Trois hommes dans l'ombre

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Phil remua le tisonnier comme un couteau dans une plaie. Dans le cercle, le feu se réveilla de mauvaise grâce et projeta des taches de lumière jaune sur les têtes inexpressives de ses deux compagnons. Ils n’avaient pas l’air fatigués, mais savaient qu’ils devraient bientôt dormir. C’était comme ça.

— On croit toujours qu’on a encore du temps…, commença Franck.

Sa nervosité, palpable, résistait au whisky qu’il tétait directement au goulot. Tom jeta sa cigarette dans le feu et la regarda se consumer. Le filtre devint une petite boule rabougrie ; il en ralluma une autre, tirée d'un paquet neuf.

— Du temps, on en a eu assez, moi je trouve, lâcha-t-il dans un nuage bleuté.

Ils acquiescèrent tacitement, dans un silence saturé de non-dits. Quand Phil se frotta les mains, tous trois surent que le moment était venu.

Franck eut un spasme incontrôlé, envoya son pied heurter la braise rougeoyante.

— Ça ne peut plus durer, les gars. Chaque année, la même chose, et quoi ? Rien ! On se couche, on attend, et le matin : rien. On est toujours là. Vous ne croyez pas qu’il a oublié, qu’il est passé à autre chose ? S’il avait voulu, depuis longtemps…

— Ça s’appelle un pacte. Quand on est un homme d’honneur, on le respecte, répliqua Phil, dérangé par cette entorse à la tradition.

— Ton honneur ? On se demande bien où tu l’avais planqué, celui-là, quand…

Il laissa sa phrase en suspens, volontairement. Ils n’en avaient jamais reparlé, et ce jour avait occupé toutes leurs pensées depuis cinquante ans.

— Eh bien, si on ne doit rien, tant mieux ! On fait comme tous les ans, les quinze septembre : on se couche dans cette foutue baraque et on attend la mort. On ne s’en est pas trop mal sortis jusque-là, non ? Nous, on a eu une vie, au moins.

— Une vie de merde, oui ! Faites comme vous voulez, allez claquer des dents sous vos draps. Moi, je reste. Laisse-moi tes clopes, la nuit sera longue.

Il jeta un œil à sa bouteille, la trouva à moitié pleine : c’était bon signe.

Le lendemain matin, Franck avait disparu. Phil et Tom n’eurent plus jamais de nouvelles de celui dont la trace sur terre semblait avoir été gommée.

Restait, sur leurs épaules fatiguées, le poids d'un pacte qui les rongerait encore quelques années.

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