Le sculpteur - 7

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– Sire Stéphane a l’air très content de lui. Je ne l’aurais pas cru si hâtif à te trouver un bon parti.

– La dame n’est pas vraiment réputée comme un bon parti. Et c’est pourquoi il est si content.

Laurine haussa un sourcil à ces dernières paroles. Elle interrompit son geste de suspendre le linge pour considérer le jeune homme assis derrière elle. Celui-ci était trop bien habillé pour être ainsi à même le sol dans cet espace usuellement réservé aux servantes, mais il ne semblait pas y prendre garde. Sur ses genoux reposait un psaltérion triangulaire dont il pinçait mélancoliquement les cordes de son unique main. Comme il ne la regardait pas, elle interrogea à voix haute :

– Que veux-tu dire ?

La servante ne se serait pas permis cette familiarité s’ils n’avaient pas été seuls. En public, elle le vouvoyait et lui donnait du « sire Aubin ». Mais depuis la disparation de Jehanne, et plus encore depuis qu’ils avaient ensemble aidé Daniel et Amelina à fuir le piège qui s’était refermé sur eux à Beljour, une complicité était née entre eux qui dépassait largement la frontière des classes. Autrefois, Aubin était souvent l’objet de railleries et de mépris ; maintenant, les gens étaient presque à le craindre. Sa mutilation rappelait à tous, à tout instant, comme l’avait voulu Stéphane, qu’il avait pris les armes contre son propre frère ; mais aussi, et c’est là ce que ce dernier n’avait pas anticipé, que Stéphane avait trahi à la foi les lois de l’hospitalité et les lois du sang, et qu’à ce crime il avait ajouté celui de châtier son frère fort cruellement. D’une certaine manière, Aubin en avait été grandi comme par une sorte de martyr ; l’ambiguïté des sentiments qu’il suscitait conduisait à une défiance mêlée de respect qui le laissait fort isolé. Laurine et Pierre étaient pratiquement ses seuls amis.

– La dame est réputée stérile. De ses deux mariages, elle n’a jamais eu une seule grossesse.

– Et comment cela est-il dans l’intérêt de Stéphane ? fit Laurine avec de grands yeux. Oh ! Je devine. A-t-il peur que tu le supplantes dans l’héritage de Beljour si tu as des enfants et lui non ?

– Exactement. Puisque dame Hersande ne parvient pas à mener ses grossesses à terme, Beljour pourrait revenir à mes héritiers. L’idée lui est intolérable.

– Préfère-t-il donc que la lignée des Beljour s’éteigne ? rétorqua Laurine avec colère. C’est stupide.

– A ce qu’il semble. Et c’est une nouvelle occasion pour lui de m’humilier, ce qui n’est pas sans le réjouir. Mais cela pourrait se retourner contre lui.

– Explique-moi cela.

– Je ne suis pas convaincu que la dame soit réellement stérile. Elle a été mariée pendant dix ans, il est vrai : mais j’ai pris mes renseignements. Son premier mari était réputé bougre et ne l’a sans doute jamais touchée, ou fort peu. Quant au second, c’était également un deuxième mariage pour lui, et son premier n’avait pas eu plus de fruit. Il est possible que cela soit son mari qui était stérile, et non elle.

– Oh ! Tu pourrais donc réellement avoir des enfants avec cette dame. Et si Stéphane meurt sans enfant, Beljour te reviendra quoi qu’il en ait.

– En effet. Si la dame ne semblait pas si dégoûtée de ma personne. Je ne me vois pas prendre de force une femme qui manifeste tant de déplaisir en ma présence.

Aubin ponctua ces mots d’un pincement de corde. La note sonna, esseulée, dans l’atmosphère humide de la buanderie. Aubin n’est certes pas de ces hommes qui contraignent les femmes, songea Laurine. Et il mérite infiniment mieux que cette pimbêche sans sensibilité ni discernement.

– Il est des femmes qui te regardent sans déplaisir, finit-elle par dire.

Aubin sourit sans la regarder.

– Tu es observatrice.

– La damoiselle ne se cache guère qu’en présence de la comtesse. Je suis d’ailleurs étonnée qu’il n’y ait pas plus de ragots.

– Tout le monde n’a pas ta finesse. Et sans doute personne ne peut-il croire que je puisse séduire qui que ce soit.

Laurine le regarda avec intransigeance. Elle vint se mettre face à lui, les mains sur les hanches.

– Crois-tu ce que tu dis ? Les femmes ne sont pas toutes aussi bornées que peut l’être la comtesse. Si je n’étais mariée, je te prouverais qu’il y a une plus d’une femme qui peuvent être sensibles à ton charme.

Aubin resta un moment ahuri, la main suspendue au-dessus de son instrument. Puis il éclata de rire.

– Pierre serait fâché d’entendre ces paroles.

– Pierre sait bien qu’il n’a rien à craindre. Allons, parle-moi de cette jeune fille – Camille, n’est-ce pas ? Pourquoi ne la demandes-tu pas en mariage ? Vous seriez assurément plus assortis qu’avec cette dame à laquelle Stéphane veut t’accointer.

Aubin détourna les yeux, obéissant malgré lui à une vieille habitude.

– C’est toujours la même histoire, Laurine. Tu crois que certaines femmes peuvent me trouver à leur goût, je te crois. Mais il n’en va pas de même pour leur famille. Je suis un cadet, sans héritage ; infirme et incapable de me battre ; bizarre et peu viril, aux dires de beaucoup. Cela ne fait pas de moi un parti très reluisant, même pour une jeune fille de petite noblesse.

– Mais l’as-tu tenté au moins ?

– Je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer son père. Mais je sais bien comment cela finira, et surtout, Stéphane fera tout pour décourager cette union.

Laurine s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur. Avec un effort, il leva les yeux vers les siens. Quoiqu’ils n’eussent que deux ans de différence en âge, par bien des aspects Aubin semblait encore un adolescent en face de la tranquille maturité de Laurine. De sa douce voix chantante, elle déclara :

– Tu ne peux pas être battu par l’échec avant même d’avoir essayé. Tu dois tenter, ne serait-ce que pour ne pas décevoir cette jeune fille, qui pourrait penser autrement que tu te bats bien peu pour elle. C’est drôle, ajouta-t-elle en penchant la tête pour raccrocher le regard d’Aubin qui se dérobait de nouveau, comme tu peux te montrer si brave en certaines situations, et montrer si peu de confiance en toi-même en d’autres.

– Je ne suis pas brave, Laurine. En vérité, j’ai peur de Stéphane.

– N’importe qui aurait peur en ayant subi ce qu’il t’a fait. Mais tu ne laisses pas la peur te dominer, et c’est ce qui te rend courageux.

Elle demeura là jusqu’à ce qu’Aubin finisse par lui sourire.

– Tu es la voix de la sagesse. Mais je dois tout de même m’assurer des désirs de Camille en premier lieu.

Satisfaite, Laurine se releva. Son regard distrait erra vers l’extérieur, par les grandes ouvertures qui aéraient la pièce.

– Tiens, fit-elle remarquer, quelqu’un passe la poterne. Deux personnes même. Ce ne sont pas des gens du château…

Sa phrase resta subitement en suspens. Ses yeux demeurèrent rivés sur la barbacane où se profilaient les deux petites silhouettes, à quelques dizaines de mètres. Elle devint subitement extrêmement pâle, à tel point qu’Aubin s’en alarma.

– Laurine ?

– Ça ne peut pas être vrai, murmura Laurine d’une voix défaillante.

Aubin, la sentant proche de se trouver mal, se précipita pour la prendre dans ses bras. Son regard se tourna à son tour vers l’entrée du château.

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