à travers des balbutiements égarés. Un bégaiement qui le mettait hors de lui. Lui qui me poussait, m’exhortait à prendre de l’assurance, à m’imposer et à réussir par n’importe quel moyen, haïssait le petit garçon peureux, à l’imaginaire débordant que j’étais. Sous ses brimades, quelquefois ses coups, autant de meurtrissures qui m’endurcirent. La colère se chargea de me rendre plus taiseux, plus observateur, plus froid.

Je travaillais avec ténacité pour de bons résultats scolaires mais je ne lus jamais de fierté, de reconnaissance dans ses yeux. Pas même lorsque j’entrai en faculté de médecine.

Autant je retrouvai peut-être un moyen d’évasion dans le récit de Pickman sur les étudiants disparus comme dans l’imagination folle de mon enfance, autant ma relation amoureuse avec Olivia m’offrit l’émancipation du joug paternel. Jamais il n’offrit autre chose que du mépris silencieux à ma compagne. Longtemps, je fus malheureux, tiraillé entre le désir de plaire à cet homme au cœur aride et celui de vivre pleinement mon histoire d’amour avec Olivia. Jusqu’au jour où je compris que quoi que je fasse, mes efforts ne trouveraient en lui aucun encouragement, aucune fierté. De là, je commençai à m’éloigner de lui. Notre absence aux réunions de famille, aux fêtes d'anniversaires et aux réveillons de Noël ne semblaient pas l'offusquer. Au départ, ma mère protesta mollement mais au bout d’un moment, vaincue, accepta mes excuses comme mes mensonges, ceux où je prétextais de la fatigue ou des gardes interminables. Le lien se distendit, cassa et personne ne fit l’effort de le renouer.

Avec mon épouse, nous vivions enfin libérés de ce poids familial mais manquait peut-être un enfant à notre bonheur. Olivia m’en parlait souvent. Je lui répondais que je préférais attendre une meilleure position à l’hôpital comme chef de service avant de l’envisager. Je lisais de la déception sur son visage mais je me refusais à un tel engagement sans une certaine sécurité financière. J’avais toutefois réussi à convaincre Olivia jusqu’à ce jour.

Le vieillard passa au plus près de moi, me salua du chapeau. Je ne voyais pas ses yeux mais je sentis qu’il me regardait avec une intensité dérangeante pendant ces quelques secondes. Sa façon étrange de me fixer me fit me sentir sale et faible, comme un enfant qui s'est souillé pendant la nuit. Je comprenais tout à coup pourquoi ces vieilles images remontaient à cet instant précis en surface.

Comme il était apparu, il disparut, comme une ombre qui jouait avec le noir. Mais son empreinte resta longtemps dans mon esprit à la manière d’une marque rouge sur la peau après un coup ou une pression trop longue.

Je demeurai un moment ainsi, le regard perdu dans l’obscurité de l’allée, insensible à l’humidité qui s’insinuait dans mes bottes.

Un merle poussa un nouveau chant étrangement dissonant depuis une branche invisible et rompit le silence sépulcral qui régnait. Il se cachait hors de ma vue et j’étais bien prétentieux de vouloir le débusquer dans sa cachette mais cela me permit de concentrer à nouveau mon attention sur le mystérieux point lumineux qui scintillait toujours au fond du bosquet. Son appel était irrépressible. J’avançai à travers la pelouse et l’allée de terre. Au-delà, les branches descendaient bas, alourdies de pluie, encore luxuriantes des poussées printanières. L’hiver, dans sa première banderille d’aujourd’hui, n’apportait pas encore l'altération brune de la fanaison.

Je me penchais, me frayais un chemin entre le feuillage humide et froid. J’avançais au son spongieux du sol détrempé, troublant à peine la quiétude étrange du parc. Par contre, à mes oreilles résonnait le martèlement de mon cœur. Cette lueur fixe m’attirait autant qu’elle m’excitait. A moins qu’il ne s’agisse d’une peur innommée, ancienne, enfantine. L’adrénaline guidait mes pas. Mes pieds butaient contre du bois mort, sur de vicieuses ronces rampantes mais ma détermination les repoussait lestement, à peine ralenti par ces obstacles invisibles. Je luttais dans les branchages, je manquais de perdre mon chapeau plusieurs fois, les aiguilles des sapins me giflaient le visage.

Qu’elle semblait loin, cette luciole fantastique. Pourtant, petit à petit, je me rapprochais. D’après la connaissance que j’avais du parc, je me trouvais tout près de la haute barrière en fer forgé qui le ceinturait, l’auditorium quelque part sur ma droite. Là, je plongeai dans un dernier rideau épais de verdure détrempée ; pendant un instant je perdis de vue la lumière, une obscurité presque totale m'enveloppa. Mais je gardais mon cap, sûr de moi, déterminé.

Juste à cet instant, les arbres s’ouvrirent. Plus rien ne me séparait de cette flamme blanche et immobile. Elle n’était pas un miroir, elle était le phare. La clarté inondait la clairière dans laquelle je venais de déboucher. Pendant un instant, je fus aveuglé, déstabilisé. Puis, au-delà du puissant halo, je commençais à discerner un cadre rectangulaire, aux arêtes bien définies et je compris ce que je voyais.

Devant moi, enchâssée dans la roche granitique, une porte. Lourde, métallique, mangée d’humidité, couverte de ci de là de mousse verte. Une porte imposante mais très vieille. Une porte qui m’était inconnue.

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