La soupe

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On cuisine une soupe aux légumes à partir de carottes, de navets, de patates et de tomates qu'on a préalablement épluchés. Enfin, sauf pour les tomates, bien sûr. Le tout doit être bien cuit dans une grande marmite avec un peu d'eau, puis mixé pour en faire une bouillie. On en était rendues là. Maman m'a dit de ne pas m'inquiéter du bruit, même s'il était affreux - et affreux, il l'était ! Sous les lames métalliques virevoltant à cinq mille tours minutes grâce à un moteur électrique de l'antiquité, il y avait nos beaux légumes. Tous tournent et s'unissent dans une même danse violente imposée par notre faim à nous, humains ! - enfin, sa faim à elle. Je sais pas si c'est poétique, ou ironique ou autre chose.


Ma mère manie avec précision la vieille machine par cette grâce propre a sa génération, ou l'on ose par audace utiliser les appareils électriques. Elle repose finalement le mixeur, l'étape trois est finie. Ca allait mieux. Je pouvais à nouveau écouter le silence, comme le dit papa. Elle prit avec soin un petit cube sur les emplacements des assaisonnements, placé astucieusement juste au-dessus du four a micron-onde électro-magnétique 800W :

”Pour finir, tu ajoutes un bouillon de volaille dans la tambouille, et c'est fini !”

Elle a mit son cube sur une grande cuillère, puis la grande cuillère dans la soupe avant de la renverser doucement pour faire tomber son cube. J'étais déçue. Je suis sûre qu'avant, elle le jetait de loin. Elle se mettait à l'autre bout de la pièce, ou même de la maison, pour le lancer. En tirant la langue elle pliait les genoux puis tendait son corps pour faire voler son projectile. Il parcourait le salon, le couloir et la cuisine pour rebondir sur le rebord de la marmite. Elle retenait sa respiration, voyant son précieux bouillon s'envoler dans les airs, puis sautait de joie avec papa quand il plongeait finalement dans la soupe, avec ce petit ”plop”. D'habitude, le ”plop” signifiait quelque chose comme de l'eau renversée ou une mauvaise gestion du papier toilette. Mais dans ce cas bien précis, ca signifiait la victoire !

”Pardon, tu m'as dit quoi chérie ?”


Mince. J'ai dû parlé sans m'en rendre compte. Elle fait ses yeux de surprise. Il faut engager une autre conversation, ne pas paraître trop bizarre.

”Il y avait une vue directe de la cuisine depuis le salon dans le premier appartement ou vous avez vécu avec papa ?
- Euh... Je... Pourquoi tu poses cette question ?”


Ses yeux sont encore plus exorbités qu'avant. J'ai appris durant mes jeunes années à reconnaître les ”terrains glissants” par la tenue du regard maternel. Par ”terrains glissants”, j'entend toutes situations pouvant remettre en cause les résultats obtenus avec M.Berskin. Si j'allais dans cette direction, ma mère pleurait et ses joues devenaient aussi humides qu'une baignoire.

Alors, comme dit mon papa: ”quand ça commence à glisser, il faut changer de crampons.”


”Et pourquoi tu met un bouillon de volaille ? Tu avais dis qu'on ferait une soupe aux légumes...
- C'en est une ! Regarde, on a mis des carottes, des navets, des patates, des ...
- Oui, oui mais là tu mets un bouillon de volaille dans une soupe aux légumes.
- C'est pour hausser le goût. Comme ça, elle sera encore meilleure, tu verras !
- C'est dommage quand même de tuer un poulet juste pour une soupe aux légumes.
- Elisabeth, arrête un peu !
- Je n'ai juste pas compris pourquoi donner un goût de poulet à une soupe aux légumes était une bonne chose.
- Elisabeth !”


Ses yeux sont un peu rouges. Elle dort mal en ce moment. Fatiguée, Maman n'est pas très apte aux conversations. Mieux vaut arrêter la discussion. Une occasion de nouer une ”relation mère-fille” vient de faire ”plop”. Je le raconterais a M.Berskin demain.

”Tu recommences chérie...”


Ça doit être ce ”plop” qui ressort à chaque fois.


”On va bientôt la manger alors la soupe aux légumes avec un goût de poulet ?
- Ce soir chérie, promis.
- Tu faisais du basket étant petite ?
- Euh... Oui, oui, pendant trois ans à la FAC. Je marquais surtout des trois points. Pourquoi ?”


Parce que je voulais savoir si tu pouvais mettre un cube de poulet dans une marmite à une dizaine de mètres de distance, depuis le salon.


”Je me dis que ça peut être cool de commencer une activité sportive telle que le basket pour mon développement personnel.
- Oh, chérie, c'est une super nouvelle ! Va falloir voir ça avec papa quand il rentrera !”

C'était tout calculé. Quand il y a un doute qui s'installe, c'est qu'il y a une bombe à désamorcer. Un bon signal à leur émettre pour rétablir l'équilibre. Le truc, c'est de l'envoyer comme une grande personne, pour les rassurer - comme ça, ils vont croire que les trucs ”bizarres” d'il y a une minute sont liés à cette nouvelle. L'enfant Napoléon devait faire pareil avec ses parents.

”Oui, je suis excitée !”


Elle me regarde en se penchant un peu en arrière. J'ai peut-être crié. Mes bras sont en l'air. Mince, j'ai crié. Plus ça va, plus les souvenirs se transforment pour devenir ridicules. La scène passe en boucle. Ma voix est forte, aigue. Je ne fais plus que crier ”té” maintenant. Le rythme est génial. Ça donne un truc genre ”Tam Tam Tam”. Un tube d'enfer, du vrai rock'n'roll.

”Elisabeth ?”

Merde. Faut que je me concentre.

”On la mange quand la soupe aux légumes avec le gout de poulet ?
- Elisabeth... Tu... Tu me l'a déjà demandé il a une minute. Tu ne te rappelles pas ?”


Elle s'est mise à ma hauteur. Ca aide notre relation à se nouer a dit M.Berskin. Son nom sonne très anglais. C'est pour cela qu'on a du le choisir il y a deux ans. Ma mère a dû recevoir une liste avec le nom des psy de la ville. Elle a du imaginer le nom dans le crédit du générique d'un film. ”Film réalisé par Berskin”, ça claque. Avec un fondu en noir entrant et sortant.

”Tu ne crois pas ?”

Elle m'a prise la main et insiste avec son regard. Il devient humide. Terrain glissant. Elle a dû dire autre chose, mais j'ai pas écouté. La hotte continue de tourner, aspirant la fumée de la soupe. Elle est cuite, mais maman à gardé le feu allumé. Ca risque de bien cramer la casserole. En plus, la soupe encore collée au mixeur coule sur l'établis. Mieux vaut nettoyer maintenant.

”Maman, faut pas couper le feu ?
- Chérie, écoute moi. Tu as encore cette voix dans ta tête ?”


Elle m'a prit l'autre main. Les premières larmes coulent. J'ai dû faire une bêtise. Elle m'a posé une question. Je dois répondre quoi à ça ? J'ai envie d'être ailleurs. Dehors, sur la balançoire.

”On a quitté la maison il y a cinq ans chérie, on n'a plus de balançoire.”

Ca devient délicat. On avait une balançoire avant. Je suis assise dessus, le ciel est bleu, le vent léger, la chaleur douce. Il y a un petit chat aussi, il s'appelle ”gratteux” parce qu'il n’arrête pas de se gratter de partout, malgré ses colliers anti-puces. Le docteur a dit que c'était héréditaire, donc à cause de son papa et sa maman.

”Pourquoi tu parles de gratteux ? Il est mort Chérie, il y a quatre ans. Mon Dieu, dis-moi, il y a quoi dans ta tête en ce moment ?”

Parfois, je me dis qu'un jour, il y aura un énorme ”Et... Coupé !”. Le monde entier se retournera et trouvera une caméra en train de le filmer. On apprendra que notre vie fait partie d'une série sur le net et qu'à partir de maintenant, tout redevient normal. Je regarderais alors le réalisateur avec un petit sourire et l'inviterais à la machine à café boire un coup. Après une petite papote, il me dirait un truc style ”Tu le prends vachement bien quand même, c'est impressionnant !”. Et là je serais fière. Je ferais un petit haussement des épaules, ou pas. Je sais pas trop encore.

M.Berskin nous a dit qu'elle était héréditaire, ma voix. C'est à cause d'eux si je suis comme ça, mais je comprends pas pourquoi je devrais leur en vouloir. Regretter quoi, d'être obligée de regretter ? En attendant, maman est avec papa, elle pleure discrètement. Il y a une boite sur la table. Je prends ma pilule.


Ma mère est au téléphone. Puis il y a un Plop dans ma tête. Le docteur Berskin est en face de moi. Je suis dans son bureau. Le soleil est couché. Avant, ce bureau, je l'imaginais avec de la moquette sur les murs, je sais pas trop pourquoi d'ailleurs. La première fois, je voulais y aller et retourner les tableaux, voir s'ils sont accrochés avec une punaise ou du papier scratch. Mais c'était une banale tapisserie jaune.


”Elisabeth ?
- Oui M.berskin ?
- Tu te rappelle de la cuisine, il y a une semaine avec ta maman ?
- Oui”

Il faut toujours répondre ”oui” à une question. Le truc dangereux, c'est la suite de la conversation. C'est pour ca, il faut être très convainquant pour ne pas avoir de question après ce "oui". C'est un véritable art, le plus utile de tous ! Le truc, c'est de maitriser le flux.


”Elisabeth, tu veux maîtriser la conversation ?
- C'est dans quel film ou il y a de la moquette dans un bureau de psy ?
- Elisabeth, tu...”


Il regarde derrière moi, avec un signe de tête, de gauche à droite. Il a l'air triste. J'ai dû faire une bêtise. Deux mains se posent sur mes épaules.
Je prend une pilule.
Plop.
Gratteux se caresse à moi, puis se frotte, ce gros balot ! L'été est chaud, bon. Le soleil frappe ma peau. Je suis un photon, je traverse l'épiderme et me fait emporter par un globule rouge. Il s'appelle Alfred...
Pilule, Plop.
Maman enlace papa. Lui me fait signe de la main. Je comprends pas sa tête : triste et humide, mais avec un sourire. Il colle pas avec le reste. Je mets ma main devant moi, de telle sorte à ne plus voir que son sourire. A nouveau, papa est heureux.
Pilule, Plop.
J'entre dans un bureau et arrache les tableaux. Mais il n'y a aucun scratch. Une personne crie, une petite fille, enfermée dans une salle, dans mon corps.
Pilule, Plop. Pilule, pilule, pilule, pilule.
Mes mains sont vieilles, ridées.
Plop. Pilule, pilule, pilule.


Comment fait-on une bonne soupe aux légumes ? Il faut des carottes, des navets et puis... une pilule, une dernière.

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