3.
Une fois installé sur son divan, Tarak saisit la mallette et la plaça dans le placard en bois, incrusté au mur de la cabine. Le train sentait bon la lavande. Sur une carte en papier, cocktails raffinés à base de fleurs, sorbets d’artisans et plats de toute l’Eurasie chantaient leurs louanges. Sans utiliser aucun truc — ni éclairage ni jeu de chromohypnose — l’œil se retrouvait englué dans ces délices.
Quitte à ce que ce soit l’entreprise qui paie, autant en profiter. De toute façon, et cette pensée fit trembler Shivansh, c’était peut-être la dernière fois.
Un serveur, habillé d’un smoking type début de siècle, toqua à la porte de la cabine pour prendre les commandes.
« J’aimerais une quiche lorraine et le kulfi aux amandes, fit Shivansh.
- Et pour monsieur ?
- Le dhal aux lentilles, pas besoin de dessert mais je prendrais bien un… Chai White Russian.
- Ce sera tout ? »
Les employés répondirent d’un hochement de tête, et le serveur disparut aussitôt dans le couloir aux murs capitonnés. Le train glissa hors de la gare.
« 'Tain, ça fait que me gratter, là où Maran m’a piqué », grogna Shivansh.
Sous sa peau, il ressentait les tubes de carbone s’agiter. Ça lui donnait l’impression d’une colonie de fourmis qui remontait le long de ses os.
« Toujours aussi chouineur, dis ! s’exclama Tarak. Regarde, moi aussi j'ai pris un coup de seringue, et j’en fais pas tout un flan.
- T’as la peau dure, toi », broncha Shivansh.
Son ami éclata de rire. C’était vrai qu’à l’époque, il s’était fait trouer, et plus d’une fois, par des petites frappes inconscientes, mais il avait démontré une tolérance surnaturelle à la douleur. À la limite du maladif, avait souvent songé Shivansh.
Un remplacement sanguin ou de plaques de prothèses, à côté, c’étaient tout juste des piqûres de moustique. En haut de son interface, Shivansh continuait d’observer avec curiosité le schéma du déploiement de ses terminaisons nerveuses, le long des implants de prêt, apposés aux quatre coins de son corps.
Déjà, ses doigts s’étaient faits plus réactifs.
Le serveur reparut sur le pas de la cabine et déposa des plats aux fumets délicieux. Shivansh eut l’impression d’être transporté dans l’un de ces romans d’aristocrates du XVIIIᵉ. Il ne manquait plus qu’une jolie fille à la peau de neige pour jouer du piano, dans un coin.
« Moi, je comprendrai jamais ce que tu leur trouves, aux Frenchies. Enfin, l’important c’est que ça te plaise. Bon app', déclara Tarak après s’être désinfecté les mains.
- Dis, fit Shivansh, en coupant une première part de sa quiche.
- Hm ?
- Qu’est-ce que t’en as compris, de ce qu’a dit Agarwal ? »
La douceur de la crème et des lardons le ramena loin dans le passé.
« De quoi tu parles, exactement ? »
Shivansh extériorisa enfin la réplique qui n’avait cessé de le tourmenter depuis qu’il était sorti du QG de Kalyâna.NSK.
« Dix-neuf millions, ça a de quoi foutre tout le bureau à la rue. J’espère que tu te rends compte de la merde dans laquelle tu nous as mis. »
Tarak détourna son attention du dhal. Il sirota une gorgée de son cocktail et soupira.
« Bien sûr, mon vieux. Tu t’es mis en veilleuse ?
- On me fout jamais d’enregistreur, t’inquiète.
- Tant mieux. Tu feras gaffe, cette salope serait capable de t’en planquer là où tu t’y attends le moins.
- Mon soft le signalerait, si quelque chose avait été ajouté. Et puis, j’ai vérifié mes vêtements, quand je suis passé aux chiottes. »
Tarak sourit.
« T’as pas perdu le nord. C’est bien. Faudra qu’on rebosse ensemble, à l’occasion. »
Il essuya le curry de ses doigts avec le logo de la Compagnie Ferroviaire, brodé sur un petit mouchoir de soie.
« Je pense que t’es pas plus bête que moi, tu sais très bien ce qu’il manigance.
- Alors j’ai pas halluciné… » souffla Shivansh.
Une pointe acide naquit sur le bord de son estomac.
« Faut que tu prennes les devants, affirma Tarak, impassible. J’ai survécu à trois purges, je connais le process. Bon, seul souci, c’est que mes chefs étaient pas aussi malins qu’Agarwal. T’as pas des mails, des preuves qui pourraient l’incriminer ?
- Il couvre ses arrières.
- Évidemment. Et toi, t’as vraiment commis aucune faute ?
- J’ai fait un check up de plus que nécessaire sur l’avion, tout signé, bien rempli… Payé les douanes… Non, franchement, rien du tout. »
Tarak claqua de la langue. Il engloutit son cocktail cul sec, contempla les moulures au plafond. L’IA conductrice annonça la gare de Bhopal.
« Dans ce cas, t'as pas 15 000 solutions. Je connais un type. »
Les oculaires de Shivansh se pendirent à ses lèvres.
« Un vrai pro, efficace.
- Mais… ?
- Pas donné.
- Reste à espérer que l’ordinateur de l’avion fonctionne encore. Suffira que je l’invite en crypté et ça devrait le faire.
- On parle de combien ?
- Vu les risques, le matos, l’expertise… À vue de nez, je dirais autour de 50 000.
- Putain !
- Mais c’est vraiment un type brillant. Ancien de la Garde Présidentielle Numérique. Je l’ai rencontré y’a 4-5 ans. Toutes les conneries qu’Agarwal aurait pu commettre, il les aura commises. Peut-être plus encore.
- Enfin, ton contact n’y est plus, dans la Garde, maintenant.
- Parce que ça payait pas aussi bien.
- Si tu le dis. Enfin, 50 000, Tarak… »
Une lueur passa dans les yeux de l’intéressé.
« 50 000, pour le trône d’Agarwal… Moi, je dis que ça vaut le coup. »
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