La première pièce
Zehyst s’avançait le long du couloir, d’une démarche lente. Sa seule présence éteignait les torches et les bougies des lustres sur son passage. Malgré l’épaisseur des murs, le grondement du tonnerre se faisait entendre tel un écho lointain. Une robe sombre traînait sur le sol et recouvrait la totalité de son corps. Seuls ses yeux d’un jaune pâle parvenaient à s'extirper des ombres qui masquaient son visage, recouvert d'un demi-masque au faciès sinistre. Sise sur son flanc, une épée nimbée de cendre battait au rythme de ses pas, dans un bruit mat. Atteindre ce bastion n’avait pas été facile, même pour lui. Les protections qui entouraient le domaine pouvaient paraitre insurmontables mais chaque défense avait une faille et la patience venait à bout de tout.
Les ingénieurs de la République d'Erèbe pensaient à tort que l'artillerie qui entourait la place suffirait à tenir à distance les éventuels assaillants.
Quelle erreur…
La diversion prévue était parvenu à monopoliser les soldats, le temps que Zehyst s'introduise dans la place sans se faire remarquer. Il avait suffi d'envoyer quelques centaines de paysans terrorisés se faire pilonner par la mitraille pour renforcer l'assurance arrogante des protecteurs du domaine.
Bien entendu, les maitres des lieux avaient rapidement détecté l'intrusion et réagit en conséquence.Terrés dans la salle de réception, ils devaient probablement tenter de contacter leurs alliés, via un couteux communicateur Erebien. Un plan vain et désespéré. Aussi rapides soient les véhicules de l'armée de la République, aucune aide sérieuse n'arriverait à temps, au vu de l’urgence de la situation. Des heures, peut-être de jours de voyage depuis la capitale, Celestis. Ou espéraient-ils que les soldats placés à l'extérieur viennent à leur secours ?
Les Erebans… Une nation si optimiste.
Les cadavres d'une vingtaine d'entre eux jonchaient les couloirs que venait de traverser Zehyst, et ces trophées mortuaires semblaient avoir suffit à décourager les éventuelles patrouilles. Le temps que les renforts s'organisent, le mal serait fait.
Certain de sa victoire, le sorcier laissa son esprit vagabonder quelques instants.
Il repensa à l'échec cuisant de sa récente tentative d'enlever le Tisseur de rêves. Protégé par les redoutables sorcières du royaume de Nyx, l'enfant lui avait échappé, malgré de nombreuses pertes dans le camp de ces femmes déterminées.
Chacun des trois peuples qui composaient le monde connu voyait naitre tous les cinquante ou soixante ans un individu sacré, dont la destinée était de faire dominer le point de vue des siens. Séparés de longue date par des interprétations différentes d'une légende fondatrice et mythique, les trois pays s'affrontaient par le biais de ces champions, au lieu de se livrer une guerre en bonne et due forme. Et celui qui survivait à cette confrontation propulsait presque systématiquement sa nation vers un âge de prospérité, au détriment des deux autres.
La foi stupide et navrante en ce mythe né des rares écrits datant du temps où tous les peuples n'en formaient qu'un seul, constituait l'un des rares points d'entente entre le Royaume de Nyx, la République d'Erèbe et les Eveillés.
Zehyst avait espéré mettre la main sur les trois élus de cette ère pour s’octroyer la possibilité de les façonner selon ses vues. Pour leur apprendre à réfléchir et non à subir leur destin.
Quelle folie. Mortels ignorants et stupides. Vous suivez les préceptes dont on vous abreuve sans rechigner. Pantins futiles que vous êtes… Pourquoi dois-je agir ainsi ? Pourquoi m’obligez-vous par votre faiblesse à entreprendre ces actes vils ?
Le regard de Zehyst se posa instinctivement sur le rosaire qu’il tenait fermement dans sa main gauche. Sept perles sombres lui renvoyèrent son reflet. Zehyst ferma les yeux lorsqu’un faible gémissement résonna à ses oreilles. Bien peu auraient pu le percevoir.
Comment en sommes-nous arrivés là ?...
…
Après une longue marche, Zehyst finit par apercevoir une porte à double battant ouvragée, au détour d’un couloir. Le sorcier ferma les yeux et se concentra quelques instants. Il ressentit aussitôt la présence d’une multitude de pièges mécaniques disséminés sur le sol, dans les murs ou même au plafond, et laissa échapper un murmure de lassitude. D'un geste de la main, Zehyst invoqua un clone de sang qui apparut à ses cotés, dans un nuage putride. Soumise aux ordres de son maitre, la créature décérébrée avança d’un pas lourd dans le couloir, accompagnée de gémissements pathétiques. Le suintement caractéristique de ses pas se tut lorsque le clone posa son pied visqueux sur l’une des premières dalles du couloir. Un linceul de flammes jaillit du néant pour réduire la misérable invocation en mare de sang séché, en l'espace de quelques secondes. Peu sensible à l’odeur insoutenable de chair calcinée, Zehyst renouvela l’expérience jusqu’à acquérir la certitude d’avoir activé chaque traquenard dissimulé dans le couloir.
Le sorcier focalisa alors son attention sur la porte qui menait aux appartements de ses proies, et s’avança d’un pas vif, sans prendre garde à l’apparition d’une petite pointe de lumière dans son dos. A chaque mouvement, d'autres marques azurées se formèrent jusqu’à ce que Zehyst fût la cible d'une dizaine d'entre elles. Avant que le sorcier ne puisse réagir, un projectile de métal proche jaillit d'un mur et le heurta de plein fouet. L’impact brûlant le tétanisa de douleur, mais aussi d'outrage.
Etouffant un cri, Zehyst tâcha d’analyser la situation, sans perdre son calme. Autour de lui, les pistolets cachés dans les murs commençaient à bourdonner, comme impatients de faire pleuvoir un feu d'enfer sur leur cible. Admiratif, le sorcier réalisa que les précédents pièges n’avaient servi qu’à déclencher le véritable traquenard. Le couloir tout entier semblait truffé de cavités qui dissimulaient autant d'armes à projectiles composés de métal et de fludargent. Une substance source même de la magie, mais aussi terriblement corrosive au contact.
Ingénieux ! constata-t-il, en esquivant de justesse une nouvelle sphère ardente. Jamais je n’aurais imaginé que de vulgaires Erebans pouvaient trouver un moyen de me blesser. Des balles en fludargent... Impensable...
Sans attendre davantage, Zehyst créa autour de lui une bulle d’ombre intangible, ce qui fit luire l'une des perles de son rosaire. A peine la sphère noire avait elle prit forme qu’elle se mit à vibrer dans un fracas d’apocalypse, prenant à chaque seconde plus d’ampleur. Les tapisseries et tableaux au contact avec cette protection immatérielle se transformèrent instantanément en magma infâme, sous le regard indifférent de Zehyst, concentré sur sa tâche. Comme un seul, les balles nimbées d'un léger halo azur fusèrent en direction du sorcier, mais le simple impact avec la corruption du sombre bouclier suffit à les souffler les unes après les autres, dans un grésillement à peine audible.
- Que de temps perdu... soupira le sorcier, avant de dissiper sa protection, d'une pensée.
Sans attendre davantage, l'homme encapuchonné tendit sa paume gauche vers la porte au fond du couloir. Des ombres gémissantes jaillirent alors de la perle brillante du rosaire pour venir heurter violemment les battants, qui tinrent néanmoins bon. Une seconde impulsion frappa de nouveau la porte de chêne qui commença à se fissurer. Une dernière vague d’ombres au contact de la porte acheva de la faire exploser, dans un bruit sourd. Soumis au terrible impact, les battants de bois massif furent propulsés au fin fond de la pièce désormais accessible.
Le regard terne du sorcier tomba brièvement sur sa main toujours tendue. La ramenant d’un geste lent vers lui, le sorcier détailla quelques instants les ombres mouvantes qui recouvraient sa peau. Face à ce spectacle désolant, Zehyst réprima un soupir las, avant de pénétrer d’un pas décidé dans la pièce dans laquelle l’attendaient ses proies.
…
La salle de réception du château était impressionnante. Formée d'un carré d’une soixantaine de mètres de coté, elle pouvait accueillir une foule de visiteurs. Douze colonnes torsadées, disposées de façon harmonieuse, soutenaient son haut plafond. Une mince portion du mur ouest était aménagée en une bibliothèque dont les ouvrages recouvraient toute sa surface. Quatre grandes cheminées se tenaient enchâssées dans les murs blancs. Le sol constitué de marbre clair était recouvert d’un magnifique tapis, dont le motif représentait un bouclier gigantesque sur un fond bleu roi.
Au centre de la pièce, une étrange structure métalique orientait trois canons en direction de l'ouverture béante par laquelle venait de pénétrer Zehyst. Un vieil homme au visage recouvert de poudre et d'huile se tenait debout sur l'engin de mort, le corps en partie dissimulé derrière un tableau de commande blindé.
Debout près de l'impressionnante machine, une femme entre deux âges attendait patiemment, deux épées recouvertes de rouages en main. Vêtue d’un corset de cuir et de chausses noires, des bottes lui montaient jusqu’aux genoux. Ses cheveux blancs soyeux avaient été arrangés en une queue-de-cheval, et sa frêle silhouette semblait dégager une vigueur étonnante. Une ceinture massive venait compléter sa tenue et dévoilait la présence de deux propulseurs.
- Eh bien, quel accueil chaleureux, les apostropha Zehyst, sans ralentir le pas. En ce cas, mieux vaut régler les choses rapidement.
- Boucle là, monstre ! coupa la femme avec véhémence. Épargne-nous tes sarcasmes.
- Tu arrives un peu tard, Zehyst. Cela deviendrait presque une habitude… renchérit son compagnon, d’une voix chevrotante.
Le sorcier s’arrêta net au bord du tapis et leva son épée devant lui. Un grondement lointain, similaire à un moteur, lui fit instantanément comprendre la teneur des moqueries du vieillard. Un regard par la fenêtre la plus proche, lui offrit la vision d’un engin volant qui s’éloignait dans le ciel zébré d’éclairs.
- Je vois… Vous étiez donc plus prévoyantque ce soit à quoi je m’attendais… Mais j’aurais au moins la satisfaction de m’emparer de la technologie défensive de votre bastion. Vos canons seront du plus bel effet autour de ma propre demeure.
A ces mots, les deux Erebans passèrent à l’offensive, bien conscients de jouer plus que leur propre survie.
D'une simple pression du doigt sur sa ceinture, la guerrière enclencha ses propulseurs et sréduisit d’un seul saut la distance qui la séparait de Zehyst. Une épée vers la tête, la seconde visant la taille, la furie utilisa ses réflexes pour prendre de vitesse le sorcier. Zehyst se recula d’un bond et esquiva de justesse l’épée basse, avant de bloquer la botte haute de sa propre lame.
D'un pas prudent, les deux adversaires se tournèrent autour pour chercher la faille dans la défense de l’autre, ou un manque de concentration fatal dans ce genre de combat. Une goutte de sueur perla sur le front de la guerrière, seul témoin de l’appréhension qu’elle tentait de dissimuler sous un masque de colère. Le vieil Ereban en profita pour activer sa machine de mort qui propulsa une série de projectiles métalliques, dans un fracas de fin du monde. Sans quitter un seul instant son adversaire du regard, la combattante réalisa une série de sauts et de roulades qui lui permit de ne pas gêner la trajectoire des balles. Pris de court devant une telle synchronisation, Zehyst nimba son rosaire d’ombres et parvint à repousser les billes de métal vers le sol ou les murs contre lesquels elles explosèrent violemment. Un nuage de poussière suffocante vint saturer l’espace clos, alors que l’air frais ambiant laissait place à une soudaine fournaise.
Avant que Zehyst ne puisse réagir, une nouvelle salve de balles le heurta de plein fouet. Déséquilibré, le sorcier dut se résoudre à prendre son envol pour sortir de la trajectoire de la mitraille. Porté par des ombres mouvantes, Zehyst atterrit avec grâce loin de ses deux adversaires, dans la zone à l’opposé de la bibliothèque. Le sorcier grimaça sous sa houppelande, malmené par une cuisante douleur sur tout le torse.
Mais Zehyst se reprit rapidement et se rua vers le vieil Ereban pour l'empêcher de recharger sa machine meurtrière. C'était sans compter sur la guerrière qui l'intercepta d’un bond. Exaspéré, Zehyst poussa un gémissement de dépit et esquiva la charge de la furie avant de tenter de la faucher en se servant de son élan. La jeune femme anticipa la manœuvre de son adversaire et activa de nouveau ses propulseurs. D’un mouvement gracieux l’Erebane fit atterrir sa lame droite en équilibre sur l’épée tendue de Zehyst, abasourdi. Sans laisser au sorcier le temps de ressentir son poids sur sa lame, la guerrière tenta de frapper son adversaire de son épée gauche en tournant sur elle-même. Zehyst eut tout juste le temps de se reculer que la lame lui passa à quelques centimètres du visage.
Emportée par le mouvement rotatif de son arme tranchante, la femme mûre amortit sa chute d’une roulade agile et se rétablit aussitôt en position de combat.
Mais l'attention de Zehyst n'était pas focalisée sur elle. Conscient de la réelle menace, le sorcier croisa le regard narquois du vieillard qui ajusta un étrange monocle sur son oeil gauche avant de donner une tape sur la console de sa machine infernale.
- Allez ma belle. Crève donc cette charogne !
Par réflexe, Zehyst tendit sa main libre vers son adversaire, mais une lame l’intercepta et l’obligea à replier son bras, de peur de le voir trancher. La guerrière réalisa alors un magnifique saut périlleux arrière, et braqua la pointe de ses lames vers son adversaire, hagard. Deux balles fusèrent vers le sorcier qui poussa un hurlement de pure souffrance, lorsqu'elles heurtèrent les ombres qui recouvraient son corps. Mais le cri de l'intrus fut rapidement étouffé par une explosion apocalyptique lorsqu'un gigantesque projectile métallique recouvert d'une aura azurée jaillit du canon central de l'engin de mort.
…
Invisible et silencieux, l’homme borgne observait le combat, un air désapprobateur plaqué sur ses traits durs.
Qu’espéraient donc ces deux mortels ?...
Est-ce donc la seule chose dans laquelle excellent les habitants de ce monde ? Bouger frénétiquement, s’épuiser en vain, geindre et se complaire dans leur ignorance. Savent-ils au moins pourquoi le déchu a pris la peine de se soucier d’eux ?...
Pathétique.
…
Les fronts luisant de sueur, les deux Erebans ne pouvaient plus cacher des signes d’épuisement. La guerrière d'élite repoussa d’un geste rageur la mèche de cheveux qui limitait sa vision et tourna un regard suppliant vers son compagnon. Plus en forme, le vieillard semblait figé tel une statue de sel devant la vision qui s'offrait à lui.
Au centre de la pièce, Zehyst faisait face à ses deux adversaires. Interdit, le sorcier fixait le rosaire tenu dans sa main recouverte d’ombres. L'une des perles venait de se ternir alors qu'une mince fêlure craquelait sa surface anciennement lisse.
Sans attendre la réaction des deux Erebans devant l’échec incompréhensible de leur dernière offensive, Zehyst se jeta avec brutalité sur la guerrière, qui esquiva d’un bond spectaculaire. A peine eut-elle poser le pied sur le sol froid, qu’un bruit de pas sur le dallage de marbre résonna à ses oreilles. Elle n’eut pas le temps de se retourner qu’une impulsion magique semblable à celle qui avait fait exploser la porte de la salle, la frappa dans le dos. Sans avoir le temps d'activer ses propulseurs, la malheureuse heurta violemment la bibliothèque, dont certains ouvrages vinrent lui meurtrir les chairs quand elle s’écrasa au sol. A la vue de sa compagne inconsciente, le vieillard réajusta son monocle et dirigea les trois canons vers Zehyst. Mais à sa grande horreur, aucun projectile ne sortir de sa machine de mort.
- Cessez toute résistance… Je ne souhaite pas prolonger ce semblant de combat plus que nécessaire, l’apostropha le sorcier, d’un ton neutre.
- Sale charogne ! Plutôt crever que de te voir t’approprier les travaux de toute une vie !
A la grande stupeur du sorcier, son adversaire sortit un boitier de la table de commande, et lui adressa un sourire carnassier, suivi d'un mouvement de tête vers l'un des piliers qui soutenait le plafond. Il ne fallut qu'une poignée de secondes à l'envahisseur pour repérer une pierre azurée grossièrement taillée, encastrée dans la pierre, plusieurs mètres au-dessus du sol.
- Une bombe à Fludargent...
- Pas mal, hein ? ricana l'ingénieur, une lueur démente dans le regard. Ce petit bijou de technologie est assez puissant pour raser le château tout entier !
Sans hésiter une seconde, Zehyst leva le bras en direction de la menace et un rayon d'ombres gémissantes en jaillit pour venir engloutir le haut du pilier. Les yeux écarquillés de surprise, le vieillard poussa un cri de colère et ferma les yeux lorsqu'il pressa du doigt le bouton rouge qui occupait une bonne partie de la surface du boitier. Mais seul un lourd silence répondit à cette action déespérée.
Lorsqu'il ouvrit de nouveau les paupières, le vieil homme sentit son pouls s'accélérer devant l'apparence nouvelle de sa bombe. L'azur magnifique avait laissé place à une teinte améthyste, non moins brillante. Mais ce fut le sourire sinistre de Zehyst, visible sous la limite du masque qui recouvrait le haut de son visage, qui finit de plonger l'Ereban dans une terreur incontrôlable.
Le pauvre bougre resta immobile, tel un vulgaire spectateur de sa propre fin, lorsque le sorcier bondit sur lui, dans un saut qu’aucun mortel n’aurait pu égaler. Le regard des deux hommes se croisa une dernière fois, et l’épée cendreuse de Zehyst s’abattit sur sa proie. Le vieillard eut tout juste le temps de s’émouvoir de voir sa précieuse machine éventrée par l’impact, avant que les ténèbres envahissent son esprit. Deux battements de coeur plus tard et la partie droite de son corps heurta le sol, dans un bruit écœurant.
…
La première chose qu’aperçut la guerrière lorsqu'elle reprit connaissance fut le corps coupé en deux de son compagnon, au pied de la carcasse fumante de sa machine infernale qu'il avait tant aimée. La pauvre femme tenta de se relever, mais une douleur atroce dans le bas du dos l’en dissuada. Son regard terni braqué sur le cadavre de cet homme qui avait partagé plus de trente ans de sa vie, elle tenta de se trainer jusqu’à lui avec l’énergie du désespoir, sans se soucier de la souffrance physique. Mais au bout de quelques mètres, les travers de son âge la rattrapèrent et elle se figea, le corps saisi de tremblements insupportables. Incrédule, elle ne détacha pas son regard des traits de son âme sœur. Des passages de leur longue vie commune se bousculèrent dans son esprit. Des moments de bonheur simple, des instants magiques de complicité et d’amour, des disputes insignifiantes qui se soldaient par des bouderies mutuelles vite oubliées. Des nuits passées à assembler, monter et démonter des machines, à viser des clous et à se brûler les mains au contact des tournevis capricieux. Les cris de joie lorsqu’un grondement mécanique s’activait enfin, et des clés à molette qui volaient de temps en temps dans l’atelier, lorsque le vieillard râlait un peu trop. Sans retenue, la guerrière à l'agonie poussa un hurlement. Son cri, mélange de peine, de détresse, de désespoir, de colère, dura plusieurs minutes durant lesquelles l'Erebane évacua toute l’horreur de la réalité qu’elle avait devant les yeux, et qui pourtant lui était intolérable. Une main presque tendre finit par se poser sur son épaule. Elle tourna aussitôt la tête au prix d'un gros effort et croisa le regard de Zehyst, un genou à terre. Les joues baignées de larmes, elle balbutia :
- Notre mort n’aura pas été vaine… Celui que nous devions protéger s’est enfui et tes plans ont lamentablement échoué… Il est désormais hors de ta portée… L’âge d’or de la République n’est pas encore compromis...
Sans détourner le regard, Zehyst lui répondit d’une voix calme, presque fataliste :
- Qu’importe la fuite de votre faux champion. Il en reste encore deux autres que je peux atteindre.
A peine le dernier mot avait il franchit ses lèvres que Zehyst brisa d’un coup sec la nuque de sa vaillante adversaire, dont le corps s'immobilisa tel une marionnette aux fils tranchés.
…
Le sorcier resta longtemps à observer les deux enveloppes mortelles immobiles. Comme mues d’une vie propre, les ombres mouvantes de son corps s’agitaient sans hâte. Zehyst ne pouvait détacher son regard du couple lié jusqu’à leur dernier souffle.
Il les enviait.
Dans quelques mois, quelques années tout au plus, qui conservera un souvenir d’eux ? Ces existences éphémères me semblent si futiles… Et pourtant, ils ont tant apporté à leur peuple via leurs inventions incroyables. Pour quel résultat ? Une mort douloureuse et cruelle.
Les yeux du sorcier tombèrent alors inconsciemment sur ses mains sombres.
Tout n’est qu’une question de choix… Même le fait de survivre. Pour ne jamais laisser le fleuve du temps nous abandonner sur sa berge…
Après s'être détourné des deux corps inertes, Zehyst sentit une présence que bien peu auraient pu percevoir. Le sorcier soupira à cœur fendre, avant de se diriger d’un pas lent vers la sortie de la pièce devenue tombeau.
Seul.
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