Prologue

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16 janvier 2024

Le temps était glacial, un de ces froids humides qui vous gèle jusqu’aux os. Angélique avait horreur de ce genre de cérémonie. Elle avait revêtu sa jupe pour l’occasion, elle, qui préférait nettement passer la journée dans son treillis bleu marine avec ses chaussures d’intervention. Ses escarpins lui martyrisaient les orteils. Introuvables en 43, elle avait dû se rabattre sur un 42 qui lui comprimait les pieds. Par chance, le froid ne faisait pas gonfler ses extrémités. La veste croisée laissait passer les courants d’air à la différence de sa vareuse de treillis. Elle se rappela que sa mère, l’une des premières cheffes de brigade de gendarmerie dans le sud-ouest au début des années 2000, détestait également toutes ces cérémonies officielles. Décidément, elle tenait bien d’elle.

« Par bonheur que ce n’est pas tous les jours qu’un nouveau commandant de compagnie prend ses fonctions, se dit-elle. Espérons que ça ne va pas durer des plombes… »

Jetant un coup d’œil circulaire, elle nota que tout le gratin local était présent : le commandant de groupement du Finistère, la députée, le maire de Landerneau, le sous-préfet de Brest, ils étaient tous là, ainsi que les correspondants du Télégramme de Brest et de Ouest-France. Les anciens combattants participaient également à la « fête » même si leurs rangs s’éclaircissaient d’année en année.

Pour une fois, cette cérémonie n’avait pas lieu dans l’enceinte de la caserne, mais sur le parvis de l’hôtel de ville. Cette fois-ci, avec la volonté que la gendarmerie fasse partie de la vie des Landernéens et Landernéennes, cet endroit ouvert à tous les vents avait été préféré. Heureusement, aujourd’hui le vent soufflait sud-est et pas dunord.

« Vivement que toute cette mascarade se termine », fulminait-elle. Elle avait du boulot, plein de paperasse à rédiger. Ce n’était pas le tout d’arrêter des criminels, mais ensuite, il fallait écrire des rapports. Même si cette partie-là de son boulot ne la passionnait pas vraiment, elle le réalisait toutefois avec un sérieux exemplaire. Un trait de caractère hérité de son père, cette fois-ci.

Enfin, après cette attente qui lui parut interminable, le sous-préfet prit la parole en premier pour rappeler la nécessité de l’état de droit dans le pays ainsi que le remarquable travail des gendarmes pour le maintien de l’ordre et de la circulation quelques mois plus tôt, lorsque la tempête Ciarán avait ravagé le Finistère. Il refit un petit historique rapide sur la présence de la gendarmerie à Landerneau depuis plus de 300 ans (la connétablie et la maréchaussée, à l’époque).

Vint ensuite la députée qui se félicita de la mise à l’honneur de la gendarmerie dans la ville de Landerneau. Puis le colonel, chef du groupement du Finistère, installa officiellement le chef d’escadron Le Guen à la tête de la compagnie[1]. Celui-ci avait passé de nombreuses années dans les Antilles et en Guyane avant de regagner son Finistère natal pour, sans doute, sa dernière affectation.

Il rendit un hommage appuyé à son prédécesseur, le lieutenant-colonel Guyader, appelé à l’état-major régional de Rennes, puis déclara à quel point il était fier de diriger cette compagnie de Landerneau. Il évoqua le très connu « prix Landerneau du polar » qu’il achetait tous les ans depuis sa création en 2012 et finalement, remercia toutes les personnes présentes en commençant par le sous-préfet.

« Il était temps que tout ce merdier se termine », songea-t-elle, une fois les discours achevés. Se disant qu’elle allait enfin pouvoir rentrer à la caserne, elle eut alors la surprise d’entendre son nom et celui de son chef, le capitaine Morvan, commandant la brigade de recherche et de l’adjoint de celui-ci, l’adjudant-chef Merlot. Tous les trois sortirent des rangs. Les deux autres semblaient savoir de quoi il s’agissait.

Le nouveau commandant de compagnie reprit alors la parole :

— Capitaine Morvan, adjudant-chef Merlot, adjudant Benslimane, je crois que je ne pouvais pas espérer de meilleur accueil que celui que vous m’avez réservé avec l’arrestation, la semaine dernière, d’un dangereux malfrat, trafiquant de drogue notoire, qui était recherché dans toute la Bretagne. Le colonel et moi-même, ainsi que le maire et le sous-préfet vous sommes infiniment reconnaissants d’avoir retiré de la circulation ce mécréant qui inondait les lycées avec ses substances chimiques de synthèse.

Elle fronça un instant les sourcils. Cet épisode était sorti de sa tête, elle était déjà passée à une autre affaire. La brigade de recherches ne chômait pas à Landerneau. L’actualité criminelle y était assez intense avec, en particulier, une tendance à voir le trafic de stupéfiants se développer. Ces temps-ci, il était assez simple de s’acheter le matériel sur Internet pour qu’un chimiste débrouillard puisse fabriquer des tas de saloperies détruisant les gens.

Le chef d’escadron Le Guen poursuivit :

— En conséquence et sur proposition de votre ancien commandant de compagnie, j’ai le plaisir, avec le colonel, de vous remettre la médaille d’honneur de la gendarmerie avec citation en récompense des services rendus.

« Heureusement qu’il ne savait pas tout des conditions de l’arrestation, le nouveau commandant, il aurait été moins enthousiaste », se dit Angélique. Elle se demandait si Merlot qui avait assuré l’intérim du capitaine Morvan l’avait tenu au courant. Elle se força à faire bonne figure, prise entre son esprit qui se rappelait ce qui s’était passé réellement et la décoration qui l’attendait.

L’adjoint du commandant de compagnie s’avança avec un coussin rouge sur lequel reposaient les trois distinctions, deux avec des étoiles de bronze pour les sous-officiers et la dernière avec une de vermeil pour le capitaine. Le Guen accrocha les médailles sur la poitrine des deux adjudants. Angélique se redressa encore et le chef d’escadron dut presque se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre le haut de son buste. Elle le dépassait presque d’une tête avec son mètre quatre-vingt-dix.

Le chef du groupement du Finistère épingla la décoration sur la veste de Morvan. C’était une sorte de péché mignon pour lui : les médailles et distinctions, il adorait ça ! Il avait bien mérité toutes celles qu’il avait et les arborait fièrement, en toute occasion.

« Il est ivre de bonheur, mon capitaine », nota Angélique en jetant un coup d’œil vers lui. Elle s’amusait de cet amour des breloques, mais il demeurait un bon patron. Le regard qu’il lui retourna était pourtant bien noir alors qu’il venait d’avoir un bref échange à voix basse avec Merlot.

Alors que plusieurs de ses collègues arrivaient autour d’elle pour la féliciter, Morvan passa près d’elle en lui disant entre ses dents :

— Benslimane, au retour à la caserne, dans mon bureau ! d’un ton qui n’appelait aucune contradiction.

— Bien mon capitaine, lui répondit-elle.

Décidément, elle n’échapperait pas à l’explication avec lui. C’était désormais certain, Merlot avait dû faire un compte-rendu détaillé de l’arrestation à Morvan. Celui-ci, de retour de congés le matin même, venait visiblement de l’apprendre.

Toutefois, elle allait encore savourer un peu l’instant. Même si cette breloque ne changerait pas sa vie ni sa carrière, elle savait que ses parents seraient fiers d’elle et puis il y avait pire que recevoir les félicitations de ses collègues, non ?




Elle était venue à la cérémonie en voiture avec Merlot et le trajet du retour se fit dans un silence de plomb. Elle savait qu’il n’avait fait que son devoir en parlant à Morvan, mais ne pouvait pas s’empêcher de se sentir quelque peu trahie. Un lien amical profond, sans aucune ambiguïté, s’était instauré entre eux dès son arrivée, quelques années plus tôt, dans cette brigade dans laquelle, il avait quasiment fait toute sa carrière. Elle n’aimait pas cette sensation d’avoir « le cul entre deux chaises » et la complicité fraternelle avec l’adjudant-chef lui manquait, surtout juste avant de se faire engueuler par son capitaine.

Aussitôt arrivés tous les deux à la caserne, son collègue s’éclipsa, prétextant un besoin urgent. Elle était donc seule et n’avait pas d’autre solution que d’y aller. Prenant une grande respiration, Angélique se dirigea vers le bureau de son chef. La porte était ouverte. Elle s’approcha et avant d’avoir pu toquer elle entendit :

— Entrez, Benslimane et fermez la porte derrière vous.

Elle s’exécuta et se mit au garde-à-vous devant le bureau, sentant que l’entretien allait être formel. Il ne l’appelait par son nom que quand il était en colère. Autrement, les relations étaient plutôt détendues au sein de la brigade de recherche et tout le monde s’appelait par son prénom.

— Repos, lui fit-il.

Il demeura quelques instants silencieux, le regard braqué sur elle sans qu’elle ne détourne les yeux. Elle ne les baissait jamais, comme son père le lui avait appris : « un Kabyle ne baisse jamais les yeux que devant Dieu », lui serinait-il. Morvan n’était pas Dieu, donc…

— Vous vous doutez de ce que j’ai à vous dire, non ?

— Oui, mon capitaine, répondit-elle sur le même ton qu’il avait initié.

On y était. Ce n’était qu’un mauvais instant à passer sans doute, mais quand même, elle aurait donné cher pour être ailleurs. Elle admirait tellement morvan que se faire engueuler par lui, était une déchirure.

— Mais qu’est-ce qui vous a pris ? Depuis quand une clé à molette fait-elle partie de l’armement du gendarme ?

Elle se retint de ne pas sourire. Ce n’était pas le moment. Cependant, visualiser chacun de ses collègues avec une ou deux clés à molette à la ceinture avait un côté risible. D’autant plus que bien peu auraient su l’utiliser comme elle.

— …

— Imaginez un peu s’il y avait eu un témoin. Toute la procédure aurait pu s’effondrer. On aurait même pu avoir une caméra dans le coin !

— Il n’y en avait pas, mon capitaine.

— Vous avez vérifié avant de balancer cette clé à molette dans son scooter ?

— Non, après.

Cela s’était passé dans un des quartiers de Landerneau faiblement équipé en caméras de surveillance. Effectivement, sur ce coup-là, elle avait été vernie, comme si la Providence avait veillé sur elle. Son père lui avait d’ailleurs attribué le prénom Kahina, celui d’une reine berbère qui avait eu l’audace de s’opposer aux envahisseurs arabes au septième siècle. On la disait sorcière et capable de voir l’avenir. Angélique, Angélique Kahina Benslimane Jeandreau de son nom complet – mais tout le monde l’appelait Angélique Benslimane–, se dit qu’elle avait sans doute un peu hérité de ce pouvoir. Elle savait d’ores et déjà qu’après l’engueulade, les choses s’arrangeraient.

— Vous avez eu de la chance, nous avons eu de la chance.

— Je sais, mon capitaine.

— Plus de clé à molette maintenant ? Ni un quelconque autre outil qui vous tombe sous la main ?

— Je vais essayer, mon capitaine.

— Bien. Malgré tout, félicitations pour cette arrestation avec des moyens, disons « peu conventionnels ».

— Merci mon capitaine.

Le ton de la voix de son chef s’adoucissait. Il n’avait pas oublié qu’il lui devait son étoile de vermeil.

— Je peux vous poser une question, toutefois ?

— Oui, bien sûr.

— Comment faites-vous pour lancer un outil comme celui-ci avec une telle précision ? Je sais que vous avez été championne de France gendarmerie en athlétisme, avec le poids, le javelot et le marteau. Mais une clé à molette, c’est quand même très différent, non ?

Elle se racla la gorge. Soit elle se dévoilait un peu et cela passait soit, elle était définitivement grillée et serait une fois pour toutes cataloguée cinglée aux yeux de son chef. Elle bredouilla quelques sons inintelligibles avant de se taire.

Morvan l’encouragea :

— Allez-y, Angélique. On est entre nous.

Pas le choix, il fallait y aller. Advienne que pourra.

— Je ne sais pas d’où ça me vient, mais j’ai toujours eu cette faculté de trouver le point d’équilibre des objets et de savoir comment les lancer.

Il restait dubitatif.

— Mais pourquoi une clé à molette ?

Elle rougit timidement et se livra un peu :

— Parce que c’est un objet de la vie courante, que son profil ressemble finalement à celui d’une hache avec un manche assez long et une tête plus lourde et qu’il en existe plein de tailles différentes.

Elle semblait tellement passionnée que Morvan ne répondit pas tout de suite.

— Rassurez-moi, vous n’en avez pas toute une collection ?

— … Si…

Il marqua un temps d’arrêt avant d’éclater de rire. Reprenant son souffle et son sérieux, il mit les points sur les i.

— Angélique, j’espère ne pas vous avoir vexé avec cette hilarité, mais ça a été plus fort que moi, votre enthousiasme m’a scotché. Donc, on est bien d’accord ? Vous faites ce que vous voulez avec vos clés à molette ou vos outils en dehors du service, mais plus aucune utilisation de ce genre de trucs dans l’exercice de votre métier de gendarme, on est clair ?

— Bien, mon capitaine.

— Paul, Angélique, nous sommes entre nous.

Le gros de l’orage était passé. Elle l’avait toujours su. Ce Morvan était un bon bougre et elle savait qu’elle avait la cote.

— Vous pouvez disposer. Je crois que vous avez pas mal de paperasse à rédiger ?

— En effet, à tout à l’heure… Paul.

— À plus tard, Angélique.

Il l’interpella au moment où elle quittait le bureau :

— Et merci encore pour cette arrestation.

En regagnant son propre bureau, elle se dit qu’elle avait somme toute bien géré la situation. Quand elle aurait ses parents au téléphone lors de leur appel hebdomadaire, son père serait fier d’elle. Cet ancien flic algérien[2], devenu libraire, avait de toute façon toujours été fier de sa fille. Elle pourrait aussi lui confirmer qu’elle n’avait pas baissé les yeux.





[1] Installer est le terme consacré pour le fait d’attribuer un commandement en gendarmerie.

[2] Voir « Vivre ! ». Kader Benslimane est le père d’Angélique.

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