Le sculpteur - 9

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Laurine et Aubin s’engouffrèrent dans la salle d’armes. Ils furent brusquement stoppés dans leur élan par le calme anormal qui y régnait. Toutes les personnes présentes s’étaient figées comme des statues de sel. Stéphane leur faisait face, bouche bée, fixant les deux visiteurs qui leur tournaient le dos. L’un d’eux était une femme aux cheveux noués dans une lourde tresse châtain.

– Jehanne !

La femme se tourna vers eux, et son visage bien aimé s’éclaira en les voyant. Laurine fondit en larmes et se jeta dans ses bras.

– Jehanne, répéta-t-elle.

Soulevée d’émotion, elle ne parvenait rien à dire d’autre. Jehanne la pressait contre son cœur.

– Laurine, ma douce sœur.

Un changement subtil s’opéra dans l’atmosphère de la pièce. La réalité de l’annonce de Claude faisait son chemin dans les esprits, renforcée par l’agissement de Laurine. Des murmures s’élevèrent. Les regards quittèrent un par un les visiteurs pour converger vers Stéphane, qui était resté estomaqué, pâle comme un linge. Jehanne et Laurine finirent par se détacher ; Jehanne sourit à sa sœur de lait, puis se tourna vers Stéphane.

– Je suis heureuse de te revoir, Stéphane, et je le dis sincèrement. J’ai craint pour toi, pour toute la mesnie. Je reconnais certains d’entre vous, et je voudrais tous vous saluer comme il se doit, mais j’ai d’abord une question pressante : dis-moi, Stéphane mon frère, ma fille Amelina a-t-elle bien trouvé refuge en nos murs, avec le chevalier qui l’accompagnait ? Sont-ils ici ?

Le silence se reforma brusquement, tombant comme un couperet. Certains soldats baissèrent la tête. Jehanne changea de figure. Ses traits se décomposèrent, quelque chose vacilla dans son regard.

– Stéphane, dis-moi, sont-ils ici ? répéta-t-elle.

Elle se tourna vers Laurine et croisa le regard luisant d’Aubin, qu’elle remarqua pour la première fois.

– Ils ne sont pas ici, dit ce dernier. Stéphane a voulu les livrer à Galefeuille, mais ils ont fui.

Tourse serra le poing. Tout ce qu’il craignait se confirmait. Il devinait, au propre afflux de colère qui l’envahissait à cette annonce, ce qui allait se passer. Jehanne était sous le choc, mais dans un instant elle aurait repris ses esprits et la violence s’enclencherait. Ils étaient entourés d’hommes d’arme. Il était prêt à défendre sa dame coûte que coûte, fusse contre elle-même.

– Stéphane, murmura Jehanne d’une voix blanche à peine audible, tu n’as pas pu faire cela ?

Puis sa pâleur fut soudainement remplacée par un vif carmin ; ses traits se déformèrent.

– Stéphane, tu as fait cela ?! Réponds !

Elle se jeta sur lui, comme une bête saute à la gorge d’une autre. Stéphane chancela sous l’impact, puis la repoussa avec force. Elle se rétablit et l’assaillit de nouveau ; puis elle recula brusquement en poussant un cri de surprise. Un jaillissement de sang suivit son geste. Stéphane tenait une dague à la main, et venait de tracer une longue estafilade sur le bras de Jehanne. Tourse tira sa propre lame avec un cri de fureur et jaillit sur le félon. Mais Stéphane lui fit promptement comprendre qui des deux était un comte et l’autre un simple fauconnier. Tourse ne parvint pas à le toucher : bientôt, ce fut lui qui se retrouva à reculer pour échapper à la lame de son adversaire. Dans un coin de son champ de vision, il vit Jehanne dégainer son propre couteau et s’élancer. Stéphane eut un mouvement prompt et la lame passa entre le corps et le bras. Il recula d’un bond pour se mettre hors de portée, criant :

– A moi ! Défendez votre comte !

Deux hommes s’élancèrent contre Tourse et Jehanne ; mais tout aussitôt, une silhouette s’interposa, accompagnée d’un ordre sec.

– Halte !

C’était Claude. Sa voix avait claqué rude et sec. Les hommes se figèrent. Dans sa position, Claude protégeait aussi bien Jehanne qu’il l’empêchait de s’en prendre à son frère.

– Au nom de feu votre père, arrêtez. Ne vous battez pas dans le château des Beljour.

Stéphane lui rendit un regard mauvais. Il se tourna vers le jeune capitaine, éructant :

– Armand, arrête-les, je te l’ordonne ! éructa Stéphane.

Le jeune homme hésita. Il échangea un bref regard avec Claude, puis ses yeux glissèrent vers Jehanne.

– Puisque dame Jehanne est en vie, elle est la comtesse, déclara-t-il. C’est à ses ordres que j’obéis, pas aux vôtres.

Il y eut un flottement parmi les soldats. Cette brusque contradiction de commandement les déroutait.

– Traître ! s’exclama enfin Stéphane. N’y a-t-il donc plus d’homme ici qui me soit fidèle ?

– Stéphane, s’exclama Jehanne, tu n’es pas digne d’être le comte. Tu m’as trahie, tu as trahi ma petite fille ! Elle avait trois ans, elle – tu voulais la livrer à nos ennemis ! Stéphane, je te défie ! Entends-tu ? Laisse les hommes de Beljour en dehors de cela, et bats-toi contre moi !

Tourse sentit son cœur se serrer. Il y avait trop de passion, de désespoir dans la voix de Jehanne. Elle ne saurait pas se battre correctement dans cet état de fébrilité. De plus, elle était affaiblie par les privations de la route et sa mutilation récente – dont il était responsable. Un élan de culpabilité le saisit, et il voulut se proposer son champion.

– Ma dame, commença-t-il…

Le regard brûlant de Jehanne lui rentra les mots dans la gorge. Elle ne le laisserait pas se battre à sa place. Et même, la proposition l’insulterait. Il déglutit et se força au silence, malgré l’angoisse qui lui nouait l’estomac. Mais après tout, en quoi pouvait-il prétendre avoir de meilleures chances que Jehanne ? Stéphane avait déjà montré qu’il lui était supérieur. Tourse était un fauconnier et un brigand, pas un guerrier. Jehanne… oui, Jehanne était une guerrière : une ardeur, un appétit de violence émanait d’elle que Tourse n’avait jamais connu en deux ans de brigandage.

Stéphane comprit vite qu’il ne pourrait se soustraire à cette exigence. C’était la seule manière qu’il lui restait de recouvrer son autorité en péril. Tout pouvait encore basculer en sa faveur, et d’ailleurs, il se savait être une bien meilleure épée que Jehanne.

– Dans la cour, déclara-t-il d’un ton impérieux.

Il entendait montrer ainsi, malgré l’assentiment qui lui était arraché, qu’il restait le maître ici. Cela sembla fonctionner. Ils s’y rendirent en deux groupes, Claude et Armand escortant Jehanne, deux autres soldats entourant Stéphane, afin de s’assurer que les deux belligérants ne pourraient se toucher en traître avant le début du duel.

Pendant une minute terrible, Jehanne douta de ce qu’elle avait fait. Pourquoi défier Stéphane ? Ne lui importait-il pas davantage de retrouver sa fille ? Ne pouvait-elle se venger plus tard ? Elle fit un mouvement de la main, sans vraiment espérer qu’Aubin le verrait. A son ravissement, il s’approcha d’elle aussitôt, tandis que Claude s’écartait légèrement pour le laisser marcher à sa gauche. Jehanne sentit son courage renaître en voyant son jeune frère près d’elle. Lui, au moins, ne l’avait pas trahie. Comme il avait changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu ! Elle voulait l’interroger sur le sort d’Amelina et Daniel, en usant de leur langage secret ; elle chercha sa main droite pour la saisir, et s’arrêta tout court. Les membres du petit groupe qui l’entourait, surpris, s’entrechoquèrent quelque peu. Ils venaient de déboucher à l’extérieur et encombraient l’entrée du donjon.

Jehanne tenait avec stupeur l’avant-bras d’Aubin qui s’achevait en un moignon, sur lequel on avait rabattu la manche.

– Qu’est-il arrivé à ta main ?

– Je l’ai portée sur dame Hersande, pour protéger la fuite de Daniel et Amelina. Stéphane a ordonné qu’on me la tranche.

Ce fut le deuxième choc. La colère et la haine emplirent Jehanne jusqu’à l’étourdir. Elle n’avait plus de doute, maintenant : elle voulait tuer Stéphane.

Aubin la considéra d’un air inquiet. Sa main gauche voleta pour tracer les signes qui renforçaient ses paroles.

– Ne laisse pas la colère t’aveugler, je t’en prie. Ne te mets pas en danger. Je ne veux pas te perdre une seconde fois.

« Une seconde fois. » L’effet de ces paroles fut comme une formule magique. La fureur de Jehanne se transforma en une énergie froide et maîtrisée. Un picotement parcourut son estafilade encore sanglante. Elle sentait en ce moment que la douleur ne pouvait pas l’affaiblir. Ses sensations même, décuplées, lui apportaient une sorte de force.

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