Chapitre 18 : Le comité d'évaluation

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 Le « Palais » était le siège de la présidence de l’Académie. On le surnommait ainsi en raison de son architecture massive et des ornementations ostentatoires qui jalonnaient les murs intérieurs. L'édifice trônait au centre de l’Académie, non loin de la Bibliothèque du Temple, au milieu d’un ensemble de jardins aménagés où il imposait sa présence par son architecture rectangulaire et verticale. Les occasions de s’y rendre étaient rares et il fallait obtenir une autorisation spéciale pour rentrer dans le bâtiment.

 Adallia était nerveuse. Elle faisait les cent pas devant les hautes portes en bois menant à la salle du comité. En cette fin de matinée, d’autres postulants avaient déjà soutenu pour demander un financement de leurs futures recherches. Cela allait être bientôt au tour de la jeune femme qui pensait que ce n’était pas le meilleur moment pour passer. À cette heure-ci, les membres du comité étaient probablement fatigués et désiraient aller déjeuner. Au moins, son cas ne serait pas uniquement étudié au travers d’un dossier écrit, vide de personnalité et donc sans âme. Elle pourrait se défendre à l’oral et avait assez de caractère pour cela.

 Adallia tournait en rond et se demandait si les jurés seraient vraiment capables de comprendre l’intérêt de ses recherches. Toutefois, Yu Kiao l’avait mise en garde : le comité serait amené à trancher en sa faveur surtout pour des raisons politiques. De ce fait, c’était la stratégie qu’elle et son directeur avait décidé d’adopter pour obtenir le consentement des jurés, en jouant sur les dissensions entre l’Académie et la Confédération. « Mais quand même… pensa Adallia, ils devraient se rendre compte de la dimension scientifique de mes travaux... »

 Pendant que la jeune femme, tiraillée par ses émotions, ruminait et grommelait à propos du système académique, une porte plus petite, directement reliée à la grande salle, s’ouvrit. Yu Kiao en sortit et marcha vers Adallia en se balançant d’un côté à l’autre, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il n’était pas cloîtré dans son bureau.

Bien, dit-il avec sa voix grave et sage, tout est prêt.

Merci, Professeur.

Récapitulons un peu avant que cela ne commence. Le comité a déjà examiné votre dossier et en connaît les grandes lignes. Ce qui joue en votre défaveur est que l’Histoire du monde cybernétique est souvent dépréciée, mais cela, vous le savez déjà, et on ne manquera pas de vous le rappeler. Et bien que les jurés me connaissent et qu’ils savent que mon soutien vous est acquis, cela ne suffit évidemment pas.

Je comprends.

Ce sera donc à vous de faire le lien entre l’objectif scientifique et les considérations politiques de votre mission de recherches. J’ai également discuté avec Kendar Wo-Cysbi, et je préfère qu’il n’intervienne pas. Les membres du comité pourraient croire que la Confédération tente de faire pression et veuille leur forcer la main.

 Quelques temps seulement auparavant, Adallia avait informé son directeur des dernières révélations de l’enquêteur à propos des technologies que l’École des Théoriciens accorderait aux Humains travaillant sur le projet de « vie cybernétique ». Yu Kiao, tout comme Adallia, préférait rester prudent sur la question avant de s’en faire un avis. En bon agent gouvernemental, Kendar Wo-Cysbi ne disait pas tout et il ne fallait pas effrayer le comité en allant trop loin dans les explications.

Insinuez aux jurés l’idée que vos recherches conféreraient à l’Académie un certain pouvoir sur la Confédération, poursuivit Yu Kiao. C’est ce que ces gratte-papiers désirent par-dessus tout, croyez-en mon expérience.

Oui, tout est clair dans mon esprit.

Parfait, rétorqua Yu Kiao, confiant. Il ne reste plus qu’à se jeter à l’eau.

 Quelques minutes plus tard, le son d’un gong retentit brusquement, annonçant qu’il était l’heure pour Adallia d’aller se confronter au comité en charge des programmes de recherches. La jeune femme apposa son badge universitaire sur un interrupteur à proximité, ce qui fit ouvrir les hautes portes en bois dans un grincement pénible. La mise en scène paraissait illusoire, mais les administrateurs aimaient bien ce genre de spectacle, et il fallait faire avec.

 Plus loin, Adallia pénétra dans une rotonde. La partie inférieure était parsemée de colonnes en marbre rouge tandis que le niveau supérieur était fourni par un décor peint de scènes représentant l’histoire des Sythecs au contact des différentes espèces de la Galaxie. Au plafond, des constellations en images stéréoscopiques semblaient émerger de la voûte et conféraient au lieu une atmosphère de recueillement.

 Au fond de la pièce, une série de sièges en boiserie montée en hauteur abritait les membres du comité. Quand Adallia arriva devant eux, on lui fit signe de monter sur une petite estrade installée au sol et de patienter. Les jurés consultaient avec une certaine lenteur dans le geste des documents holographiques. Comme aucun d’entre eux n’avait commencé à parler, la jeune femme se permit de les observer discrètement et remarqua qu’il s’agissait tous de Sythecs. Si Yu Kiao ne l’avait pas soutenu, elle n’aurait eu peut-être aucune chance de voir sa requête aboutir.

 La présidente du comité, aussi âgée qu’Adallia se l’était imaginée et avec une ossature du visage prononcé et de longues oreilles, finit par prendre la parole :

Mademoiselle Nalanda, dit cette dernière d’une voix pondérée et résonante, nous vous remercions d’être venue ici pour discuter aujourd’hui avec nous d’un éventuel financement qui vous serait accordé dans le cadre d’un programme de recherche. Mes confrères et moi-même avons pris connaissance de votre dossier, et je dois dire que, malgré votre cursus intéressant, nous sommes un peu sceptiques quant à l’issue de vos travaux en Histoire du monde cybernétique.

 Adallia, qui ne se sentait pas du tout à l’aise, se racla discrètement la gorge, comme si quelque chose remontait et qu’elle avait envie de vomir. Elle redressa sa posture de façon à se tenir bien droite et se défendit.

Tout d’abord, je vous remercie beaucoup de m’accueillir en ces lieux. Et je dois dire que je comprends parfaitement vos appréhensions, dit-elle très calmement. Mais je suis justement venue ici pour expliquer pourquoi je pense que mes travaux seraient profitables à l’Académie. Et j’espère, à cette occasion, pouvoir vous convaincre du bien-fondé de mes recherches.

 Voyant qu’Adallia réagissait plutôt bien, plusieurs membres du comité acquiescèrent naturellement de la tête.

Pour être honnête, reprit la présidente, ce qui nous a poussé à vous recevoir sont les commentaires élogieux de votre directeur et également ceux de vos étudiants concernant votre travail dans la recherche et l’enseignement. Il n’y a donc aucune raison pour que vous ne méritiez pas toute notre attention. Mais vous allez devoir répondre à un certain nombre de questions pour « nous convaincre », comme vous dîtes. D’ailleurs, la première d’entre elles est la suivante : selon vous, comment l’Histoire du monde cybernétique nous permet-elle de mieux comprendre la nature des Cyborgs sans avoir à se focaliser sur les méandres technologiques qui les caractérisent pourtant si bien ?

 Sans se laisser démonter, Adallia répondit immédiatement et toujours de façon apaisée :

Je crois, au contraire, que l’Histoire du monde cybernétique n’exclut pas l’étude technologique des Cyborgs. Les deux domaines sont complémentaires. Ceci permet d’élargir le champ d’analyse de la Cybernétique aux concepts historiques, sociologiques, politiques et mêmes culturels qui échappent d’emblée à la seule étude des technologies.

N’est-ce pas là le propre des Humains, et non des êtres cybernétiques, de s’identifier à ces disciplines ? l’interrompit un des membres du comité, un Sythec âgé et à la voix défectueuse. Cela me paraît assez incompatible avec des êtres qui évoluent sur d’autres plans d’intelligence.

Pardonnez-moi, mais je ne suis pas vraiment d’accord, répliqua Adallia d’un ton plus ferme. L’Académie, qui forme une partie des futurs gardiens de la Confédération, base justement son enseignement sur les points communs entre les Humains et les différentes espèces biologiques, bien que beaucoup de choses nous opposent parfois. Les Cyborgs n’échappent pas non plus à cette règle. Leur conduite à travers l’histoire récente révèle une structuration de leur communauté autour de certains critères qui nous sont accessibles parce que ceux-ci sont similaires à ce qu’on peut retrouver chez les Humains. L’Histoire du monde cybernétique permet d’entrevoir un aspect de la psyché des machines que les mathématiques elles-mêmes n’arrivent pas toujours à décrypter.

 Les membres du comité restèrent silencieux. Certains scrutaient Adallia d’un regard neutre, d’autres continuaient de parcourir les informations holographiques qu’ils avaient en leur possession.

 Une femme, un peu plus jeune et avec un air plus avenant, intervint :

À vrai dire, je respecte, pour ma part, cette approche du monde cybernétique que votre vénérable directeur, Yu Kiao, qui a fondé cette chaire à l’Académie, s’échine à défendre depuis longtemps maintenant. Mais si nous sommes prudents sur la question, c’est parce que la singularité technologique qui caractérise l’intelligence artificielle est avant tout un phénomène physique. Or, nous avons beaucoup de mal à comprendre comment vous faites le lien entre cette singularité et votre approche « culturelle » des Cyborgs.

Je pense que votre question est complètement justifiée, reconnut Adallia. D’après moi, il s’agit d’une idée préconçue de penser la singularité technologique sous le seul prisme de la physique. C’est ce que mon travail sur le concept de « vie cybernétique » tend à démontrer à travers l’existence d’un système de croyances autour de cette singularité. Ainsi, les recherches pour lesquelles je demande le soutien moral et financier de l’Académie visent à aborder la question d’une culture cybernétique dans le cadre religieux. Or, jusqu’à présent, aucune des branches techniques spécialisées en Cybernétique ne s’est intéressée à ce genre de question.

 À l’écoute du plaidoyer d’Adallia, le comité paraissait un peu plus tendu. Ses membres remuaient sur ses sièges, comme embarrassés. Plusieurs d’entre eux manipulaient l’image holographique de la peinture de Koutcha qu’Adallia avait transmise à son dossier.

Certes, prononça la femme, mais là encore, nous restons réservés. Pour l’heure, rien n’atteste de l’authenticité de cette peinture que vous nous présentez. Quant à votre interprétation de ce concept de « vie cybernétique », cela reste surtout du domaine des suppositions. Cela ne prouve pas que les Assegaï y accordent vraiment de l’importance.

C’est ce que je pensais aussi jusqu’à ce qu’un enquêteur de la Confédération ne vienne sur Ordensis, lança Adallia en sachant pertinemment l’effet que cela produirait.

Oui… réagit sur-le-champ la présidente en pinçant des lèvres, nous avons effectivement entendu parler de la présence de cet individu au sein de notre Académie. Yu Kiao nous a raconté que le Gouvernement central s’intéresse de près au rapprochement entre l’École des Théoriciens et les Humains. Néanmoins, cela ne signifie pas que le travail de cet enquêteur ait un quelconque rapport avec une forme de croyance qu’impliquerait une « vie cybernétique ».

 Adallia se disait au fond d’elle-même que les membres du comité étaient trop bornés. La jeune femme, qui bouillonnait intérieurement, serra très forts les poings derrière elle et s’exprima :

Je comprends vos incertitudes. Cependant, tout tend à montrer qu’il n’y a pas de hasard et que les choses convergent dans la même direction.

Pouvez-vous être plus précise ? fit un autre membre, très mince et dont le corps prenait une forme longiligne jusqu’au sommet du crâne.

L’enquêteur m’a révélé que le rapprochement entre l’École des Théoriciens et les Humains est lié à un projet également nommé « vie cybernétique », répondit Adallia. Des Humains aident les Assegaï à trouver des images similaires à la peinture de Koutcha.

 Les membres du comité s’agitèrent de plus belle sur leurs sièges, murmurant entre eux des phrases qu’Adallia n’arrivait pas à entendre. Beaucoup avait l’air hésitant quant à l’attitude à adopter vis-à-vis des recherches d’Adallia.

 Cette dernière se dit que c’était peut-être le bon moment pour continuer d’argumenter et de les aiguiller dans une direction qui lui serait plus favorable.

Une étude plus détaillée des enjeux de la peinture de Koutcha permettrait d’anticiper les projections de l’École des Théoriciens et d’orienter, en conséquence, la future politique de la Confédération concernant les Cyborgs, poursuivit-elle. C’est la raison pour laquelle de futures recherches sur le sujet doivent être menées sur place.

Et quelle pourrait être la ligne directrice de cette politique, d’après vous ? fit l’homme à la longue silhouette.

Il est difficile d’y répondre à ce stade. Je pense qu’elle s’élaborerait en fonction du regard et de l’intérêt que l’École des Théoriciens porte aux espèces biologiques.

 Le comité n’avait que peu d’estime pour l’aspect historique et religieux de la « vie cybernétique » véhiculé par la peinture de Koutcha. Cependant, Yu Kiao avait raison ; les enjeux politiques, qui mobilisaient les services du Gouvernement central au sujet de l’École des Théoriciens, pouvaient faire réfléchir les jurés.

 La présidente du comité, qui venait d’échanger quelques mots avec son voisin, revint vers la jeune femme :

Donc, si l’on vous suit bien, vous pensez que vos recherches pourraient avoir un impact sur cette nouvelle politique ?

Oui, c’est ce que je pense.

Dans ce cas-là, comment garantir que la Confédération ne s’attribue pas, au détriment de l’Académie, l’ensemble des découvertes qui pourraient être faites à propos de l’École des Théoriciens ?

Je proposerai à la Confédération de me laisser publier des articles sur tout ce qui relèvera de l’aspect scientifique de mes recherches.

C’est un risque à prendre… fit la présidente. Si vous vous laissez berner par la Confédération, nous perdrions notre droit de regard quant à l’étude de certaines informations.

Cela est vrai. Cependant, nous le perdrions tout de suite si nous ne tentons rien, conclut Adallia.

 Cette dernière remarque avait fait mouche. Les jurés avaient instantanément réagi et il régnait une certaine cacophonie. La présidente les appela à faire moins de bruit, ce qui fit sourire Adallia. Mais la jeune femme s’empressa de faire disparaître cette satisfaction sur son visage lorsque la présidente se pencha à nouveau dans sa direction.

Bien, chère Mademoiselle, comme vous pouvez le voir aux réactions de mes confrères que vos paroles ont visiblement bousculés, je crois que nous avons tout ce qu’il nous faut pour délibérer. Je vais donc vous prier de bien vouloir sortir de la salle et d’attendre à l’extérieur notre décision.

Je vous remercie encore une fois pour le temps que vous m’avez accordé, répondit révérencieusement Adallia avant de faire demi-tour.

 En sortant de la salle centrale, la jeune femme pouvait entendre que le débat entre les membres avait repris derrière elle. Elle quitta les lieux sans regret, le sentiment d’avoir accompli ce qui devait être fait, que le comité donnât suite ou non à sa requête.

✽✽✽

 Les jardins tout autour du Palais resplendissaient par leur verdure multicolore et leur abondance de fleurs exotiques qui attiraient des insectes presque aussi gros que les plantes elles-mêmes.

 Entre deux parcelles de végétaux, Adallia aperçut Kaïlye qui observait de drôles d’insectes imitant avec leurs ailes l’apparence de fleurs pour piéger d’autres bestioles. Adallia arriva sur la pointe des pieds pour surprendre son amie qui ne l’avait pas du tout vu venir. Quand Kaïlye se retourna et qu’elle reconnut Adallia, elle lui prit aussitôt la main et lui demanda avec une expression d’appréhension :

Alors, qu’est-ce qu’ils ont décidé ?

C’est bon, ils ont accepté ! répondit Adallia avec un grand sourire.

 Sous l’émotion, Kaïlye baissa la tête. En la regardant de plus près, Adallia vit que des larmes coulaient de ses yeux.

Désolée, fit Kaïlye en passant sa main sur ses pommettes pour faire disparaître les tracés humides dessinés par ses larmes. En fait, je suis contente pour toi. Tu vas avoir un programme qui va te permettre de partir en mission !

 Adallia était touchée par ces paroles. Elle savait pourquoi son amie s’émouvait et que ce n’était pas facile pour elle de la voir s’en aller, qui plus est à l’extérieur des frontières de la Confédération.

Oui, c’est une très bonne nouvelle. Ne t’inquiètes pas, je ferai attention à moi. Quand j’aurai fini, je reviendrai sur Ordensis.

Tu dois faire ce qui est bon pour tes recherches.

Le comité a toutefois posé certaines conditions. Entre autres choses, le financement se fera progressivement selon les besoins de la mission et je devrai obtenir l’aval du comité pour publier des articles à chaque étape de mon travail.

Bah, c’est normal, ce n’est pas tellement différent d’un programme classique, rétorqua Kaïlye, qui retrouvait un peu le sourire. J’imagine que Yu Kiao te sert de caution dans cette histoire. Au fait, je suis étonnée de ne pas le voir, il n’est pas là ?

Si, mais il est resté au Palais. Il va déjeuner avec les membres du comité. Je pense qu’il doit essayer de les conforter dans leur choix, de façon officieuse...

Du coup, cela ne pose pas de problème pour la prochaine période académique ? Je veux dire, est-ce qu’ils vont te trouver un remplaçant ?

Oui, ils vont essayer de trouver quelqu’un. Et Yu Kiao me remplacera lui-même pour une autre partie des cours.

 Adallia était à la fois soulagée d’avoir obtenu l’accord du comité et heureuse d’avoir l’occasion de poursuivre ses recherches sur la « vie cybernétique ». La pression de plusieurs mois venait en quelque sorte de s’évaporer.

 Les deux amies pavoisèrent au milieu des jardins tout en s’éloignant du Palais. Elles parcoururent plusieurs mètres dans les allées et les arches fleuries avant qu’un sentiment ne les envahît, leur disant qu’elles n’allaient peut-être pas se revoir pendant un long moment.

Toi et BIDI-O allez me manquer, lui témoigna affectueusement Adallia.

Toi aussi. Mais…

Mais quoi ? interrogea Adallia, interloquée.

Il faudrait que je te parle de quelque chose. Et maintenant que tu as obtenu ce programme, je crois que c’est le bon moment d’en discuter.

De quoi s’agit-il ?

C’est au sujet de BIDI-O justement.

Il va bien ? demanda Adallia qui craignait que l’Androïde n’eût renouvelé ses expériences en transrobotique et fût endommagé.

Oui, il se porte bien physiquement, rassura promptement Kaïlye. Toutefois, j’ai quelque chose à te dire à son propos.

Vas-y, je t’écoute.

En fait, si tu es d’accord, il voudrait venir avec toi...

 Adallia stoppa nette son chemin. Elle se demanda ce qui avait bien pu se passer pour que Kaïlye en arrivât à réfléchir et à évoquer à cette éventualité.

 Voyant qu’Adallia n’avançait plus et attendait des éclaircissements, Kaïlye lui expliqua la situation :

Cela fait plusieurs jours qu’il y pense, et il souhaitait que je t’en parle d’abord. Pour ma part, je n’étais pas d’accord, mais plusieurs choses se sont produites, et je ne peux pas aller à l’encontre de sa volonté.

Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Pour commencer, on a fini par recevoir la réponse concernant son permis de course, et... malheureusement, il a eu moins de chance que toi avec l’Académie, il a été recalé.

Pour quelle raison ?! s’insurgea Adallia.

Ils ont dit qu’il était défectueux et qu’il représentait un danger potentiel à bord d’une moto-jet.

Pourquoi ont-ils dit une chose pareille ?

Comme tu le sais, depuis quelques temps, on fait des tests sur des ondes à l’échelle quantique pour comprendre les mécanismes du principe d’instabilité et de la transrobotique.

Oui, BIDI-O m’a parlé des schémas mathématiques que vous aviez mis en place et qui prédisaient qu’il allait subir plus de dégâts.

C’est cela. Les ondes sont liées aux fluctuations des champs quantiques et entraînent la création d’un plus grand nombre de particules que l’on appelle « particules virtuelles ». En temps normal, ces dernières existent dans un espace-temps tellement court qu’elles disparaissent presque aussitôt et ont juste le temps de donner naissance à d’autres particules qui, elles, forment la matière baryonique. Mais dans le cas de BIDI-O, les ondes croissent de façon exponentielle au moment de nos expériences. Les particules virtuelles deviennent beaucoup plus nombreuses, et perdurent. Les données se multiplient et affectent les informations contenues dans la mémoire de BIDI-O.

D’accord, et quel est le rapport avec le fait que l’Académie lui refuse son permis de piloter ?

L’Académie a eu connaissance de nos résultats et a décrété que la perturbation des champs quantiques de BIDI-O pouvait affecter ses capacités à se contrôler. Cela pourrait devenir dangereux pour lui et pour les autres. Non seulement l’Académie ne lui a pas délivré de permis, mais elle lui a aussi interdit de continuer à travailler sur la transrobotique.

 Adallia était abasourdie. Elle trouvait cela particulièrement injuste vis-à-vis de BIDI-O. La jeune femme percevait dans les pupilles de Kaïlye des larmes qui cherchaient à sortir du coin de ses grands yeux bleus.

Je suis tellement désolée, fit Adallia qui voulait absolument trouver un moyen de consoler son amie.

Non, ne le sois pas. En réalité, je ne suis pas en colère ; je comprends cette décision. Cela me soulage même un peu, car désormais, j’ai un argument officiel pour que BIDI-O ne prenne plus le risque de s’abîmer davantage. Et cela m’a fait prendre conscience d’une chose : s’il ne peut pas participer aux courses et qu’il ne peut plus faire d’expériences en transrobotique, il n’y a plus rien pour lui ici.

Il t’a toujours toi, fit remarquer Adallia. Et puis, peut-être qu’en arrêtant de travailler sur les motos-jet, les perturbations de ses champs quantiques cesseront, et il pourra de nouveau postuler pour son permis.

Oui, c’est ce que je pense, mais quelque chose a changé, Adallia. Depuis qu’on a reçu ces nouvelles, il ne dit presque plus rien, il ne passe plus son temps à bouger dans tous les sens comme il a l’habitude de le faire. Je crois que pour lui, cette situation où il est bloqué est beaucoup plus paradoxal que ses problèmes d’instabilité.

Je comprends, Kaïlye… Toutefois, qu’est-ce que cela lui apportera de plus de venir avec moi sur Koutcha ?

Il s’intéresse beaucoup à tes recherches sur la « vie cybernétique ». D’abord, parce que pour lui c’est une forme d’exutoire, comme si c’était le prolongement de nos recherches en transrobotique, et aussi, parce qu’il a développé une idée sur la question.

 Adallia savait que le petit robot était intrigué par cette affaire de « vie cybernétique », mais elle ne s’était pas doutée que c’était au point qu’il y consacrait du temps de réflexion.

Qu’a-t-il en tête au juste ?

Cela aurait une relation directe avec la peinture de Koutcha. Il ne m’en a pas dit plus, car il voudrait d’abord s’entretenir avec ton enqu... je veux dire l’enquêteur pour pouvoir en discuter avec lui.

 Adallia fut prise d’un doute. Elle espérait que BIDI-O n’avait pas parlé de sa rencontre avec Kendar Wo-Cysbi. Le ton de Kaïlye suggérait néanmoins qu’il n’en était rien.

Euh... ce serait plus simple s’il nous en disait davantage, lâcha Adallia, d’un air dépassé par les évènements.

En fait, il me fait un peu du chantage. Quand il m’a parlé de son projet de partir avec toi, j’ai tout de suite refusé et lui ai dit que tu ne serais pas d’accord non plus. Du coup, il espère pouvoir nous convaincre en exposant sa théorie à l’enquêteur.

 Kaïlye marqua une pause et baissa à nouveau la tête.

Même si je n’approuve pas ce qu’il veut, dit-elle, je vois bien que cela ne va pas et que cela ne s’arrangera pas aussi facilement. Je n’aime pas le voir ainsi et tout Androïde qu’il est, il a le droit aussi à l’équilibre, si on peut définir de la sorte le bonheur des machines.

 Adallia était encore une fois profondément touchée par les mots de son amie. Elle n’osait pas lui dire non, mais en même temps, cela incluait une lourde responsabilité de devoir s’occuper du petit robot s’il était amené à l’accompagner sur Koutcha. Or, Adallia, qui avait parfois du mal à se prendre en charge elle-même, ne voyait pas bien comment elle pouvait s’assurer qu’il n’arriverait rien à BIDI-O.

Tu es sûre de vouloir me le confier, Kaïlye ? Tu me connais, je ne suis pas la personne la plus responsable et la plus apte à s’occuper des autres.

Qui te dit que je te le confie ? répliqua Kaïlye avec un sourire tendre. C’est plutôt à lui que je te confie. Il est indépendant et pourra veiller sur toi en même temps. Je pense que maintenant que le comité a donné son accord, il est nécessaire que quelqu’un t’accompagne.

Et si le comité avait refusé ? lui dit Adallia, avec malice.

Je vous aurais gardé tous les deux auprès de moi.

 Les deux amies reprirent leur chemin à travers les rangées de fleurs exotiques. Adallia promit à Kaïlye d’organiser rapidement une rencontre avec Kendar Wo-Cysbi afin d’en discuter avec lui et d’obtenir son avis sur tout cela. Sans rien ajouter, Adallia avait donné son accord tacite à ce que BIDI-O vînt avec elle sur Koutcha. Et quelque part, même si elle ne le disait pas non plus, l’éventualité que BIDI-O l’accompagnât la rassurait et lui procurait même une certaine joie.

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