Chapitre CXXXIII (2/2)

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Ma voix était peut-être un peu trop brute, un peu trop hachée, pour que mes mots sonnent vrai… Mais tant pis ! J’étais déçue, évidemment, mais suffisamment lucide pour comprendre ses arguments. Peut-être qu’un jour, il changerait d’avis… Mais pour l’instant, il était inutile d’insister. Mes jumeaux étaient deux boules d’amour, deux bouilles d’anges, deux diamants bruts. Et si j’avais encore de la place dans le cœur, j’avais aussi tout à fait conscience de ma chance de pouvoir les regarder grandir, sur ce bateau, dans les bras de leur père. Alors je dormis mal, certes, mais je dormis ; et le lendemain, j’étais fin prête pour la suite de nos aventures.

Pendant quelques jours, nos journées furent tout sauf aventureuses : nous passions de quarts en travaux de peinture, de travaux de peinture en repas, et de repas en quarts… C’était épuisant, surtout avec deux petites vies à dorloter en plus de tout le reste ! Orcinus était habile de ses mains, habitué comme il l’était à travailler sur les voiles et sur les vergues : il était soigneux, efficace, endurant. Alors que je ne faisais que souffler, protester, ronchonner sous les conseils bienveillants, mais fermes, de Salmus qui avait été intronisé chef de chantier par Rutila. Galaô-té, fort heureusement, savait tout faire de ses dix doigts : grâce à ses efforts et à ceux de mon amoureux, je vis peu à peu les murs de la future nurserie se couvrir de formes et de couleurs ! De quoi aiguiser l’imaginaire de nos enfants respectifs…

Parfois, nous plaisantions le soir, entre voisins, en nous disant que lorsqu’un autre capitaine reprendrait la barre de notre voilier, il aurait l’impression de remplacer une gouvernante ou une garderie flottante, avec toutes ces teintes pastel, soleil, arc-en-ciel, qui paraient désormais l’ancienne cabine du lieutenant… Ce à quoi Rutila, pragmatique comme toujours, répondait invariablement qu’elle avait encore une bonne vingtaine d’années de service devant elle et que d’ici à ce qu’elle ne passe le commandement, nos enfants seraient adultes et nous auraient demandé à plusieurs reprises de refaire la décoration !

A chaque fois, Orcinus rougissait un peu et restait silencieux : il était un papa attentif, présent, mais encore un peu timide, comme s’il redécouvrait chaque matin la réalité, la matérialité, de ces deux bébés qu’il n’avait pas pu voir venir. Je l’accompagnais de mon mieux, m’efforçant de le laisser seul avec eux de temps en temps, pour qu’il prenne confiance en lui, et pour que je prenne confiance en lui, mais sans pour autant trop m’éloigner, afin qu’il ne se sente pas trop seul, trop écrasé, par une responsabilité qu'il n’avait pas fini d’apprivoiser. D’ailleurs, j’éprouvais moi aussi le sentiment d’apprendre, au jour le jour, dans les yeux de Delphinus et de Tempeta, comment les guider sur le chemin de la vie… Je me voyais encore comme une maman en devenir, une élève, une exploratrice, et je partageais avec Orcinus un sentiment de petitesse, d’humilité, devant le rôle de parent.

Pour le reste, je me sentais comme un poisson dans l’océan. Orcinus reprenait ses marques dans la vie du bord, dans un mélange de naturel, d’évidence, et de redécouverte. Sur le navire, tout lui était familier : les marins, le rythme, le travail… Pourtant, il semblait par moments flotter légèrement au-dessus, ou à côté, de tout cela. Comme si son séjour forcé chez les loyalistes, mais aussi la conscience tardive, mais profonde, qu’il avait de sa généalogie l’avait non pas transformé, mais légèrement altéré.

Un matin, Suni lui avait donné, sans un mot, les parchemins qu’elle avait récupérés dans un ancien grimoire de notre père, dans la tour Nord du palais de Champarfait. C’étaient les actes de naissance, ou plus précisément leur retranscription officielle en langue champarfaitoise, de Lumi Canaâ et Lomu Hanaô, nés du prince héritier Lomu de Champarfait et de la princesse régnante Hanaâ d’Héliopolis. Orcinus les lut sans un mot, avec dans les yeux quelque chose de cassé, de gelé… Puis il haussa les épaules et les rangea dans sa table de chevet, comme si ces papiers, porteurs de secrets brûlants d’où pouvait naître la guerre, ne le concernaient pas. Pendant toute la journée, j’attendis qu’il m’en parle. Et le soir venu, lorsque nous fûmes enfin seuls, entre le silence de la nuit et le souffle de nos petits, je décidai d’aborder le sujet.

« - Orcinus, que vas-tu faire de ces papiers ? Je ne suis pas sûre qu’il soit très prudent de les garder ici…

- Je le sais bien.

- …

- J’en ai parlé à Salmus, à Rutila et à Squalus, notre scribe, tout à l’heure.

- Et ? Qu’en disent-ils ? Nous pourrions les apporter à Héliopolis ? En lieu sûr…

- J’y ai pensé aussi : je fais confiance à ma tante, la princesse Sanaâ. Mais Squalus pense qu’en l’état actuel des relations entre Héliopolis et Champarfait, ce serait considéré comme un acte de guerre. Car ce serait à livrer à Héliopolis un papier stratégique pour son ennemi…

- Bon. Je comprends… Mais alors, que va-t-on faire ?

- Rutila ne veut pas garder à son bord à la fois l’héritier explosif de ces deux royaumes, puisqu’il semble que c’est ce que je suis, et les preuves de son identité. Alors, que font les Lointains quand ils ont une décision importante à prendre ?

- Nous mettons le cap sur l’île-capitale ?

- Tu as tout compris. Pour une nouvelle réunion extraordinaire du Grand Conseil. »

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