Le sculpteur - 1

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Par une aube humide, Jehanne quitta Combelierre et se dirigea vers le Sud. Sa destination était le village de Fonthubert, d’où Lucie, la nourrice d’Amelina, était originaire, au-delà d’Autremont. Elle n’était pas sûre que la jeune femme soit retournée là-bas, mais cela lui paraissait plausible : elle n’avait pas de parents à Combelierre et ne s’y était pas mariée, ayant eu son bébé avec on ne savait qui. Et si elle n’y trouvait pas la jeune femme, peut-être sa famille saurait lui indiquer où elle vivait désormais.

Jehanne parvint à se faire accepter dans le train d’une famille qui quittait Combelierre dans l’espoir de trouver ailleurs meilleure fortune. Ils étaient teinturiers, mais leur principal fournisseur de laine avait fait faillite après un incendie ; forcés de faire venir leur laine de plus loin, ils étaient contraints de vendre plus cher leurs étoffes colorées, mais cela leur avait fait perdre beaucoup de ventes – sans compter le fait que les marchés étaient moins achalandés qu’autrefois. La famille comptait deux enfants et déménageait un assez grand nombre de biens personnels et professionnels précieux, dont quelques teintures rares comme de la garance et de l’indigo. Ils voulaient se rapprocher de la Méditerranée et des ports génois où arrivaient les matières premières venues d’Orient comme l’alun. Un tel périple comportait des risques, principalement celui de se faire tuer et détrousser sur le chemin ; aussi avait-il embauché un garde du corps. Jehanne s’estimait plus en sécurité avec eux que tenter seule l’aventure : il était courant pour des voyageurs de faire route ensemble par sûreté, aussi la requête de Jehanne ne trouva guère d’opposition. Elle s’installa à l’arrière de la carriole avec les deux enfants ; ils eurent tôt fait de l’identifier comme amuseuse et elle se vit bientôt quémander histoire, chanson ou tour, ce dont elle s’exécuta de son mieux, tout en songeant combien il était étrange pour une ancienne duchesse de quitter sa contrée sur une carriole d’artisans en faisant des jongleries.

Jehanne ne pouvait pas continuellement distraire ses compagnons de voyage, et le trajet était monotone la plupart du temps : dans ces moments, tout le monde regardait la route ou le ciel, plongé dans ses pensées. Le train des voyageurs avait presque quitté Autremont. Il restait deux jours à Jehanne avant d’atteindre Fonthubert : la proximité de son but faisait bondir son cœur. Peut-être sa fille serait-elle là ; ou peut-être ferait-elle face à une déception cruelle. Et si elle trouvait sa fille, que ferait-elle ? Elle était presque complètement désargentée, et devait se rationner pour le voyage ; encore la famille partageait-elle un peu de leurs denrées. Comment emmener sa fillette sur les routes ? « Je l’emmènerai à Beljour, et elle vivra à nouveau comme une fille de haut rang. Je parviendrai bien à nous nourrir jusque là-bas. » Mais si sa famille d’adoption faisait des difficultés pour la lui rendre ? Elle tâchait d’écarter ces inquiétudes de ses pensées, imaginait le visage de sa fille à cinq ans ; mais même cela lui faisait mal. Elle tentait de se distraire par le vol d’un oiseau ou par le paysage qui changeait lentement sous le grincement interminable des roues.

***

Elle avait dû s’endormir, et la fraîcheur du crépuscule l’éveilla. Elle chercha sa pelisse, mais les enfants la lui avaient volée pour improviser un jeu à base de cailloux sur le fond mouvant de la carriole. Jehanne renonça provisoirement à récupérer son bien.

Ils traversaient à présent une lande couverte de hautes herbes et de buissons épineux. A leur droite, le coucher du soleil ensanglantait le ciel et couvrait le panorama d’une poussière pourpre. L’autre côté du ciel s’enchapait déjà d’un sombre indigo et les première étoiles étincelaient faiblement. Le chant d’un rapace se fit entendre. Jehanne n’y prêta d’abord pas attention, jusqu’à ce que l’appel se rapproche : puis soudain, comme mûe par un instinct, elle se redressa. Une silhouette sombre, se découpant sur la clarté du ciel, fondit soudain sur elle : au dernier moment, elle pensa à lever le bras. Un grand battement d’ailes, des serres qui entourèrent sans pitié son poignet sans protection et s’enfoncèrent dans la chair : mais cette douleur-là lui fut chère. Les enfants poussèrent des cris émerveillés devant le magnifique rapace qui venait de se poser sur le bras de la jongleresse.

– Un faucon !

– Un épervier, corrigea Jehanne avec douceur.

« Mon épervier », songea-t-elle pour elle-même. Elle considéra le volatile, son regard perpétuellement sévère. Sa familiarité ne permettait pas de doute : il la reconnaissait. C’était bien l’oiseau dont lui avait fait don Vivian pour leurs fiançailles, en hommage à l’emblème des Beljour. Les voyageurs avaient dépassé Autremont depuis peu : qu’est-ce qui avait pu amener l’épervier ici ?

Les fougères furent parcourues d’une sorte de frémissement, et soudain un sifflement perça le vent. Le garde du corps poussa un horrible gargouillement et s’effondra sur le rebord de la carriole. Il avait un carreau d’arbalète fiché dans la carotide.

– A terre ! hurla Jehanne en se jetant sur les enfants pour les obliger à se coucher.

L’épervier, chassé par son mouvement, poussa un cri de protestation. Le couple ne saisissait pas encore ce qui se passait, et dans un étrange silence choqué, les brigands attaquèrent. La carriole trembla soudain d’un côté sous le poids des hommes qui grimpaient sur l’essieu. Le teinturier trouva enfin sa voix, mais elle se perdit aussitôt dans le râle de son agonie. Jehanne voyait les silhouettes sombres au-dessus des deux artisans qu’ils assassinaient. Les enfants sous elle étaient pétrifiés ; elle se dégagea légèrement pour tâcher de saisir sa dague dans sa botte, mais trop tard : une silhouette apparut au-dessus d’eux. Dans un mouvement instinctif, elle se jeta bras en avant sur l’homme en baissant la tête pour éviter son coutel ; ses poings rencontrèrent le mou du ventre. L’homme poussa un grognement étouffé, mais récupéra sa balance contre le rebord de la carriole. Elle vit soudain sa figure, aux angles accentués par les méplats d’ombre et de lumière. Quelque part, l’appel aigu de l’épervier retentit comme un cri d’alerte ; la connexion se fit soudain dans l’esprit de Jehanne. Le malandrin leva le bras, et la lame flamboya dans le couchant. « Le fauconnier ! »

Le coutel s’abattit ; elle n’eut que le temps de lever la main devant elle pour se protéger. Un impact sec fit vibrer son bras jusqu’à sa poitrine ; une pluie de sang venue de nulle part l’inonda. Elle entendit l’exclamation d’une voix mâle, sans pouvoir en discerner le sens ; elle était retombée sur les enfants qui à présent poussaient des couinements terrifiés. Elle sentit l’un d’eux se tortiller sous son poids pour se dégager ; sans son appui elle heurta le sol dur de la carriole. Elle voulait absolument se relever, une voix hurlait dans sa tête qu’il fallait se redresser et se battre, mais une faiblesse incompréhensible l’envahissait. Sa main était anormalement trempée, quelque chose n’allait pas. Elle sentit deux bras se glisser sous elle pour la soulever ; la peur fusa dans ses veines et lui rendit quelques forces. Elle se débattit, lança son poing devant elle ; une douleur soudaine et intolérable irradia tout son bras, et elle cria.

– Ma dame Jehanne ! Je vous en prie, cessez de bouger, vous allez vous blesser davantage.

La voix terriblement familière fit sa percée à travers sa panique. Elle se rappela le visage qu’elle avait entrevu avant que son agresseur ne la frappe. Elle se sentit emportée par un homme en pleine course ; chaque foulée déclenchait une fulgurance de douleur comme la foudre à travers sa main. Elle bascula finalement dans une demi-inconscience.

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