III

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Lundi. 8h du matin.

- Manon...

Je me réveille en un sursaut. Souryann a la main sur mon épaule, et les yeux ourlés de cernes.

- Tu veux te reposer ? je lui demande.

C'est bien évidemment de ça qu'il est question. Après moi, Elian a fait un quart de 4h, et Souryann aussi. J'ai dormi comme une masse. Il est temps de prendre le relais. Souryann s'échoue avec bonheur dans son lit tandis que je m'habille à nouveau pour sortir. Rien n'a eu le temps de sécher, et me revoilà dehors, trempée, mais un peu reposée.

Le jour est sur le point d'éclore. J'assiste, médusée, à la découverte de la mer sous un soleil tout neuf. Le vent a beaucoup faibli, il ne doit plus guère y avoir qu'une trentaine de nœuds (environ 55km/h), ce qui est encore considérable. La mer, elle, n'a pas eu le temps de se calmer tout à fait et la houle est grosse. Nous chevauchons des vagues de six ou sept mètres : l'océan est un massif infini de reliefs saisissants, gonflés, vallonnés, mouvants. Tout ce qui hier était haché, bouillonnant, tout en noir et en blanc est à présent d'un beau bleu vert lumineux. C'est un peu impressionnant, mais c'est d'une beauté stupéfiante.

Vers 10h, c'est décidé : nous repartons. Pendant quatre heures, nous naviguons au portant, toujours avec le minimum de toile, direction Nazaré. Souryann, en épluchant le pilote côtier, a découvert l'existence de ce petit port très réputé pour son accessibilité même par gros temps... et pour la hauteur des vagues qui s'y fracassent. C'est à Nazaré qu'a été enregistrée la plus grosse vague surfée au monde : 27 mètres !

15h. Tout le monde est épuisé. Nous fantasmons collectivement sur une bière ou deux, au bar. Cette image toute ordinaire est d'une extravagance à peine croyable après la nuit que nous venons de passer. S'asseoir à table ! Fumer une cigarette ! Boire nonchalamment et sentir les bulles pétiller dans la bouche ! Comme ce serait délicieux, extraordinaire, merveilleux.

Les conditions sont encore assez costaudes et il n'est pas impossible que nous devions faire demi-tour au dernier moment pour repartir au large. Mieux vaut être un peu trop prudent plutôt que d'aller se fracasser dans les rochers... La simple idée de repasser une nuit en mer m'est douloureuse. Nous commençons tous à avoir vraiment envie de rentrer à terre.

Nazaré se rapproche. On commence à distinguer les brise-lames du port : les vagues s'y jettent avec une fureur inouïe et éclatent en immenses geysers liquides contre les rochers. C'est à couper le souffle... et nous fonçons droit dessus.

- C'est l'entrée du port ? hésite Juliette.

- Oui.

- Bon, ils sont où les bars ? plaisante Elian pour conjurer la tension naissante à l'approche de Nazaré.

Nous arrivons vite, et la houle est toujours ventrue. Par chance, les vagues ne déferlent pas, sans quoi il nous serait beaucoup plus difficile de manœuvrer. Nous commençons à nous préparer à l'entrée. Souryann à la barre et moi aux écoutes de grand voile. Juliette s'est blessée à l'épaule pendant la nuit et a des difficultés à bouger les bras : une grosse vague a presque couché le bateau et les a précipité par terre, Elian et elle.

Entrée dans le port. Cette image, je crois que jamais personne ne l'oubliera. Comme stipulé sur les cartes, l'entrée fait plus de 100 mètres : ok, c'est jouable. On le tente. Les cœurs battent la chamade tandis que nous nous approchons à toute vitesse des deux énormes brise-lames. Comme pour optimiser le potentiel dramatique de la scène, un gros grain éclate et nous pousse vers l'entrée à grands coups de rafales chargées de pluie. Le bateau se couche, grince, craque. Les vagues nous arrivent par l'arrière, nous surfons littéralement sur une énorme houle bleue. Plus le choix maintenant, on ne peut plus faire demi-tour ! On pourrait voir de la fumée sortir des oreilles de Souryann dont le visage est crispé de concentration. Elian, Juliette et moi ne pouvons retenir des exclamations ébahies.

Comme dans un rêve, nous passons les brise-lames. Très vite, à l'intérieur, la houle s'aplatit pour laisser place aux eaux plates et disciplinées des ports. Nous sommes entrés. Le vent hurle toujours, mais nous sommes entrés, il n'y a plus de vagues, il n'y a plus que nous au milieu du port de plaisance où nous mouillons l'ancre malproprement entre les bateaux de pêche. Manœuvres encore, mise à l'eau de l'annexe, quête éperdue d'une nourrice et d'un peu d'essence pour aller se mettre au ponton au moteur, amarrage. Il est 16h30 lorsqu'enfin, nous nous retrouvons tous les quatre sur le ponton. Carina est à l'abri, nous aussi.

C'est fini.

Bilan des courses : nous avons perdu la nourrice, le mât de l'annexe, la filière avant tribord, plusieurs rabans, cassé la mandoline, abîmé la godille et fait une déchirure dans la grand voile. Demain, aucun doute que tout cette casse nous mettra un coup au moral. Demain, il sera temps de se mettre au boulot pour réparer tout ça. Mais pour l'instant, l'intense soulagement d'être rentré prévaut sur tout le reste.

Sur le ponton, je me sens euphorique. Malgré la crasse, la fatigue, la faim et tous mes vêtements trempés, quelque chose se libère en moi. Décompression. Des gens se pointent, déjà. Le gérant de la marina, des plaisanciers français qui nous ont vu entrer et qui étaient à deux doigts d'appeler les secours, des pêcheurs en vadrouille... Le soir au bar (enfin! Le bar!) tous les pêcheurs portugais nous pointent du doigt en s'exclamant à grands cris. Notre entrée au port a été très remarquée. On nous pose toutes les questions du monde. C'est vous qui êtes arrivés tout à l'heure ? C'est toi le capitaine ? Vous êtes complètement cramés ? Et de joindre le geste à la parole en se vissant l'index dans le ciboulot...

Mardi soir. Je suis partie ce matin en stop de Nazaré, ai sauté dans un avion à Lisbonne puis dans une voiture à Toulouse. Je suis en Lozère, déjà. En deux heures de vol, j'ai parcouru ce qui nous a pris une semaine à la voile. Ça va si vite de rentrer...

J'ai dit au revoir à mes trois acolytes à 8h du matin, en me faufilant dans le lit de chacun tour à tour pour un câlin en règle. La tempête que nous avons essuyée a été le sujet de conversation numéro un de la veille au soir ; elle nous a soudé, c'est évident. Pourtant je me sens fautive, fuyarde. Chacun a fait ce qu'il a pu durant ces quelques heures – où tout s'est bien déroulé précisément parce que ça n'était que quelques heures... Que se serait-il passé si tout cela avait duré trois jours ? Que deviennent les humains lorsque l'on les pousse aux franges du supportable ? Cette tempête me laisse un arrière-goût étrange. Elle nous a sans doute tous mis face à nos failles, à présent, c'est à chacun de se dépêtrer avec ce qu'il y aura découvert de lui-même.

Au chaud dans ma chambre d'adolescente, je regarde la météo, comme si elle pouvait m'aider à comprendre ce que nous avons traversé, à décortiquer ce flottement intérieur que je ressens lorsque je repense à ces quelques heures. Difficile d'avoir des informations fiables, mais au plus fort, nous avons apparemment pris entre 50 et 60 nœuds de vent.

Je découvre que la tempête a une page Wikipédia – la consécration pour une dépression, je suppose. Elle a continué ses ravages en France et dans le reste de l'Europe et porte même un nom : Ana.

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