Le chancelier - 6

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– Comment donc, vous les avez déjà renvoyés ?

– Ils sont venus d’eux-mêmes m’avouer leur exaction, expliqua dame Hersande avec calme. Je leur ai fait donner du fouet et les ai chassés. Je ne saurais garder à mon service des individus capables de molester un damoiseau dans son propre château.

– Disparus déjà, comme c’est commode, siffla Jehanne. Vous voilà bien soucieuse du mal qu’on peut faire à Aubin tout à coup. Et vous ont-ils donné la moindre explication quant à leur conduite ?

– Rien que l’antipathie que leur inspirait Aubin, qu’ils n’ont pu réfréner un moment.

– Vraiment…

Tout, jusqu’à son calme affecté, accusait la fausseté chez dame Hersande. Jehanne devinait la trahison sur son visage imperturbable aussi sûrement que si elle l’avait clamée à tous les vents.

– Évidemment, ces serviteurs ont agi de leur propre chef. Le fait qu’ils soient les vôtres est une pure coïncidence.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, ma dame. Entendez-vous qu’ils auraient pu agir sur mon ordre ? Quelle satisfaction pourrais-je tirer d’une action aussi basse ?

Hersande accentua ce dernier mot de tout le mépris possible, et certes Jehanne elle-même était persuadée qu’elle n’aurait pu commander un acte si mesquin sans un intérêt sous-jacent.

– C’est bien, déclara Jehanne. Je vais renvoyer le reste de vos serviteurs, et désormais vous ne serez servie que par les personnes que j’aurais désignées. Ah, et bien sûr, il vous est désormais tout à fait interdit de rendre visite à Stéphane – et même de vous déplacer librement dans le château.

Hersande devint rouge d’indignation.

– Comment osez-vous ? Je ne vous permets pas de me traiter comme une prisonnière. Ce château est mien aussi bien que vôtre !

– Nos visions divergent sur ce point, et vous sentez pas trop la félonie. Sans doute aurais-je dû prendre cette précaution plus tôt.

***

– Jehanne, annonça Laurine, Aubin souhaite te voir.

Jehanne leva les yeux avec étonnement depuis le petit secrétaire d’où elle travaillait.

– Eh bien, qu’il entre. D’habitude, il n’est pas si cérémonieux.

Laurine eut un léger sourire : sans rien ajouter, elle ouvrit la porte de la petite chambre, et non pas une mais deux personnes entrèrent. Jehanne haussa les sourcils. La jeune fille qui accompagnait Aubin lui était familière. Elle avait un visage constellé de taches de rousseur sur un teint de lait qui contrastait avec ses cheveux très noirs. Ses grands yeux ronds étaient d’un vert perçant, irradiant à cet instant d’un trop-plein d’émotions mêlant espérance, frayeur et détermination. D’un mouvement sans grâce mais assez touchant, elle se jeta aux pieds de Jehanne. Très vite et sans reprendre son souffle, elle récita :

– Ma dame, mon nom est Camille de Miron, je suis une suivante de dame Hersande : je viens vous supplier de ne pas me renvoyer et de me prendre à votre service.

Jehanne, prise de court, regarda alternativement la jeune fille et Aubin, resté debout à côté de la visiteuse, se demandant quelle était diable cette invention et quelle part y prenait son jeune frère.

– N’avez-vous point de famille où rentrer ? Miron… N’êtes-vous point la fille de ce chevalier qui possède un fief au nord de Beljour ?

– Si fait…

– Eh bien ? Je n’ai nulle confiance en les gens de Hersande, dont deux s’en sont pris à mon frère. Pourquoi diantre voulez-vous entrer à mon service ?

– Pour l’amour de votre frère Aubin, dit la jeune fille sans ambage.

Malgré l’assurance de sa voix, sa propre audace lui fit monter le rouge aux joues. Abasourdie, Jehanne tourna son regard vers Aubin : il y avait une lumière sur son visage qu’elle ne lui avait jamais vu. Il soutint son regard, mais elle s’aperçut qu’il tremblait légèrement.

– Je dois en conclure que cet amour est partagé, dit-elle.

Aubin sourit et tendit une main vers Camille pour la relever. Elle obéit à son geste, sans lâcher sa main une fois debout. Quelque chose piqua Jehanne comme une pointe.

– Ma sœur, tu me rendrais bien heureux si tu permettais à damoiselle Camille de demeurer.

Jehanne s’accorda un instant de réflexion. Elle continuait à être méfiante envers tout ce qui avait trait à dame Hersande. Aubin se laissait-il abuser par cette jeune fille ? Celle-ci avait un visage franc qui lui plaisait : il lui semblait exempt de toute tromperie ; la tendresse avec laquelle elle serrait la main d’Aubin, d’une manière un peu restreinte comme si elle eût bien voulu le serrer tout entier dans ses bras, semblait sincère. Peu de femmes devaient voir au-delà de l’infirmité d’Aubin, de son comportement un peu étrange, et Jehanne comprit tout-à-coup qu’elle ne pouvait le priver de cette chance. Il avait assez souffert pour elle.

– Allons, vous pouvez entrer à mon service. Je vous préviens que je ne suis pas une maîtresse facile.

– Oh, ma dame ! Merci.

Camille lâcha la main d’Aubin pour saisir celle de Jehanne, et elle la porta à son front avec effusion. Elle était rose de plaisir. Elle était remarquablement jolie.

– Je suppose que vous souhaitez vous marier.

– Je ne souhaite rien d’autre, dit Aubin.

– Mon père fait résistance, soupira Camille. Il juge… il juge qu’Aubin n’est pas digne de moi.

– Pas digne ?

La colère fit monter le rouge aux joues de Jehanne.

– Ton père n’est qu’un obscur chevalier à peine propriétaire de quelques fermes, Aubin est de lignée comtale. Comment ose-t-il le juger indigne de toi ?

– Ma dame, les pensées de mon père ne sont pas les miennes. Je connais mon rang et celui d’Aubin : il serait en droit de me trouver trop inférieure pour lui. Pourtant si vous approuvez notre alliance, ma dame…

Cette fois son assurance faillit, elle n’osa aller plus avant et se tut.

– Tu te doutes des raisons qui repoussent le sire de Miron, Jehanne, fit tristement Aubin en levant son moignon. Mais voudrais-tu intercéder en notre faveur auprès de lui ? Stéphane ne me soutenait pas, aussi ma requête a-t-elle été doublement rejetée : mais avec toi, peut-être avons-nous une chance.

De sa main valide, il fit un signe discret dans le langage de leur enfance, qui ne signifiait aucun mot en particulier, mais voulait dire : cela a une grande importance pour moi, je m’en remets à toi ; au nom de l’affection que nous nous portons, aide-moi.

– C’est bien, dit Jehanne. J’enverrai un émissaire auprès de sire de Miron pour l’inviter au château.

– Merci, ma sœur.

Jehanne tendit la main, Aubin la sienne : un signe échangé scella l’accord. Aubin sourit, Jehanne crut qu’il allait se retirer ; au lieu de quoi il la prit dans ses bras et l’étreignit avec force. Jehanne lui rendit son étreinte, émue : ce genre de geste était si rare de la part d’Aubin. Tout à coup elle eut envie à toute force qu’il soit heureux. « Si je ne puis faire mon propre bonheur, au moins peut-être puis-je faire le sien. »

Les deux jeunes gens se retirèrent ; une indéfinissable tristesse envahit Jehanne après leur départ, comme un soleil brusquement éclipsé. Laurine, qui était restée en retrait tout au long de l’entretien, s’approcha de la comtesse. Souriant, elle dit :

– Cette jeune fille est remarquable, ne trouves-tu pas ? Elle convient à merveille à Aubin.

– Tu savais tout, n’est-ce pas ?

– Avant ton retour, il n’y a bien qu’à moi qu’Aubin pouvait se confier, tu sais. Stéphane le traitait comme un chien galeux. Sans Camille, je crois qu’il se serait tout à fait enfermé dans la tristesse.

– Crois-tu cette jeune fille vraiment digne de confiance, alors ?

– Oui, je le crois. Quel intérêt aurait-elle eu à simuler un amour pour le cadet déshérité de la mesnie, que sa propre maîtresse détestait ?

– Quel âge a-t-elle, au fait ?

– Dix-huit ans. Elle est entrée au service de dame Hersande il y a un an.

– C’est étonnant que son père ne lui ait pas déjà trouvé fiancé.

– C’est qu’il est sans grande fortune, comme tu sais.

Jehanne hocha la tête.

« S’ils se marient, il faudra que j’octroie à Aubin une meilleure terre que cela. »

***

Après le départ de Laurine, Jehanne s’efforça de se remettre à sa table de travail ; mais les lignes divagaient sous ses yeux. Elle tournait dans sa tête l’idée du prochain mariage d’Aubin. Ses yeux se portèrent presque inconsciemment vers le grand miroir d’argent de l’autre côté de sa chambre. Il était tourné de sorte qu’elle ne pût voir son reflet par accident. Depuis son arrivée à Beljour, elle évitait son image. Pourtant cette fois-là, elle se leva et vint tourner la face réfléchissante de son côté. D’un geste elle ôta la coiffe qui lui couvrait les cheveux. La cicatrice rougeoyante qui lui barrait le front sauta aussitôt à ses yeux. Elle n’avait jamais été une grande beauté, mais à présent elle était défigurée à jamais. Elle aurait voulu en être moins touchée. Elle frôla du doigt le bourrelet qui courait sur sa tempe jusqu’à son sourcil. « Est-ce que Solange me verrait comme un monstre ? » Puis une pensée acide la mordit soudain en se regardant ainsi. « Ce n’est pas la cicatrice qui ferait que Solange te regarderait comme un monstre. » Elle imagina son amante assistant avec horreur à son duel avec son frère. Blanche, la femme sans mémoire, était pour elle une créature réservée et douce ; c’était ainsi qu’elle l’avait connue et aimée. Que penserait-elle de Jehanne, de la sauvagerie avec laquelle elle pouvait se battre et enfoncer une lame dans le corps de son propre frère ? De la facilité avec laquelle elle pouvait endosser une robe brodée et se laisser coiffer par une servante, pour ensuite décider de la vie et parfois de la mort de ses sujets ? Tout lui parut soudain clocher dans son image : l’élégance de sa cotte, le décor boisé de la chambre comtale derrière elle, le lit tendu de velours. Elle réalisa soudain qu’elle s’était, irrémédiablement et sans un soupir, éloignée de Solange. Une jongleresse et une comtesse ! Une meurtrière et un ange ! Les raisons pour lesquelles Solange avait refusé de l’accompagner dans sa quête lui parurent d’un coup plus évidentes.

Le rendez-vous qu’elles s’étaient données était dans huit mois. Pour la première fois, Jehanne considéra de ne pas s’y rendre. Puis aussitôt sa lâcheté lui fit horreur et elle repoussa cette idée loin d’elle. « Qu’il me reste ma parole au moins ; j’irai, dussé-je affronter le dégoût dans ses yeux ! »

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