1.
Un pur casse-tête. Sept minutes durant, Shivansh avait tapissé la pièce avec le catalogue. Chaques lèvres, chaque paire d’yeux, de seins, chaque chevelure tantôt ondulée et brillante, tantôt coupée au carré lui avaient donné envie. Finalement, pris de pitié pour la serveuse camouflée sous la brume de l’holo, il avait fait son choix.
Éloïse, brune aux grands yeux noisette, 95D, teint brillant comme un bonbon, l’avait rejoint sur le divan en cuir pleine fleur. Un peu timide — trop à son goût — conquise après un Saint-Émilion, elle n’avait plus quitté des mains son trois-pièces entrouvert. Ses phrases étaient teintées d’un accent français à faire raidir un moine.
L’air de rien, Shivansh avait fait popper sa biographie, juste à côté de son visage. La fille venait de Normandie, avait fait sa formation à Paris, où elle s’était distinguée. Depuis son recrutement chez Dupleix, elle passait de club en club, au gré des besoins de la clientèle.
À priori, donc, l’accent était bien authentique. Privilège de la retrouver ici, à Pondichéry, et pas ailleurs. Le costard redoubla d’excitation.
Il avait apprécié le soutien-gorge, à peine dissimulé sous l’échancrure de sa chemise Léo Altier. Les deux petits éclairs, brodés sur le revers du col, semblaient deux flèches indiquant le sens de la visite. Plaqués sur l’extrémité de ses seins, des logos LVMH venaient lui caresser les doigts.
« Dis, mon chéri, j’ai encore un peu soif… », fit l’hôtesse, d’un ton quasi gémissant.
Les cracheurs hormonaux avaient beau ne pas être le genre de la maison, Shivansh se demanda tout de même comment sa volonté put tant s’amollir d'un coup. Non pas qu’une centaine de roupies en moins sur son compte lui fît peur, il n’aimait juste pas se laisser promener.
La brune était intelligente. Elle avait beau feindre l’inverse, Shivansh savait qu’il fallait rester sur ses gardes. Il était venu pour relâcher la tension et comptait bien ne pas quitter le club bredouille.
« Dans les chambres, il y aura amplement de quoi se rafraîchir. »
Un courant froid passa dans les yeux d’Éloïse, avant de se camoufler sous la surface de ses oculaires. Les implants avaient beau déployer toute leur chromohypnose pour le faire plier, Shivansh sentait que ça lui déplaisait.
Il regretta de ne pas avoir choisi un profil plus docile. Balayant du regard les jambes galbées et les talons de l’hôtesse, il ajouta :
« Je pense qu’on y sera plus à l’aise.
- Plus à l’aise, oui », souffla la jeune femme.
Pas habituée à ce qu’on lui dise non, songea le costard.
Du coin du regard, il sentait qu’elle le sondait. Pas littéralement, elle devait se douter qu’un gros bonnet comme lui était intouchable. Non, en projetant son froid sur lui, le long des rayures de sa chemise, de sa barbiche, de ses mains tout juste sorties de l'atelier. Elle le jaugeait.
Cinq ou six secondes, Shivansh aurait juré entendre son cerveau mouliner. Puis, l’air de rien et la chaleur revenue sous ses pupilles, elle déclara :
« Je t’aime bien. Laisse-moi te faire comprendre pourquoi tu as de la chance de m’avoir… ici, à Pondichéry. »
Shivansh eut l’impression d’une décharge électrique, se propageant comme un incendie le long de son système nerveux.
Ç’avait dû se voir, car Éloïse esquissa un sourire de Joconde.
Incapable de décrocher son regard de ses courbes, Shivansh engloutit la dernière gorgée de son Hermitage 77 et suivit sa belle jusqu’aux escaliers feutrés qui menaient au dernier étage.
Alors qu’il appréciait son parfum, répandu en vagues langoureuses le long des marches, un bruit strident retentit autour de lui.
En haut à gauche de son champ de vision, pire qu’un fantôme.
Son manager.
La voix d’Éloïse se fraya péniblement un chemin à travers le concert de la sonnerie.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? minauda-t-elle.
- J’ai… un appel, c’est important ».
Shivansh redescendit deux à deux les marches, manqua de se vautrer sur la moquette, et trouva le balcon le plus proche.
La photo corpo d’Agarwal, encadrée du logo de Kalyâna.NSK, continuait de le tourmenter, plantée à même la couche de nuages noirs qui recouvrait le ciel.
Il faisait preuve de patience, ça ne lui ressemblait pas.
L’employé combattit la lourdeur imposée par l’opium, trouva en lui la force de se hisser jusqu’à un fauteuil installé devant la rambarde.
Derrière la vitre, il aperçut Pondichéry, toute apprêtée pour la soirée. Parée de ses guirlandes, de ses bâtisses bigarrées aux accents surréalistes, plantées entre des hôtels et résidences néo-françaises, la ville voyait se bousculer une foule multicolore dans ses entrailles de lumière. La fumée des étals, une fois dégagée de l’étreinte des corps, filait droit vers le ciel, comme de petits spectres rappelés au ciel.
Enfin, Shivansh n’avait pas le temps de contempler lesdits spectres, car un autre refusait obstinément de se taire tant qu’on ne lui aurait pas décroché.
« Eh ben, Shiv, qu’est-ce que tu fous ? Ça fait cinq minutes que ça sonne ! »
Sacrée gueule de con. Quatre jours de vacances avaient réussi à faire oublier à Shivansh à quel point Agarwal avait une tête de con. Du genre qu’on voyait rarement, rien de dissymétrique dans son visage (c’était même tout le contraire), sourire d’ivoire, yeux de cocker… Mais aussi, et ça, il fallait travailler avec (pour) lui afin de s’en rendre compte ; c’était une raclure comme seule la fiction sait en produire.
Citez n’importe quel défaut de caractère, Agarwal l’avait ajouté à sa collection. Shivansh savait que lui-même était loin d’être un saint, mais, tout de même, l’habilité avec laquelle le manager avait toujours senti quelles couilles gober sortait de l’ordinaire. Un chien de police n’eut plus de flair.
« J’étais occupé », grommela Shivansh.
Il dégaina une clope, du paquet qu’il s’était acheté à la boutique de souvenirs de l’ashram de Sri Aurobindo, et l’alluma d’une décharge du majeur.
« Moi aussi, Shiv, je suis occupé. Ça ne m’empêche pas de répondre quand t’as besoin de moi. »
Tout, mais pas le diminutif. En plus d’avoir horreur qu’on lui parle comme à un gosse, Shivansh détestait l’enrobage mielleux dont Agarwal recouvrait ses jappements. Il tira une longue taffe, surveillé par le regard perçant du philosophe sur le paquet.
« Et donc, quelle urgence, cette fois ? » demanda Shivansh.
Agarwal soupira. Était-ce… de la peur ?
« La cargaison envoyée par MedReshenya depuis Mourmansk, celle dont tu t’es occupé la semaine dernière…
- Je perds pas encore la mémoire. Eh bien, quoi ?
- Avec toute la came que tu prends, permets-moi d’en douter. Y a que t’as pas dû checker correctement l’avion. »
Pris d’un accès de colère, Shivansh bondit. Sa clope s’écrasa sous la pression de ses dents.
« Écoute, je suis réglo, tu le sais.
- Bien… bien… dans ce cas tu m’expliqueras pourquoi il s’est crashé, alors ?
- Qu’est-ce que tu racontes ?! » cria Shivansh.
Quelques têtes, sur le trottoir devant le Dupleix, se retournèrent vers lui.
« Écoute, si tu me crois pas, je te laisse consulter le rapport. De toute façon, t’auras amplement le temps de le lire.
- Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries à la fin ?! On a fait quatre checkups, quatre ! À un moment, s’ils ont engagé un blaireau pour faire la livraison, je vois pas en quoi ça devrait me retomber dessus !
- Déjà, tu vas baisser d’un ton », fit Agarwal, glacial.
D’une certaine manière, ça plaisait à Shivansh, quand le manager laissait enfin son masque de côté. Il avait l’impression d’enfin parler à l'homme derrière, eut-il envie de l’étrangler.
« Bon, écoute, ta faute, pas ta faute, je m’en cogne. C’est toi qui devais t’occuper de te procurer les produits. De Mourmansk jusqu’à la maison. Et puis, de toute façon, c’est pas MedReshenya qui va pouvoir le récupérer.
- Et pourquoi c’est à moi de me taper le sale boulot, d’abord ?
- Parce que la carcasse se trouve pas en Russie, mais bien chez nous. »
Shivansh avait l’impression d’halluciner. Il écrasa la braise de sa cigarette, la replaça sous la garde du yogi, et répéta en détachant ses syllabes :
« La carcasse est chez nous ?
- Écoute, Shiv, je suis pas d’humeur à blaguer. Si je te dis qu’elle est en Inde, c’est qu’elle est en Inde.
- Et l’assurance peut pas aller la récupérer ?
- C’est… particulier.
- Oh pu… Viens-en au fait, à la fin !
- On en discutera. Demain matin, à 7 h 30. »
Shivansh jeta un œil à sa Cartier plaqué or. 1 h 49. Il sentait qu’Éloïse était en train de lui filer entre les doigts.
« Une voiture t’attend devant le bor… l’endroit où tu es.
- Franchement, Agarwal, je… Individuelle, au moins ?
- Désolé, fit le manager, souriant, il n’y avait que des collectives dans ton coin. »
Enfin, sa tête disparut du tapis des nuages. Quelques secondes plus tard, les jambes de Shivansh se firent plus légères, il sentit la léthargie de l’opium lâcher son emprise sur lui. Il jeta un coup d’œil à son journal de santé.
Foie Jivanamics Modèle J1709 — 1 h 51 : Augmentation moyenne de 89,8 % de la sécrétion des enzymes CYP3A4, CYP2D6, de carboxylestérases CES1 et CES2.
Reins Jivanamics Modèle D0720 — 1 h 51 : Augmentation du régime de filtrage de 121 %.
Actions déclenchées à distance ; localisation de l’utilisateur responsable : Mahabharatnagar — Z319.15
Shivansh claqua sa paume sur la rambarde.
« Purée, même ça, il pourra pas me laisser, ce fils de… ! »
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