6.

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 Tout au long du trajet, les deux employés avaient fait pleuvoir la foudre sur les crabes. Muhammad, avec une attention des plus scolaires, avait affiché le score sur la partie supérieure des oculaires et l’alimentait en permanence. Au moment de dépasser le Fort Rouge, Tarak menait 41 à 38.

 Shivansh guettait la moindre bête de métal, priant pour avoir le temps d’égaliser. Malheureusement, au nord-est du fort, il n’y avait qu’une grande plaine brûlée. Plus le moindre témoin de métal. Seule trônait la carcasse de l’avion, encore fumante, bardée du logo de MedReshenya en imitation de calligraphie slave.

 « On dirait que l’addition s’alourdit pour toi, sourit Tarak.

  • Je t’emmerde, grogna Shivansh.
  • Mauvais joueur, il semblerait, nota Muhammad. À priori, le conducteur est décédé », ajouta-t-il.

 Il projeta le scan qu’il avait effectué en bas du champ de vision de Shivansh et Tarak. Un squelette en rayons X, étalé entre son siège et le petit couloir de l’appareil, gisait seul.

 Tarak s’approcha de l’entrée, saisit d’une main la poignée de la porte, de l’autre, son arme, et fit signe à Shivansh de s’approcher. L’employé pointa le canon dans la direction du conducteur, s’approcha à pas de loups, et s’enfonça brusquement dans la carlingue lorsque Tarak tira la porte.

 La température chuta brusquement ; c’était bon signe. Il s’approcha du poste de commandement, et retourna le siège du pilote vers lui. Un cadavre couvert de sang, au visage boursouflé, glissa de son siège et s’écrasa sur le marchepied. Shivansh sursauta.

 « Il ne semble pas avoir souffert, déclara Muhammad. Ça vaudrait le coup de le sortir, l’examiner… En tout cas, l’avion a toujours de la batterie. »

 Shivansh attrapa le corps par les épaules, bientôt rejoint par Tarak, qui saisit les chevilles. Les deux collègues étendirent le mort devant l’avion. Ils fouillèrent ses poches, sa petite sacoche cachée sous son manteau… Rien. Absolument rien. Néanmoins, son empreinte génétique correspondait bien à celle d’Egor Predateliévitch, le pilote choisi par MedReshenya pour la livraison.

 « Il a peut-être foutu ses documents dans la boîte à gants ? suggéra Shivansh.

  • Un peu étrange, mais possible. Je vais me connecter au micro-net, on devrait y voir plus clair. »

 Les yeux vitreux du russe refusaient de se détacher de ceux de Shivansh. Il sentit un frisson lui remonter le long de la colonne vertébrale.

 « Pour le corps, on fait quoi ?

  • Faudra le brûler, attends que j’aie fini pour t’en occuper. »

 Il s’engouffra à son tour dans la carcasse.

 « Tarak, il faut que tu me donnes l’accès à tes fonctions motrices, s’il te plaît, déclara la voix brouillée de Muhammad. Juste la partie supérieure, ça suffira. »


 Autrement dit, Shivansh se retrouvait seul. D’un coup, écrasé par le dôme de Delhi, il se sentit aussi petit qu’une coccinelle. Pondichéry et la jolie brune du Dupleix lui manquèrent.

 « Shiv, faudrait que t’ailles checker les dégâts externes, pour le rapport », déclara Tarak.

 L’intéressé referma les paupières d’Egor Predateliévitch et longea le cockpit. La nuit devenait de plus en plus lourde. Il redoubla l’intensité de sa vision nocturne, mais il se sentait toujours comme un enfant égaré dans la forêt. Une forêt faite de cendres, de pierre et d’arches fondues.

 Il remonta du doigt le long des déchirures, causées à la carrosserie par la percée du dôme, tritura l’intérieur des turbines… Il ne s’expliquait pas ce qui avait pu faire crasher l’avion et pensa qu’il faudrait faire une prise de sang au conducteur.

 Peut-être un petit malin qui avait volé dans les hangars de la compagnie. Ce n’était pas si rare ; MedReshenya avait expressément installé ses bureaux dans l’Arctique pour éviter les regards trop insistants de la police russe. Il suffisait de bien connaître les locaux et les horaires de chacun…

 Lui-même avait été tenté, lors d’une énième visite, face à la négligence quasi criminelle de l’entreprise.

 « Dis, t’as fait 4 checkups, avant le départ, hein ? C’est bien ce que tu m’as dit ? demanda Tarak.

  • Ben… oui, pourquoi ?
  • La base de données dit que tu n’en as effectué qu’un seul, déclara Muhammad.
  • La sale petite…
  • Bon, ça risque d’être un peu plus compliqué que prévu, affirma Tarak.
  • Mais rien d’impossible, reprit Muhammad, d’une voix presque rassurante.
  • Je vous jure que ce fils de… s’en tirera pas sans une balle dans le crâne, aboya Shivansh.
  • Ça ne servirait à rien, souffla Tarak, dont la voix se confondait par instants avec celle de Muhammad.
  • Non, mais, t’es sérieux ? Tu veux que je le laisse s’en tirer joliment ? Tu sais comme moi que les compagnies raffolent de ce genre de voleurs ! D’ici un ou deux mois, tout le monde s’en foutra, de ce qu’il aura pu faire perdre à l’entreprise !
  • Tu as raison, déclara Muhammad. Cependant, c’est bien toi qui vas récupérer son trône, et tu vas bientôt découvrir les poissons du niveau au-dessus. Je te conseille de conserver tes forces, et d’éviter de leur donner des arguments pour se débarrasser de toi quand ils le voudront.
  • Et on peut savoir pourquoi tu te mets à vouloir me conseiller, toi ?
  • C’est important d’avoir un carnet d’adresses rempli. Un manager de division, on en prend soin. »

 Shivansh rit nerveusement. Il se mit à inspecter les roues avant.

 « Bizarre, fit Muhammad, après un instant.

  • Quoi ? demanda Tarak.
  • Tu vois ça… ? L’airbag et l’antichoc se sont activés comme prévu.
  • Tu déconnes ?! » beugla Shivansh.

 Le visage effrayant du conducteur lui sembla flotter devant lui.

 « J’aimerais. Mais tout porte à croire que l’avion n’a souffert d’au… »

 De petits points en surbrillance rouge apparurent à l’horizon, accompagné d’un bruit de détonation. Ils se rapprochèrent à toute vitesse, tel un essaim de frelons. Le corps de Shivansh réagit par pur réflexe. Il bondit par-dessus le corps de l’avion et se cacha à l’arrière. Respiration lourde, pic d’adrénaline envoyé par ses reins de prêt, temps qui ralentit.

 Bruits de verre brisé, cri aigu, bref, vite étouffé.

 Ses doigts, tremblotant, se posèrent mécaniquement sur l’étui de son arme. Il se hasarda à jeter un coup d’œil au loin, zooma sur les remparts du Fort Rouge, et découvrit de petits points d’émanations thermiques.

 « Tarak, faut que tu sortes, vite ! » hurla Shivansh.

 Une nouvelle rafale s’abattit sur l’avion. Il se replaça sous l’empennage.

 « Tarak !

  • Il ne peut plus sortir », déclara enfin la voix de Muhammad, parfaitement calme.

 Shivansh tenta un tir sur l’une des têtes les moins bien abritées. Il espéra que les types, en face, portaient une combinaison avec au moins une plaque de métal, mais son tir décrivit une sorte d’arc de cercle et leur passa au-dessus de la tête.

 « Je suis passé en ondes cérébrales, Shivansh. Sa trachée a été... Elle n'est plus en état de fonctionner.

  • Putain, mais rends-lui son corps, bordel de merde !
  • Ça ne servirait à rien. Je suis désolé. »

 Il envoya une photo du panneau de contrôle du biomoniteur de Tarak. Trait plat, 0 %, partout. La partie supérieure alimentée par le générateur dorsal, tout juste assez de puissance pour que Muhammad continue ses manipulations à travers lui.

 « Mais c’est une putain de blague ! Tarak ! » s’écria Shivansh.

 C’était comme si le dôme de Delhi s’était effondré sur ses épaules. Il inspira profondément, et bredouilla : « Ils… ils sont combien ?

  • L’oculaire gauche de Tarak a été touché, pensa Muhammad. Cependant, je devrais pouvoir utiliser le sonar de l’avion, ça n’a pas l’air endommagé. J’en ai repéré 7, mais je pense qu’ils sont plus nombreux.
  • Putain de merde… Dis-moi que c’est une blague ! Une putain de mauvaise blague ! »

 Une nouvelle rafale s’abattit sur l’avion. Shivansh, dans un éclair de lucidité, trafiqua son cocktail hormonal et se remit en état de combattre. Il craignait que les assaillants ne tentent un encerclement.

 « Tu… tu savais, toi ? » bredouilla-t-il, alors qu’il marquait ses cibles.

 Il aperçut, calée entre deux créneaux des remparts, une silhouette trapue, vêtue d’une sorte de chiffon coupé et recoupé, attaché par des élastiques sur ses chevilles et poignets. Un visage caché sous un masque duquel ne sortaient que deux billes lumineuses azur.

 « Qu’il y avait des survivants ? J’avais entendu la rumeur, mais jamais pu vérifier par moi-même. Ça relève du secret militaire. Personne ne vient jamais ici. »


 Agarwal, lui, savait.

 Pour Shivansh, tout devint affreusement clair. Plongé dans les méandres de la nuit, avec pour seul réconfort un gun inadapté au combat à distance et un cadavre parlant, un éclair illumina sa conscience. Son moniteur avait déjà repris le contrôle de son corps. Ses mains avaient cessé de trembler, ses larmes avaient tari.

 Il musela la rage en lui, qui menaçait de tout emporter avec elle — donc de lui faire commettre une erreur — se releva, et quitta sa cachette.

 L'écran du gun indiquait 102 munitions sur 150.

 Il lui faudrait être économe. Shivansh jeta un dernier coup d’œil au cockpit percé de toutes parts, inspira profondément, et s’élança vers le Fort.

 Quitte à mourir le nez dans cette terre pourrie, autant le faire sous un feu d’artifice.

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