Les exilés - 5

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Le village d’Aiguefouine se trouvait sur le chemin de Compostelle, et en cette saison les pèlerins étaient nombreux. Marthe venait aider le prêtre, lorsqu’un groupe arrivait, à distribuer la nourriture, les couvertures et à offrir de menus soins à ceux qui en avaient besoin. Les marcheurs étaient accueillis à l’église, et avant ou après l’office s’installaient dans le réfectoire attenant où ils s’asseyaient à même le sol jonché de paille fraîche. Solange, cette fois-là, étaient venus aider à la distribution de la ration de pain et de gruau dispensés aux voyageurs. Les rayons obliques du soleil de fin d’après-midi entraient par les ouvertures du réfectoire, un air doux y circulait. Solange aimait les pèlerins, ses frères en nomadisme. Chacun d’eux suivait une quête : tel espérait trouver sur le tombeau de Saint-Jacques un remède à ses maux ; tel espérait y trouver le pardon de ses fautes et le repos de son âme ; tous cherchaient une forme de rédemption.

Solange vit parmi les pèlerins un groupe de moines en robe de bure. Parmi eux, dans un coin à peine plus reculé, elle avisa un vieillard, courbé et tremblant, qui ne tendait pas les mains pour prendre sa pitance. Ses mains bizarrement crochues dépassaient de ses manches. Avec gentillesse, elle se pencha sur lui :

– Voulez-vous vous sustenter, grand-père ? Oh !

Cette exclamation lui fut arrachée lorsque le moine encapuchonné leva la tête vers elle : c’était un jeune homme en réalité, qui devait avoir au maximum une trentaine d’années, et encore ses traits semblaient-ils avoir prématurément vieilli. Il lui renvoya un regard ahuri et prit le bol qu’elle lui tendait en marmottant un remerciement presque inintelligible. Les mains se révélèrent entièrement : les phalanges étaient tordues, les os des doigts par endroits écrasés. Solange réprima un frisson de répulsion, mais sa pitié était bien plus grande. Quel accident avait pu réduire le moine à cet état ? Plus elle le regardait attentivement, plus il lui semblait jeune : peut-être en réalité n’avait-il pas plus de vingt ans. Se sentant examiné sans doute, le moine lui renvoya un regard de ses yeux écarquillés, et Solange détourna les siens. Il y avait quelque chose dans ce regard qu’elle ne pouvait pas soutenir. L’un de ses compagnons la héla :

– Ma fille, connaîtriez-vous quelqu’un qui pourraient apporter quelques soins à notre frère ? Il souffre d’un peu de fièvre.

Solange hocha la tête, tiraillée entre son envie de venir en aide au moine, et la répugnance qu’il lui inspirait malgré elle. Elle n’hésita pas, pourtant, à appeler Marthe, qui déclara bientôt :

– S’il est malade, mieux vaut ne pas le laisser dans la salle commune. Il dormira chez moi un jour ou deux, et je gage qu’il sera de nouveau sur pieds. Allez-vous continuer votre chemin ? demanda-t-elle aux autres moines.

– Non, certes, nous attendrons notre frère.

– Marthe, murmura Solange à voix basse, es-tu sûre que c’est une bonne idée ?

– Ne dis pas de bêtises, répliqua Marthe avec un peu de rudesse qui surprit la jeune femme.

Ne pipant plus mot, elle aida Marthe à relever l’infortuné pour l’amener jusqu’à sa chaumine.

Un peu plus tard, Fiona, Julien et elle vinrent chanter avec les pèlerins. Au vu de leur public, loin des lais d’amours scandaleuses, ils avaient choisi de ces chants plein de ferveur et d’espoir que chantent les marcheurs, et les pèlerins les reprenaient en chœur avec eux. Le cœur de Solange était encore plein de cette sorte de douce transe dans laquelle les chants l’avaient plongée, lorsqu’ils remontaient le talus en direction de chez Marthe au déclin du jour. Mais à peine furent-ils en vue de la chaumine, qu’un hurlement perça les ténèbres et les transforma en statues de sel. Solange se précipita, songeant aussitôt au moine et craignant quelque folle action contre Marthe ou pis, contre sa Blanche. Mais le cri se transforma bientôt en sanglots et en supplications.

– Je vous en prie, je vous en prie…

Lorsque Solange déboucha dans la pièce principale, Marthe était déjà agenouillée auprès du moine allongé devant le foyer et avait pris sa tête entre ses grandes mains comme pour le maintenir avec elle. Le moine se débattait faiblement et clignait des yeux comme s’il peinait à se dépêtrer de son cauchemar.

– Du calme, jeune homme. Ceux qui vous ont fait du mal ne sont pas ici. Tout cela est fini depuis longtemps. Vous êtes en sécurité.

L’homme sembla enfin revenir à la réalité. Ses grands yeux fiévreux étaient larmoyants, son visage était encore crispé de terreur. Solange songea qu’il avait dû être beau et la pitié l’aiguillonna plus fortement. Il joignit les mains et commença à marmonner une prière à voix basse.

– Laissons-le, conseilla Marthe en poussant Solange dans le dos pour l’emmener vers les cuisines.

– Marthe, chuchota Solange, est-ce qu’il est fou ?

– Fou ? Il aurait pu l’être. Mais son esprit est tout avec lui ; seulement parfois il entraîne son âme dans des contrées où ni toi ni moi ne souhaitons aller un jour. Je parierais qu’il a été, autrefois, un vaillant garçon à bon cœur. Non, tu n’as rien à craindre de lui : il ne mérite que la compassion, pas le rejet.

– Qu’est-ce qui peut mettre quelqu’un dans cet état ?

– Demande plutôt qui. Les hommes peuvent se montrer pires que des démons.

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