Femme au Foyer (aperçu de concert)

de Image de profil de Jean-Christophe HeckersJean-Christophe Heckers

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La première pensée que j'ai en la voyant, c'est « Merde, elle m'a repéré. » Réflexe habituel. Si je la croise, le premier mot qui me vient à l'esprit est toujours grossier. Malheureusement je la rencontre assez souvent. À croire que je suis maudit. Donc je suis repéré : elle met aussitôt le cap sur ma personne. Je me pare du plus pur sourire hypocrite, me prépare à saluer poliment en prononçant intérieurement « Alors connasse, toujours en vie ? ». Elle s’est enfilé une robe crème à paillettes qui la serre de partout, fait remonter sa poitrine jusqu’aux oreilles. Vêtement de chasse. Elle tient entre ses doigts une flûte qui doit contenir un liquide ayant bien peu de rapport avec le champagne, à part les bulles. Encore dix mètres, mais je n’ai plus le temps de me sauver. Elle rayonne parce qu’un vieux beau l’a reluquée. Elle joue la starlette après avoir croisé un altiste plutôt beau gosse. Petite, on ne t’a jamais dit que les altistes étaient pédés ? C’est un claveciniste qui m’a raconté ça. Il avait un coup dans le nez, mais manifestement il avait l’air bien au courant. Encore huit mètres.

Je suis habillé pauvre. J’ai une place éloignée de la scène mais où l’acoustique est bonne. Ça ne suffira pas à la dissuader de me mettre le grappin dessus durant les quelques (longues) minutes d’entracte. Je pourrais être encore plus mal habillé que ça ne la rebuterait pas. Les hommes sont ici denrée courante, mais elle n’a pas dû en trouver qui l’intéresse assez. Il faut qu’il soit raisonnablement convenable. Entre pas trop moche et franchement canon. Et seul, ou avec l’air de s’emmerder en compagnie d’une jeune fille fade. Et donnant l’impression de ne pas avoir un compte en banque de smicard. Je suis d’une caste inférieure à celle qui la titille habituellement, mais bon. Il faut que ça tombe sur moi. Et puis c’est une spécialiste des braguettes. Dès qu’elle en voit une, elle éprouve l’irrésistible besoin de savoir ce qu’elle cache. Or je manque à la collection. L’objet rare qui se refuse. Ça fait des mois qu’elle cherche à me choper. Essaie toujours, traînée.

Contact. La chose me tend ses joues. Bisouilles. C’est qu’elle me bave dessus, la catin de Neuilly. Je conserve mon sourire. Eh, ça va la vache ? Elle manque de renverser son verre et glousse. Je me demande ce qui m’a pris de lever mon cul du fauteuil. Sans doute le besoin de me dégourdir après une quarantaine de minutes de musique dépressive. Envie de prendre un peu de recul. « Tu vas bien ? Ça faisait un bail. » Tu parles. À peine une semaine. Mais à la dernière entrevue elle était complètement bourrée. Je ne dirai pas que ça m’a dérangé. Je préférais dix fois qu’elle pompât la bouteille plutôt qu’elle s’efforçât de m’explorer l’entrejambes.

J’avais été invité à l’anniversaire d’un peintre décadent, et naturellement il fallait qu’elle en fût. Je m’étais emmerdé ferme jusqu’au moment où Matthieu m’avait sauté dessus, après quoi nous avons joué les pépés du Muppet Show jusqu’à une heure impossible en nous gavant de trucs salés arrosés de jus de fruits. Il était habillé n’importe comment mais sexy comme à son habitude, les cheveux en bordel à première vue pas lavés (seulement une impression), et pas rasé depuis une semaine. Ça faisait tache. La troupe des artistes dégénérés était vêtue classieux et mode, ce qui en disait long sur leur esprit contestataire. Elle avait bu de quoi rendre un alcootest particulièrement cramoisi, mais l’arrivée de Matthieu l’avait dégrisée aussi sec. Elle a essayé de se le faire, et pas qu’une fois, mais lui ce n’est pas le genre à raffoler des poules de luxe. Il l’a prise en grippe tout de suite. Elle a fini par le sentir, au bout d’une centaine de remarques assassines.

Matthieu, si on veut le décrire brièvement, est une manière d’ange qui abuse du rock hardcore, auquel il eût pu être donné de devenir mannequin mais qui a toujours préféré renvoyer ce genre de suggestion avec la mention Je ne suis pas une pute. Il sort avec une fille improbable qui se prénomme Cécile et tient plus de l’hystérique hallucinée que du prototype féminin des magazines, du moins à première vue. Encore plus trash que lui, elle s’est offert une boutique de vêtements en cuir un peu genre sado-maso. Avec un troisième larron, ils ont monté un groupe dont un tiers des chansons est en grec ancien, un tiers en latin, et le reste en français. C’est elle qui écrit les textes. Imaginez Héraclite sur fond de guitares électriques désaccordées. Mais ce n’est qu’un passe-temps. Matthieu tient une petite librairie, elle sa boutique, et le troisième (dont je n’ai jamais réussi à retenir le prénom) sert dans une haute administration.

Bien. Je ne vois pas pourquoi je me mets subitement à évoquer Matthieu, hormis le fait que je comptais bien le trouver ici, prêt à être assourdi par la huitième de Chostakovitch. C’est ce genre de musique qui nous a rapprochés. Un jour nous étions en train de fouiner dans le même bac de disques et avons commencé à lorgner sur les choix de l’autre, moi me disant par ailleurs que le mec à côté de moi avait dû se gourer de rayon (le Death Metal était à quelques mètres), puis nous nous sommes mis à échanger nos impressions (Sanderling ? Ouais, parfait, mais le dernier Mravinsky est vraiment mieux. Non, pas Haitink, là il s’est planté. Prévin ? Tu as le Prévin ? Le premier ou le deuxième ?). Après quoi on a été boire un pot. Au début je me suis demandé s’il me draguait, et finalement non. Le lendemain soir j’assistais à un de ses concerts, faisais la connaissance de Cécile, et ainsi allais me retrouver avec deux amis supplémentaires. Peu à peu je me suis mis à l’entraîner dans certaines soirées qui pourraient s’avérer plaisantes à la condition que nous nous en amusions ensemble. Cécile est venue une seule fois. Elle s’était mise à psychanalyser l’ensemble des invités, ce qui fut considéré comme un peu déplacé. Mais passons et revenons-en à la pouffiasse.

J’avance un « Tu es ravissante. » Compliment facile. Elle est flattée. La flatterie, c’est toujours du haut vers le bas. Quelque chose qui lui échappe. Ce dont elle a parfaitement conscience en revanche, c’est d’être d’une plastique impeccable avec en sus un minois des plus ravissants. Bimbo du gratin. Je ne me souviens plus comment je l’ai connue, mais ce devait être lors d’une de ces soirées costumées, où il est convenu de s’habiller en croque-mort et de grignoter des petits fours en bavassant platement. J’en ai eu ma dose, mais c’était parce que ma frangine en organisait et qu’elle tenait absolument à ma rassurante présence. Elle continue sans moi. Je m’en suis tapé une bonne douzaine avant de prétexter avoir trop de travail pour me permettre d’aller badiner avec les mondains. Ce n’est pas de ma faute si elle a épousé un violoniste connu, mais au talent pas très incontournable, et si ça l’a propulsée dans des sphères inespérées. Quant à m’en faire profiter, merci bien, mais ce n’était vraiment pas la peine. Si c’était pour m’amener à rencontrer ça

Bref. La conne glousse encore et manque m’étrangler en se pendant à mon cou. D’ici dix secondes elle va se frotter contre moi. Je me dégage vite fait. Elle minaude. Qu’il est timide, pauvre chou. Elle prend des nouvelles. Comment vais-je. Que fais-je. Que vais-je faire. Et les vacances. Et ma sœur. Je demeure concis. Les questions ne permettent pas de rester à de basiques oui ou non mais j’en dis le moins possible. Elle évite prudemment d’évoquer ma moitié. Ça lui a déjà coûté des baffes. La méfiance est de mise. Elle n’osera plus la trouver vulgaire, mal fagotée et inculte face à moi. Arguments d’ailleurs tout à fait fallacieux. Je vis avec une encyclopédie capable d’exhiber deux maîtrises et un doctorat, trop mignonne pour moi, et surtout trop bien élevée, qui ne connaît comme pire gros mot que zut et dont l’unique défaut est un manque cruel d’envie de bosser.

Je demeure distant, la seule question à lui poser qui me vienne à l’esprit étant de savoir si elle s’est bien remise de sa dernière cuite. Mon regard parcourt l’horizon de crânes grisonnants et de manteaux en peaux de bêtes. Pas de synthétique par ici. Ça ne se fait pas. Je commence à avoir envie d’appeler au secours. Je ne vois personne de ma connaissance, je veux dire personne de fréquentable. Vivement la petite mélodie qui nous précipitera tous vers nos inconfortables sièges. Dans une éternité.

J’essaie de m’en débarrasser en prétextant avoir besoin d’air. L’idée la séduit. Elle va m’accompagner. Espérons que l’air soit bien frais. Qu’au moins ça réfrène ses ardeurs. Ou qu’elle préfère vite retourner au chaud. Je consulte brièvement ma montre. Encore une petite dizaine de minutes. Quel calvaire. Nous commençons à nous extirper. La vicieuse me colle au train comme si elle espérait que son feu au cul soit communicatif. Espère donc, pauvre truie.

J’ai déjà oublié à quoi avait pu ressembler la première partie du concert. C’était assez lent et lugubre. Un concerto pour violoncelle. Ça au moins je m’en souviens. Pour le reste c’est le flou intégral. Salope. C’est de ta faute. Bon, c’est que ça ne devait pas être si terrible que ça. Alors que je joue des coudes au milieu des éternels endimanchés et des fourrures collées sur des pots de peinture, je la sème presque. Presque seulement, car les vieux se hâtent de s’écarter pour elle, sous l’œil éteint de leurs vieilles.

À peine sur le trottoir (sa seule vraie place) la charogne se jette sur ses cigarettes. Si j’ai du feu ? Non. Manquerait plus que ça. Et même si j’en avais, soudain je ne trouverais plus briquet ou allumettes. Elle est obligée de sourire à un type quelconque pour allumer sa clope. Le pauvre en salive déjà. Mais elle remercie brièvement et m’arrache le bras pour que je la suive un peu plus loin. J’essaie de nouveau de m’esquiver. Je m’inquiète faussement du manque de temps avant qu’il nous faille faire demi-tour. C’est que je suis tout en haut, et au fond. Rien n’y fait. Elle a décidé que nous avions le temps. Malheureusement c’est vrai.

J’essaie d’être perfide. Comment va son mec ? Elle grimace. Encore faudrait-il savoir duquel je parle. Le dernier dont j’aie eu connaissance a tenu quinze jours avant de se rendre compte qu’il était cocu dès les cinq premières minutes. Elle prend une pose pensive et déclare qu’elle l’a quitté. Je ne sais pas de qui elle parle mais peu importe, je hoche la tête avec un air attristé. Il en avait une toute petite. Voilà le prétexte principal de la séparation. J’en reste sans voix. Que répondre à ça ? Rien, et d’ailleurs elle est déjà passée à autre chose. Elle mate en se frictionnant les bras. Elle a repéré quelque chose. Ce sera peut-être l’occasion rêvée de m’en défaire. Et puis non, le poulpe considère finalement que ça n’en vaut pas la peine et se met à causer expos. Je ne l’écoute plus, me contentant d’osciller du chef comme ces chiens en plastique qu’on plaçait autrefois à l’arrière des voitures.

J’aperçois Matthieu qui a juste passé la tête au-dehors, a grimacé en voyant qui m’avait accaparé, et s’est replié prudemment. J’essaierai de l’intercepter à la sortie. Le trottoir se vide. La petite musique doit retentir. Sans rien dire je me mets en branle suivi par machine qui tire sur sa robe. Nous passons les portes, remettons nos petits cartons roses aux préposés au filtrage et je romps au plus vite la communication avec mon vampire, vu qu’il faut que je grimpe assez haut et que je ne voudrais pas manquer même le silence avant la première mesure. Elle n’a pas le temps de réagir que je m’enfuis déjà. Je l’entends bien vaguement dire « A plus tard », mais évite de me retourner. Il faut espérer que tout à l’heure je puisse trouver Matthieu avant qu’elle m’intercepte. Pari risqué. La crevure est tout de même assez subtile pour me tomber dessus au bas des escaliers, même si je me précipite dehors aux premiers applaudissements.

Je n’ai que quelques secondes pour m’asseoir et pour me remettre de l’entracte avant de plonger dans l’abîme. Le premier mouvement se passe bien. Je savoure. Ça se gâte au second. Il m’apparaît soudain comme son portrait tout craché. Le troisième évoque ce que je serais prêt à lui faire subir avec délices : la passer au hachoir puis étaler le résultat avec un rouleau compresseur. Le cinquième se termine sur la désespérante certitude que ça ne restera qu’un fantasme. Peu à peu mon humeur est devenue franchement maussade. J’ai envie d’aller en coulisses piquer de la corde à piano pour l’étrangler aussitôt que je la reverrai. Je n’ai pas réussi à me concentrer suffisamment sur la musique. Je ne vois pas comment j’aurais pu, de toute façon, cette garce m’a foutu en rogne.

Les applaudissements meurent. Je suis effondré. Elle doit patienter quelque part, dans un endroit stratégique d’où elle peut surveiller les mouvements et se laisser contempler. J’attends un peu pendant que le troupeau piétine dans les escaliers. Pourquoi me lever, puisque je ne suis pas pressé de retourner me les faire brouter menu par la pire nympho qui existe. Puis une main secoue mon épaule. « Je suis venu te sauver la vie. » Matthieu. Je ne cache pas ma joie de le voir. « Elle est en bas. » Je soupire. Il cligne de l’œil : faisons-la poireauter et laissons-la découvrir qu’il y a un intrus. Elle et lui, c’est l’antagonisme poussé à son paroxysme. Mettez-les ensemble assez longtemps et vous assisterez à une belle explosion. Je parie qu’elle va fuir. Surtout quand elle verra comment il s’est fringué. C’est moitié tenue spéciale salle Pleyel et moitié tenue je vais écouter Iron Maiden. Indescriptible. Je me demande si la veste en cuir usée par les ans va vraiment bien avec le nœud papillon, mais dans l’ensemble ça passe.

Nous descendons lentement. Poussons l’ultime porte. Rien du côté des vestiaires. Elle doit être dehors. Ce n’est pas le genre à lâcher le morceau comme ça. Nous avançons. Matthieu se compose un visage enjoué. « N’en fais pas trop », dis-je. Il hausse les épaules. Puis voilà la grue qui se dandine au bord du caniveau mais se fige aussitôt en nous apercevant. L’horreur se lit sur son visage. Regard de haine à mon encontre. Puis viennent les politesses d’usage. Matthieu propose que nous allions manger un truc quelque part, certain qu’elle refusera. Elle décline. J’accepte avec presque trop d’enthousiasme.

Nous nous écartons du bord du trottoir pour éviter une benne à ordures qui passe. « La voiture de Madame est avancée », fait Matthieu. Facile mais efficace. Elle tourne les talons et fout le camp sans répondre. Son bar préféré est à une centaine de mètres. On pourra vite l’y retrouver, vautrée sur le comptoir, en train d’emberlificoter quelque célibataire friqué. Façon de se remettre de l’affront.

Je demande : « Comment était le concert ? » Haussement d’épaules. « Sais pas. J’étais crevé, j’ai dormi tout le temps. » Nous rions. « Je vois », conclus-je sur le sujet. « Demain, même lieu, même heure. » Il acquiesce. Nouveaux rires. On se prendra deux places vraiment pas chères tout au fond, là où il n’y a personne, et on écoutera religieusement avant d’aller passer autant de temps à critiquer le concert dans un bistro. L’extase. Parce que tout de même, j’ai entendu dire que c’était fa-bu-leux. Autant revenir pour constater de soi-même. Mais c’est remettre les pieds sur un terrain de chasse giboyeux. Et le seul truc qui me gène, c’est qu’elle sera sans doute encore là.

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Commentaires & Discussions

Femme au Foyer (aperçu de concert)Chapitre4 messages | 8 ans

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