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MAHABHARATNAGAR CENTER – 41

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MAHABHARATNAGAR CENTER – 39

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MAHABHARATNAGAR CENTER – 37

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 Une fois la frustration digérée, Shivansh s’était senti content de retrouver la capitale. La plus grande oasis de civilisation et de lumière, à des centaines (des milliers ?) de kilomètres à la ronde ; son seul chez-lui. Il avait déménagé plus de fois qu’il ne pouvait le compter et se sentait uniquement à sa place dans ces rues bariolées, où la vie ne se tait jamais. Bruyante, odorante, inimitable. Venus du monde entier, ses habitants tentaient tant bien que mal de coexister, de créer un ensemble cohérent à partir de ce corps tout juste sorti de terre.

 Derrière la projection du rapport, qu’il avait placée au niveau de la vitre, Shivansh se délectait de la vue de ce grand théâtre. Par chance, il n’avait dû partager la voiture qu’avec un passager ; un quarantenaire poivre et sel, habillé en ouvrier.

 « À partir de 1 h 35, alors que le transporteur passait au-dessus de l’état d’Haryana, le moteur de l’aile droite a montré des signes de ralentissement », indiquait le rapport.

 « En effet, bien qu’aucune action n’ait été entreprise par le conducteur, la vitesse de croisière a baissé progressivement de 1100 km/h (vitesse de croisière) jusqu’à 900, puis 850 km/h. Après analyse du journal d’appel, il apparaît que le conducteur n’a pas jugé bon de prendre contact avec l’aéroport le plus proche. Une fois tombé à 850 km/h, l’avion a entamé une descente rapide de 2300 pieds/701 mètres par minute. On peut estimer que le crash, compte tenu de son altitude au moment d’entrer sur le territoire indien, s’est produit à… »


 « Moi, j’aime pas cette ville. »

 Shivansh, bercé par la lecture synthétique du rapport, sursauta. C’était l’ouvrier poivre et sel. L’employé de Kalyâna.NSK éteignit la projection du fichier sur sa cornée et se retourna.

 « Pardon ?

  • J’aime pas cette ville, répéta l’ouvrier, d’un ton las.
  • Et… pourquoi ça ? » s’enquit Shivansh.

 Il savait à peu près à quoi s’attendre, mais n’acceptait pas qu’on parle en mal de sa belle. Avant même que l’autre passager eût ouvert la bouche, il prépara ses arguments.

 « Ça n’a pas d’âme, pas de culture. Les gens y parlent un hindi ou marathi pourris, quand ils prennent la peine de les apprendre. Comme une grosse moisissure… »

 Vingt ans que Mahabharatnagar se traînait cette réputation. Shivansh avait appris à les connaître, ces provinciaux arriérés qui, à peine débarqués, croyaient tout en connaître.

 « Au contraire, Maha, c’est toutes les cultures à la fois. Vous voudriez une capitale purement indienne, avec uniquement des gens du pays, tout, bien carré… Mais Maha, c’est pas une ville qui se laisse dompter. Au contraire, je trouve que ça lui donne une identité bien propre.

  • Hm… Jouer sur tous les tableaux, pour moi, c’est surtout un signe qu’elle est perdue.
  • Avez-vous au moins pris le temps de la visiter ? Plus d’une semaine, je veux dire.
  • Mon frère habite ici.
  • Depuis longtemps ? Et qu’est-ce qu’il en pense ? Peut-être qu’il ne vous a pas fait visiter les bons quartiers…
  • 9 ans. Et il pense, à peu de choses près, pareil que moi.
  • N’empêche, il fallait bien reloger tout ce monde. Et vous ne trouverez pas aussi pratique, aussi propre, dans tout le pays.
  • Vous croyez, vous ! »

 L’ouvrier partit d’un rire irritant. Pire qu’une insulte, Shivansh aurait encore préféré que le type lui dise qu’il le trouvait stupide. Ça, au moins, ça aurait eu le mérite d’être franc.

 La voiture quitta l’autoroute au même moment et ralentit progressivement. L’ouvrier recoiffa une mèche engluée sur son front et reprit :

 « Il n’y a pas que les grandes villes, dans la vie, vous savez.

  • Si vous détestez tant que ça cet endroit, rien ne vous oblige à sortir de votre village », grogna Shivansh.

 Le passager n’aima pas la remarque. Il se tut aussitôt. La voiture s’engagea sur un parking au milieu d’un quartier que Shivansh n’avait jamais visité, et puis l’ouvrier sortit sans dire au revoir.

***

 7 h 27, affichait l’horloge au-dessus de la réception, lorsque Shivansh entra dans le QG de Kalyâna.NSK. Ce fut une jolie Européenne, un peu dans le style d’Éloïse, qui l’accueillit.

 « J’ai rendez-vous au Département d’Import-Export, avec Prajit Agarwal. »

 Le nom lui écorcha la bouche. Tandis que la secrétaire fouillait dans les emplois du temps du personnel, Shivansh sentit une vague de tristesse l’envahir. Troquer sa belle brune à Pondichéry contre un connard laqué, ça avait de quoi déprimer.

 « Il vous attend, vous pouvez prendre l’ascenseur C. »

 Shivansh ne trouva pas la force de lui demander son contact. Il balbutia un remerciement, se dirigea vers l’ascenseur, et décida de faire un saut à la cafèt’.

 De tout le trajet, il avait été incapable de fermer l’œil. Son taux de cortisol ne mentait pas : il se pissait dessus. L’esprit vaseux, il craignait qu’Agarwal ne profite de la moindre faiblesse. Il lui fallait un esprit dispos.

 Après avoir englouti une petite bouteille d’UltraV, une notification de son journal de santé apparut au coin de son œil.

 /!\ Surcharge de neurotoxines (plus de détails) de 106 %. Il est vivement recommandé de dormir un minimum de : 7 heures et 12 minutes. /!\

 « Crois-moi, je sais », soupira Shivansh, tandis que l’ascenseur filait vers les étages managériaux de la tour.

 Malgré tout, l’effet de l’UltraV ne se fit pas attendre. La boisson pâteuse avait beau avoir un goût infect, elle pouvait rendre, l’espace d’une ou deux heures, toute sa fraîcheur au pire des insomniaques.

 Une fois devant la porte du bureau d’Agarwal, Shivansh fut pris d’une montée d’angoisse. Il hésita à faire baisser manuellement son stress, mais craignait que le manager, en pure fouine, n’aille consulter le journal et se délecter de l’effet qu’il lui faisait.

 « Et puis, merde… » broncha l’employé.

 En quelques secondes, la pression qui l’assaillait redescendit. Il poussa franchement la porte.

 Le manager était au téléphone, sur son trône de cuir. Une grande baie vitrée, taillée sur le mur de gauche, donnait à admirer Mahabharatnagar dans toute sa grandeur. Comme une pluie d’étoiles filantes, des drones se bousculaient au-dessus du quartier des affaires, butinaient les toits immenses ou, au contraire, filaient vers le ciel obscur.

 Shivansh songea que c’était peut-être le genre de choses à faire voir à l’ouvrier dans la voiture, pour lui faire changer d’avis.

 En balayant la pièce du regard, il remarqua également, installée sur un fauteuil près de la bibliothèque remplie à craquer de livres papier, une figure familière. Tarak, regard dans le vide, ne l’avait pas remarqué.

 Shivansh espérait que sa présence rendrait Agarwal un peu moins hargneux.

 « Hm… Très bien, on fait comme ça ; je te laisse, j’ai un rendez-vous. »

 Le manager détacha ses perles bleues du plafond et les braqua sur Shivansh. Rien, dans son ébauche de sourire, le plissement de ses yeux, ni le geste avec lequel il l’invita à s’asseoir ne rappelait l’agressivité avec laquelle il l’avait arraché aux plaisirs du Dupleix.

 « Content que tu aies pu venir ».

 Il jeta un œil à Tarak. L’armoire à glace, sans que Shivansh se pût deviner comment, s’en rendit compte et s’empressa de s’asseoir sur la chaise à côté de lui. Il le salua d’un geste amical. Agarwal croisa ses bras sur sa chemise à cristaux liquides, paraissant chercher ses mots. Shivansh détourna le regard vers la baie vitrée.

 « Je ne vous cache pas que ça chauffe, au-dessus », soupira-t-il, en pointant le plafond d'une main toute neuve.

Faut bien qu'il s'équipe, pour branler toutes les queues à l’étage, songea Shivansh. Il réprima un sourire.

 « Vous savez où est tombé l’avion ? demanda Tarak.

  • À deux cent mètres près, oui, souffla Agarwal. Shivansh, si j’ai fait venir Tarak, ce n’est pas par plaisir, mais parce que je pense que tu auras besoin d’être accompagné. »

 Rien, dans l’intonation du col blanc, ne permettait de déceler un sous-entendu. Et, pourtant, attentif à la moindre de ses micro-expressions, Shivansh ne pouvait s’empêcher d’en voir un paquet.

 « Deux tickets VIP pour Jaipur. Vous prendrez le TEZ-T de 9 h 15, à Aruna. Une fois là-bas, un chauffeur vous attendra, devant la gare. »

Une enveloppe virtuelle apparut sur la cornée de Shivansh. Il l’ouvrit d’une impulsion et découvrit le ticket après une courte animation. Arrivée : 12 h 59.

 « Pour aller où ? demanda-t-il, après avoir chassé la projection de son champ de vision.

  • Dix-neuf millions, ça a de quoi foutre tout le bureau à la rue. J’espère que tu te rends compte de la merde dans laquelle tu nous as mis », répondit Agarwal.

 Son ton égal avait quelque chose de glaçant. Un étranger ne comprenant pas le hindi aurait pu croire que le manager n’avait fait qu’échanger un commentaire sur la météo.

 Shivansh savait qu’il bluffait. Même si c’était rare, il était arrivé à l’entreprise d’enregistrer des pertes plus graves. Raids de Népalais vers l’Himalaya, livreurs qui se barraient avec la caisse, politiques avec un faible pour un peu d’argent facile… ça n’était ni la première, ni la dernière fois. Non, ce qui avait eu l’effet de dizaines d’aiguilles plantées dans sa moelle épinière, c’était qu’il sentait bien qu’il serait désigné coupable, quand on demanderait des comptes au manager.

 Tarak avait plus d’expérience. Il faudrait lui en parler, une fois dans le train. Il avait survécu à pire.

 « J’ai bien prévu de me racheter », affirma Shivansh.

 Agarwal esquissa un sourire.

« Aucun doute là-dessus. Passez voir Maran, avant de partir. Il faudra vous équiper convenablement.

  • Pour aller… ? demanda Shivansh.
  • Le transporteur s’est crashé à proximité du Fort Rouge, à un kilomètre à peine de Ground Zero. »

 Tarak sursauta. Il voulut protester, mais lâcha une simple expiration, avant de s’effondrer sur le dossier de sa chaise.

 « Agarwal, t’es sûr de… bredouilla Shivansh.

  • Absolument, et pendant que tu étais dans ton carrosse, la police a envoyé quelques drones investiguer.
  • On peut pas rapatrier la carcasse par hélico ?
  • Trop lourd, et trop risqué. »

 Le ton du manager n’invitait pas à la négociation, de toute manière. L’air de rien, il quitta son fauteuil, se plaça bras croisés dans le dos devant la baie vitrée, et domina la ville de son mètre soixante-dix.

 « Vous pouvez y aller, je vous ai dit tout ce qu'il fallait. »

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