La route - 4

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Longtemps la dernière étreinte de Solange accompagna les pas de Jehanne. Il lui semblait que la chaleur du soleil sur ses joues était un reste de ses baisers. La joie et la tristesse se mélangeaient dans son cœur de manière délicieuse. Solange l’aimait et l’aimerait : quoiqu’il arrive dans son futur incertain, elle garderait ce précieux point fixe.

Le début de son voyage fut agréable. Pendant quelques heures elle n’avait pas à se soucier de choisir son chemin aux carrefours : elle devait marcher vers le sud-est sans se poser autre question. La marche apaisait son esprit de son rythme régulier, le soleil était doux et point trop fort. Jusqu’à Combelierre elle avait des provisions à suffisance, et ensuite il lui faudrait aviser. Au fur et à mesure qu’elle avalait le chemin sous ses pas, cependant, une angoisse sourde montait. Elle pensait à sa fille, qu’elle avait abandonné malgré elle pendant plus de deux ans. Jehanne la reconnaîtrait-elle, et Amelina, se souviendrait-elle de sa mère ? Elle était si petite lorsqu’elles s’étaient quittées. Elle se souvenait avoir confié la petite à sa nourrice Lucie, et elle supposait que peut-être Lucie l’avait ramenée dans sa région natale, au sud d’Autremont. Elle aurait pu y aller tout de suite, en contournant Combelierre ; mais elle avait un trop vif désir de se rendre à la ville entre deux eaux, de voir la demeure qui avait été sienne, la cathédrale où elle s’était mariée. Et le tombeau de son époux. Oui, il fallait qu’elle y aille ; et puisque c’était risqué, mieux valait qu’elle y soit sans sa fille, même si elle brûlait d’impatience de la retrouver.

Elle marcha jusqu’à ce que les maisons même aient une autre allure, que les toits de chaume se changent en toits d’ardoise et que les fenêtres s’agrandissent légèrement, en perdant leur forme sculptée en pointe. Une femme l’invita à se rafraîchir avec une bière fraîche : sa maison était remplie de fleurs. Plus loin elle rejoignit un couple de commerçants en voyage qui lui permit de monter sur leur charrette. Jaugeant son allure de baladine, ils lui quémandèrent en paiement une chanson pour accompagner la route. Jehanne en avait certes apprises, des mélodies de marcheurs et de pèlerins. Malgré les cahots des roues qui déstabilisaient parfois sa voix, elle prit un plaisir inattendu à les chanter, et le conducteur à les ouïr : un fin sourire rondit ses joues du brave homme par-dessus de belles moustaches poivre et sel qui n’auraient pas déparé un seigneur. Lorsque Jehanne se tut, la gorge sèche, la femme lui tendit une outre d’eau fraîche. C’était une accorte créature d’une quarantaine d’années, à la bouche étonnamment sensuelle.

– Tu as un joli brin de voix. Où tu vas comme ça, je peux demander ?

– A Galienne. Voir de la famille.

C’était un village à l’est d’Autremont, la direction était crédible.

– Tu vas traverser Autremont ? Toute seule, ça n’est pas prudent.

– Pourquoi donc ? interrogea Jehanne, tendant le cou avec intérêt. Il y a quelques années de cela, c’était une contrée sûre.

– Dame ! Il y a quelques années, oui ! Mais depuis le nouveau seigneur, là, tout a foutu le camp. Il a pas toute sa tête, à ce qu’il paraît. La moitié de la soldatesque de l’ancien duc a déserté et fait du brigandage partout, et ceux qui restent ne valent guère mieux : ils ont tous les droits et ils se privent pas de s’en servir ! Et le sire Victor, tout ce qu’il sait faire pour rétablir l’ordre, à ce qu’il paraît, c’est de pendre les paysans qui auraient l’audace de s’en récrier trop fort. Je passais à Combelierre autrefois, y avait un beau marché en septembre, mais maintenant ça attire plus le chaland. Puis ça murmure ! Y en a pour dire que le sire Victor est maudit. Bah après, les anciens ducs, c’étaient pas des tendres non plus. Dès qu’ils ouvraient la bouche y avait une nouvelle taxe qui tombait. Ah oui, ils étaient pas tendres avec nous autres marchants, le droit de marché plus cher chaque année ! Mais bon. Les gens y étaient habitués, ça faisait si longtemps que la famille Autremont était là. Le Galefeuille, à côté, on dirait qu’il est tombé comme un cheveu sur la soupe. Faut pas croire, la légitimité, c’est important.

Son mari poussa un léger grognement comme pour appuyer ses dires. Jehanne était suspendue à ses lèvres, mais sa compagne de route semblait en avoir fini. Elle la relança :

– Mais la famille Autremont, alors, elle est devenue quoi ?

Le couple lui lança un regard surpris, et Jehanne se sentit rougir.

– C’est la première fois que je reviens depuis des années, se justifia-t-elle.

– La famille Autremont, grogna l’homme… ils sont tous morts, je crois bien. Le jeune duc Vivian a été condamné à mort, il a été inhumé à la cathédrale, j’ai entendu, avec sa mère, l’Isabeau. La plus belle dame du pays, c’était… Remarquez, la petite duchesse avait du panache aussi…

Sa femme eut un geste de dédain, assorti d’un sourire complice à Jehanne, comme pour dire : « Bah ! Sous les atours, ce sont bien les mêmes que nous ! »

– La Dame à l’épervier, on l’appelait, reprit l’homme imperturbable, rapport qu’il y avait toujours un de ces rapaces qui suivait son cheval. Elle est tombée dans un ravin, j’ai entendu, avec sa ptiote. Même qu’il paraît qu’il y a des bonnes femmes pour mettre des fleurs là où elles seraient tombées, ah ! tous les ans, à la date anniversaire… Le Vivian et l’Isabeau aussi, ils ont eu beaucoup de fleurs, et pourtant y en avait pas mal pour leur cracher dessus de leur vivant… Mais va ! Quand on a perdu quelque chose, on se dit après coup que c’était pas si mal…

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