4.

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 Shivansh passa le reste du trajet à siester. Son réveil fut accompagné d’une notification désagréable.

/!\ Risque de surcharge de neurotoxines (plus de détails). Taux actuel : 96 %. Il est vivement recommandé de dormir un minimum de : 6 heures et 58 minutes. /!\

 « Donc, je me repose presque deux heures, et ça compte que comme 15 minutes pour cet abruti ? »

 Tarak sourit.

 « Tu sais au fond de toi qu’il a raison. T’as beau être jeune, je te conseillerais de faire gaffe à toi.

  • Et voilà que le sage est de sortie ! 
  • T’es con… Je te dis ça parce que j’ai vu pas mal de monde caner avant la quarantaine. Crises cardiaques foudroyantes, venues de nulle part ; rien à faire. Surtout chez les cadres, d’ailleurs. C’est comme si le corps dépérissait un peu plus à chaque étage de la pyramide.
  • Si ça pouvait me débarrasser de l’autre enfoiré, je dis pas non.
  • Au contraire, Shiv, au contraire… »

 Les oculaires de Tarak pétillaient, comme frappés d’un court-circuit.

 « Muhammad est chaud, pour ce dont on a parlé.

  • C’est ton vétéran de la Garde ? »

 Tarak acquiesça. La tête de Shivansh tambourinait comme après une bagarre de rue. Il saisit une petite bouteille d’UltraV dans le minifrigo et l’avala d’une traite, en faisant abstraction tant bien que mal du goût.

 « De la merde en purée concentrée, ces machins, lâcha son ami. J’en prenais tout le temps, aux champs.

  • Je le sais déjà. Mais dis-moi, depuis quand le gouvernement recrute des musulmans ?
  • Musulman et Pachtoune ! Muhammad était une exception. Je t’ai pas menti, mon vieux ; un type brillant.
  • Ça va, ça va, je te crois. Combien est-ce qu’il a demandé ?
  • 47, petite ristourne pour tes beaux yeux. »

 Le montant faisait toujours aussi mal qu’un coup de poing. Shivansh pouvait presque sentir l'Hermès DIONYS — cuir réel, carrosserie à tuiles remodelables, assistant de conduite niveau 5, 2090 chevaux, design fuselé et impossible à rater depuis le trottoir — lui filer entre les doigts. D’un coup, il se trouva bête d’avoir précommandé. Il devrait se contenter de son VKM pendant quatre ou cinq mois de plus.

 Il soupira.

 « OK, dis-lui que c’est bon pour moi.

  • C’est déjà fait. T’inquiète pas, va. Quand tu seras à la place d’Agarwal, ça te paraîtra pas une si grosse somme. »

 12 h 50, affichait son horloge interne. Sur l’écran de progression, placé sur le mur côté couloir, on voyait l’icône stylisée de Jaipur se rapprocher seconde après seconde. Dehors se succédaient les villages champignons ; posés au milieu d’une végétation anarchique et luxuriante, abrités des radiations par d’épais dômes en verre flexible, comme autant de petites colonies lunaires.

 Le train ralentit sa course et s'enfonça bientôt dans un tunnel fait de la même matière. Enfin, juste avant d’entrer en gare, une averse de produits nettoyants s’abattit sur la carrosserie et dégoulina le long des vitres.

 Après être passée par trois filtres anti-poussière, la machine s’arrêta pour de bon. Tarak attrapa la mallette et s’empressa de chercher la sortie.


 Le ciel au-dessus de la ville était couleur tâche de café séchée. Devant la gare, une foule dense et disparate trouvait son bonheur sur de petits étals alignés le long des trottoirs. Quelques panneaux circulaires, plantés sous les toiles de protection, indiquaient Avenue Centrale.

 Tarak balaya la scène du regard et invita Shivansh à descendre. Il fut surpris par la sensation du goudron à bas-coût, au tracé souvent tortueux et rafistolé à la hâte.

 Bien sûr, il avait déjà vu des trottoirs comparables, mais pas en plein cœur du pays. En fait, mis à part pour la présence menaçante des voiles tendues au sommet des immeubles, Jaipur semblait un décor arraché à un autre temps.

 Tarak s’engagea sur une rue adjacente, au détour d’un magasin de fruits et légumes bigarrés, et désigna une voiture du doigt.

 Le chauffeur ne décrocha pas un mot de toute la traversée de la ville. Shivansh, curieux, avait bien tenté de lui poser quelques questions sur la vie ici, mais il sentait que le type était un provincial pur jus. Rien à en tirer.

 Il se contenta d’apprécier la vue du patchwork urbain qui se déployait devant lui, tenta de comprendre comment on pouvait s’y orienter, mais déclara bientôt forfait.

 Après une quarantaine de minutes, entre embouteillages — spécialité locale — et exploration de quartiers labyrinthiques, la voiture approcha d’un check-point, planté au pied de la voûte antiradioactive.

 Contrôle exhaustif ; pourquoi, , comment, quand... bientôt conclu lorsque Tarak tira quelques billets d’une liasse cachée dans une poche de son imper.

 « C’est pour le café ? » demanda la flic, sourire niais sur les lèvres.

 Le chauffeur engagea la bagnole dans le premier sas de décontamination. Douche blanche, comme celle du train. Le chauffeur, Shivansh et Tarak firent un rapide aller-retour dans les vestiaires du second sas, enfilèrent leurs combis et quittèrent enfin la ville.

***

 À mesure que la voiture s’enfonçait dans le Rajasthan, Shivansh eut l’impression d’arriver sur une autre planète. Ici, les villages n’étaient pas mis sous cloche, non. Tout était abandonné. Englouti de verdure.

 Parfois, l’étendue se constellait de cubes de béton, déposés là comme des artéfacts aliens. Des unités de stockage des déchets radioactifs.

 L’apparente propreté de la région, de ce ciel sans smog, de ces herbes grasses et verdoyantes étonna beaucoup Shivansh. Tarak, lui, avait décompressé un shaker acheté dans une machine du second sas, et sirotait sa boisson par le petit trou taillé au niveau de sa bouche.

 Au détour d’un pont d’acier, déployé au-dessus d’une rivière cristalline, Shivansh aperçut un robot crabe, juché sur l’un des cubes de béton. Un tuyau parti de son « ventre » restait planté directement dans la roche, comme la trompe d’un papillon dans une fleur.

 L’appareil sembla contempler la voiture qui filait devant lui, faisant pivoter les diodes de son tube de reconnaissance, sans un bruit.

 « T’es jamais venu dans le coin ? fit Tarak.

  • Ben… non, pourquoi ? Toi si ?
  • Vu comme tu mates les crabes, ça se voit ! T’inquiète pas, t’auras plein d’autres occasions d’en observer. »

 Il reclipsa son shaker, verrouilla sa fente buccale, et rangea le contenant sous son siège.

 « Je suis jamais entré dans Delhi même, mais un jour, on a dû choper un petit trafic, pas loin du dôme. En même temps, pour pas avoir de témoin, y a pas mieux.

  • Pas sûr que ça vaille un cancer tout de même », broncha Shivansh.

 Le rire de Tarak résonna bizarrement sous la paroi de son masque hazmat. Il lui lança une tape à l’épaule.

 « Boh, petite nature ! T’inquiète pas que l’entreprise va te faire voir un généticien, le top du top. Pour le peu de temps qu’on va passer ici, tu n’as rien à craindre, vraiment.

  • Tu dis ça, mais rien ne me garantit qu’Agarwal n’ait pas prévu un coup fourré, à nous faire croire qu’aucun médecin peut nous recevoir ou je ne sais quoi…
  • Allons, allons, laisse ce sac à foutre pourrir dans son bureau, tu veux ? Agarwal ne sera bientôt plus une variable à prendre en compte. Et même si on devait galérer à obtenir un rendez-vous, les hazmats d’aujourd’hui ont rien à voir avec ceux de l’époque. »

 Tarak saisit un pli du tissu, vers son col, le retourna, et l’approcha du masque de Shivansh.

MODEL V6-2 - PROPERTY OF BADAWIYYUN&CO, PRODUCT OF STATE OF MASHRIQ, 2088

 « OK, OK, je te crois.

  • Tu vois, y a rien à craindre. »

 Au même moment, le chauffeur sortit enfin de son mutisme et appuya de plus belle sur l’accélérateur.

 « On arrive dans 5 minutes. »

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