Chapitre 1 1/2

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 Thrill détestait de se trouver en terrain inconnu, c'est pourquoi il abhorrait les expéditions dans les catacombes. L'endroit était lugubre et glacial. L'exact opposé de son environnement habituel. Néanmoins, une fois par an, il était chargé d'y mener une tournée d'inspection. Il déambulait alors dans les sinistres couloirs aux murs sculptés d'étroites enclaves. Là étaient conduits les morts, pour y reposer pour l'éternité. À la vue et l'odeur des cadavres en décomposition, Thrill avait toujours un haut-le-coeur.

 Ni embaumement, ni mise en terre, ni cercueil pour les défunts nains, la tradition exigeait que les corps soient couchés sur la pierre. Du fait des températures fraîches et de l'absence de nécrophage, la décomposition pouvait parfois prendre plusieurs décennies. C'était alors de mauvais augure pour l'esprit du trépassé, une enveloppe qui ne devenait pas poussière signifiait que la Pierre-Foyer le rejetait.

 Thrill évitait de s'attarder aux côtés de ceux-ci. Il angoissait de constater que ces dépouilles, d'une année sur l'autre, ne s'altéraient pas. Le nain était loin d'être de ces superstitieux qui croyaient aux histoires de morts revenant à la vie dans l'unique but de hanter et tourmenter les vivants. Ses certitudes étaient néanmoins fragilisées dans ces moments-là.

 Noué par l'appréhension, Thrill adressa un simple signe de tête au garde devant l'entrée.

  • Archiveur, salua ce dernier en frappant le poing sur son torse, avant de disparaître dans un renfoncement accolé aux portes.

 L'épais portail métallique coulissa en crissant. En se refermant derrière Thrill, il émit le même bruit, répété encore et encore par les échos des catacombes, pour laisser peu à peu place au silence oppressant.

 Il débuta son ascension avec précaution. Les marches, taillées à même la roche, avaient été lissées par les années et menaçaient de se dérober sous ses pieds au moindre déséquilibre. Les murs suaient, et une fine pellicule d'eau recouvrait chaque recoin de l'escalier.

 Au plafond, des stalactites se querellaient la première place de leur course vers le sol, relâchant parfois une perle cristalline sur le crâne du nain. Il maugréait alors, maudissant l'endroit, le froid, ou tout ce qui lui passait par l'esprit. À la fin, il en vint même à menacer les concrétions calcaires, leur promettant maintes souffrances si l'une d'elles se retrouvait un jour à sa portée. Ce dont il ne doutait pas.

 Une vingtaine de minutes s'écoulèrent, et la fraicheur mordillait l'archiveur malgré l'effort. Son escalade terminée, il déboucha sur un couloir aux parois creusées d'alcôves, d'où dépassaient des membres cadavéreux. Il déglutit, resserra son long manteau de cuir rembourré de poils de chèvre, puis échappa par mégarde une pensée qu'il croyait avoir scellée au plus profond de lui. Il était seul chez les morts.

***

 De l'humidité sur sa peau ; une matière compacte sous ses doigts ; une odeur infecte. Une mesure soudaine de sa propre existence, de ce qui l'entourait.

 Une petite forme esquissa un geste tremblotant. Son premier frisson. Elle avait froid ! Si froid.

 Ses membres s'agitaient de grelottements incontrôlés. Elle se concentra, et ils s'atténuèrent. Elle parvint même à bouger un bras, puis un autre. Une jambe. Instinctivement, la petite forme se recroquevilla sur elle-même. Elle avait un peu moins froid dorénavant, elle s'en rendait compte.

 Le temps s'écoula au rythme des larmes ruisselantes sur sa chair nue. Le monde pleurait pour elle.

  La petite forme s'agita. Elle tentait de dompter ses membres faibles et fragiles. Ses mouvements étaient imprécis. Saccadés. Plus tôt, elle avait essayé de s'agenouiller pour avancer. Tant bien que mal, elle avait réussi. Mais la position, sollicitant son corps engourdi, la faisait souffrir. La douleur, une sensation aussi nouvelle que limpide : il ne fallait pas continuer. Alors, elle avait tâché de se mettre debout. Et avait chuté. À nouveau, la douleur était apparue, soudaine et lancinante, partageant une leçon inscrite dans la souffrance : il ne faut pas tomber.

 Elle était restée à terre, haletante. Un souffle qu'elle avait eu peine à maîtriser. À présent, elle palpait. Son corps d'abord, puis le sol sous celui-ci. Il était plat, sans aspérité. En osant explorer plus loin avec sa main, elle découvrit un angle. La même matière, mais qui s'élevait à la verticale. Avec quelques efforts, elle arriva à s'y trainer et y reposer son dos.

 De cette posture, une sensation inconnue apparut. Un vide à combler dans son ventre. Un vide avide et dévorant, qui sapait ses forces et sa concentration. Elle avait faim. Très faim.

***

 Plusieurs heures s'étaient écoulées, et Thrill s'enfonçait toujours plus avant dans le sombre dédale, sa main crispée sur la torche. Elle représentait sa plus grande alliée en cet endroit : l'unique source de lumière et de chaleur.

 Méthodiquement, il effectuait la mission qui l'avait amené ici. Il s'approchait d'une tombe ouverte, accordait un bref regard à l'ensemble, puis s'affairait consciencieusement à vérifier l'état des gemmes enchâssées tout autour. Muni d'un chiffon humide et d'un compte-fil, il nettoyait la poussière accumulée pour en inspecter les moindres détails. Enfin venait l'opération la plus délicate. Il sortait de son paquetage une bougie, l'allumait grâce à sa torche, avant d'éteindre cette dernière. L'obscurité grandissait alors, à l'instar de l'angoisse de Thrill. Une expiration trop soudaine ; un courant d'air inopiné ; une goutte d'eau... Et il se retrouverait dans le noir opaque, abandonné par la flamme capricieuse.

 Pour s'en prémunir, il plaçait ensuite un capuchon en métal sur la bougie, dont un seul côté était pourvu d'une ouverture. Il orientait alors la lumière vers les gemmes, et grâce au compte-fil, la concentrait en un petit point au centre de l'une d'entre elles. À l'intérieur de la pierre précieuse, un spectacle fascinant prenait aussitôt vie : des images animées relatant les évènements les plus importants du vivant de l'hôte du sépulcre.

 Un savoir-faire ancestral que perpétuaient les nains. Incruster de souvenirs des gemmes organiques. La gemnésie.

 Si une pierre était endommagée, rien ne résultait de l'opération, et Thrill le notait dans son rapport pour qu'elle soit remplacée. Mais sinon, le temps de l'animation, l'archiveur oubliait l'endroit où il se trouvait. Il oubliait tout, et seul le caractère enchanteur demeurait. Il était d'ailleurs convaincu que rien au monde n'aurait pu le détourner de ce spectacle.

 C'est avec une surprise conséquente qu'il découvrit qu'il se trompait.

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