Chapitre 1 - Une odeur âcre

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La sueur dégoulinait de son front meurtri tandis que ses muscles fournissaient un ultime effort pour la hisser quelques mètres plus loin, concluant ainsi son échappée nocturne. Alizée avait enfin atteint l’extrémité de la clairière. D’ici, elle pouvait apercevoir la grande-ville en contrebas, comme une petite fenêtre sur son monde. Un monde qu'elle avait toujours connu et qui ne ressemblait plus qu’à un ensemble d’ombres dans cette tâche sombre parsemée de lumières. Il y régnait un calme qui lui était si agréable, celui d’une ville endormie, tel un cœur feignant l’agonie, affaibli jusqu’au retour du soleil qui le ciel bleuit. C’est là qu'elle avait grandi, élevée par son père, sa génitrice ayant quitté ce monde en l’y déposant. Son père était resté vague à ce sujet, comme une part de lui-même échouée dans les abysses des âges. Alizée en avait alors déduit que ce qui est pris, quelqu’un le perd, que la vie est une ressource indivisible, unique, que seule l’horloge peut faucher. Dès lors, l’adolescente se promit de ne se battre que pour elle seule, avant que l’on ne lui prenne.
C’est l’une des raisons pour lesquelles elle aimait s’échapper de son orphelinat: entre les interdictions de sorties et les autres enfants, elle y perdait son temps. Il faut dire que si la plupart des Hommes ont peur de la mort, ils oublient que c’est le temps qui leur cause ce tort. Non, la mort elle ne la craignait plus. Tout ce qu'elle souhaitait, c’est d’un jour, peut-être, voguer entre les étoiles, astres incandescents dans le triste vide de l’univers vieillissant. Mais elle demeurait là, réfugiée dans cette clairière, accoudée à une frêle barrière usée par le poids des années, naviguait entre ses pensées et les souvenirs du passé sous le plafond du ciel étoilé.
Tandis qu'elle luttait avec le brouillard ambiant pour entrevoir son dortoir à l'horizon, un bâtiment massif au charme ancien, elle sentit derrière elle une présence se glisser au loin. Une silhouette s’y dressait dont la robe, richement drapée, semblait vouloir se séparer du corps stoïque dans le vent. En dépit de l’obscurité et de la brume nocturne, Alizée put apercevoir des cheveux d’un blanc rayonnant dont seules les extrémités paraissaient teintées de rouge. Eux aussi, étaient pris dans un conflit constant avec les rafales d’un froid mordant mais malgré tous les efforts des bourrasques, les mèches ne purent éclipser des yeux d’un bleu profond. Si profond que l’adolescente crut se noyer dans ce regard dévastateur. La silhouette aussi semblait sonder son être, les yeux plongés dans ceux d’Alizée Des yeux d’un noir aussi pur que le ciel cette nuit-ci et qui, déjà, était le reflet de 16 ans de solitude. Et pourtant, dans lesquels brûlaient encore la flamme de la curiosité et de l’envie. L’envie de vivre, de tout donner pour trouver un peu de réconfort dans la longue traversée de la vie, réussir à tromper l'ennui. Depuis toujours, l'orpheline avait poursuivi cette bouffée d’oxygène qui ravive toute flamme et balaie toute peine.
Là, dans cette clairière pourtant déserte en temps normal, deux âmes se dressèrent, se jaugèrent. Les seuls brins d’herbe qui recouvraient le sol étaient emportés par la valse des masses d’air. Dans une grâce invisible mais sensible, elles fauchaient même le feuillage de l’unique arbre de la clairière, chuchotant dans ses branchages chargés d’humidité. De là-haut, la Lune observait elle aussi, accompagnée de centaines d’étoiles. De tout temps, l’astre avait su guider les êtres, et cette nuit-là, ce fût à leur tour de se baigner dans ses éclats.
Enrobées dans la voûte céleste, elles étaient là, encore, pensa Alizée en agrippant la montre de son défunt père au fond de sa poche. Elle ne croyait pas aux esprits et autres fantaisies de ce genre. La seule chose qui la dérangeait fut qu’elle ne pouvait voir si la silhouette portait une quelconque arme sur elle, bien qu’elle lui semblait inoffensive pour le moment. Elle se fit alors à l’idée que si c’était le cas, peut-être serait-elle déjà morte. Après tout, que pouvait-elle faire ? Se jeter de la falaise ? Courir plus vite que les balles peut-être ? Sa seule option était de se soumettre au destin. Alizée inspira alors profondément, accepta la volonté du divin et s’inclina devant son inexorable fin. Non pas que cela lui plaise, bien au contraire, elle était simplement rationnelle. Elle le savait, s’affoler ne résoudrait pas le problème. Elle sortit alors ses mains des innombrables poches que comptait son imperméable et garda l’une bien fermée. L’adolescente s’assura que l’ombre puisse l’apercevoir avant de la placer dans son dos. Elle espérait au moins lui faire croire qu’elle cachait un canif derrière son corps chétif.
Heureusement, Alizée n’eut pas à se torturer l’esprit plus longtemps puisque la silhouette fit demi-tour, sûrement satisfaite de cet échange, aussi étrange fut-il. Pour autant, l'adolescente ne la lâcha du regard que lorsque l'ombre se perdit dans la brume, comme hypnotisée par l’élégance de sa démarche qui brassait les plis de son épaisse robe à chaque enjambée.
Après le départ de la femme, Alizée reprit sa place à la fenêtre de son monde, tout en restant attentive aux bruits qui l’entouraient, et abandonna son esprit dans la ville, le ciel et le passé. Elle laissa la fraîcheur de la bruine lui effleurer le visage qui arborait presque les traits d’une adulte. Le souffle glacé venait se heurter à son imperméable noir comme le reste de sa tenue, dont les manches trop larges recouvraient presque l’entièreté de ses mains. Une fois qu’elle fut revigorée par cette balade mentale, elle erra dans la clairière baignée par la lumière du croissant de lune, appréciant les joies simples de la solitude. Elle examina la nature florissante qui l'entourait et admira la douce caresse de la rosée sur les pétales des quelques fleurs qui se démarquaient au milieu de la vaste étendue d’herbe fraîche. Elle contempla les constellations après les avoir repérées comme le lui avait appris maître Arnaud, le directeur de son orphelinat, bouche bée devant une telle immensité qui lui resterait à jamais inexplorée.
Malgré tout, il lui fallait se rendre à l’évidence, elle avait beau tenter d’échapper à la réalité, elle ne pouvait pas fuir les dizaines de questions qui lui venaient à l’esprit. Qui était cette ombre ? Que pouvait bien faire quelqu'un ici ? Cela faisait plusieurs fois qu’elle venait et n’avait croisé que très peu de gens auparavant. Elle se mit alors sur le chemin du retour, longeant le fleuve bordé de lampadaires qui mettaient en évidence l'absence de présence. Une fois arrivée à son orphelinat, Alizée se permit de s’infiltrer par l’entrée principale. Elle s’était arrangée pour que le large portail en fer ne puisse être fermé. Un soir, alors qu’elle avait prétexté être malade, l’adolescente réussit à se faufiler et limer le loquet de façon à ce qu’il ne puisse rejoindre la gâche. Le portail étant situé en pente, il tombait naturellement contre la butée et depuis personne n’avait remarqué qu’il ne pouvait être verrouillé. Grâce à ce stratagème, elle était libre de partir et rentrer comme bon lui semblait.
Quelle bande d’incompétents ! S’exclama-t-elle, d’un ton moqueur teinté d’arrogance. Ils pourraient au moins faire l’effort de s’en apercevoir en ouvrant le portail ! Les imbéciles ! Mais bon, même s’ils s’en rendent compte, ils prendront du temps à réparer ça !
Devant l'orpheline s’ouvrait une large allée pavée menant à l’imposante façade de la bâtisse. Elle était couverte de fenêtres minutieusement alignées rompant avec la monotonie des pierres anciennes constituant le mur. Par endroit, d'impressionnantes colonnes de briques semblaient se détacher de la construction, ajoutant du relief à l’édifice dont l’entrée, une double porte au bois usé finement ouvragé, était incrustée dans une arche de granite gravée de différents symboles dont les significations s’étaient perdues à travers les époques.
Seule une fenêtre était entrouverte, celle d’Alizée, dont les rideaux luttaient avec le courant d’air. Elle s’y glissa et atterrit dans sa chambre qui n’était guère plus qu’un lit, un bureau et une salle de bain, mais cela lui suffisait. Elle prit alors soin de se laver puis se changea, déposant délicatement la montre de son père sur le bureau. Elle prêta attention à son visage, ses cheveux mal coiffés, d’un noir qui faisait écho à celui de ses yeux cernés par la fatigue, assez longs pour recouvrir son pâle visage rougit par le froid. Il était temps pour elle de mettre un terme à cette journée, de préparer son corps au lendemain et de ménager son esprit.
Au retour du soleil, Alizée fut réveillée par une odeur âcre qui s'élevait dans sa chambre, comme si on y avait mis le feu. Il était pourtant évident que rien n’avait brûlé dans sa chambre, il n’y avait ni chaleur ni lumière suspecte, malgré tout cette odeur lui brûlait la gorge. Elle ouvrit alors la porte de sa chambre pour enquêter sur la provenance de l’odeur. Là, elle s'arrêta net, comme figée, pétrifiée, noyée dans le regard d’un bleu abyssal que lui adressait la femme adossée au mur du couloir dont les larmes à présent séchées avaient assombri le riche tissu de son épaisse robe.


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