Le songe - 2

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Dans les jours qui suivirent, Daniel et Amelina contractèrent tous deux une affection légère. La fièvre d’Amelina fut plus forte, mais elle se rétablit plus vite que son oncle.

Ce matin-là, elle s’éveilla en même temps que Florent et Estelle, rétablie aussi brutalement qu’elle était tombée malade. Les jours précédents étaient dissimulés dans un brouillard sombre. Elle se leva et vint partager une tisane avec Estelle et Florent. Daniel resta plongé dans le sommeil ; sa respiration était sifflante.

– Pourquoi mon oncle ne se réveille pas ?

– Chut. Il a besoin de dormir encore. Il a été bien malade. C’est un peu ta faute, ajouta Estelle en considérant la fillette.

Amelina resta la bouche ouverte. « Cette fille est décidément un peu simplette », jugea Estelle. Elle se détourna pour effectuer quelque tâche et ne s’occupa plus de l’enfant.

***

Daniel se réveilla pâteusement. La luminosité était déjà forte, ce qui en ces courts jours était signe qu’il était déjà bien tard dans la matinée. Les yeux mi-clos, il capta une cruche d’eau près de sa couche et s’en saisit avidement. Le contact de l’eau fut presque douloureux à sa bouche desséchée mais il but avec délice. Son esprit voguait encore dans les brumes : il était légèrement fiévreux. Il avait à peine reposé le récipient que Amelina se jeta sur lui.

– Tu es malade ! Et c’est ma faute ! Est-ce que tu vas mourir ?

Interloqué, Daniel regarda la fillette : elle avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré.

– Mais non, Amia. Je ne suis pas gravement malade. Qui t’a mis cette idée en tête ?

– Mais c’est ma faute si tu es malade !

– C’est parce que je suis sorti sans me couvrir assez et il faisait très froid. Ce n’est rien de grave. Mais tu dois me promettre de ne plus disparaître ainsi, entends-tu ?

La fillette acquiesça en reniflant. Daniel lui caressa les cheveux pour la réconforter.

– Et mes parents, c’est ma faute s’ils sont morts ?

Daniel la serra contre elle, horrifié qu’elle put avoir cette pensée.

– Pas du tout ! Tu n’y es pour rien ! Ne pense pas ça, petit oiseau.

– Mais alors comment sont-ils morts ?

Daniel soupira. Il fallait bien que cette question vienne un jour. Était-elle déjà assez âgée pour connaître la réponse ? Mais y avait-il un âge auquel on pouvait asséner ce genre de vérité à un enfant ?

– Tes parents… Je te l’ai dit, tes parents étaient un duc et une duchesse. Mais il y avait un homme… Victor… il jalousait ton père et voulait prendre sa place. Alors il lui a tendu un piège pour le faire arrêter. Ta mère est parvenue à le faire évader et ils se sont enfuis. Avant cela, ou pendant la fuite, je ne sais pas trop… tu as été confiée à ta nourrice pour te protéger de Victor. C’est ce qui t’a sauvée, car tes parents ont été rattrapés, et ta mère a chuté dans un ravin…

Sa voix s’étiola. Il n’avait pas vu cette scène, mais il l’avait vécue mille et mille fois dans son esprit.

– Ton père a été capturé et Victor l’a fait mourir.

Un jour, si elle le demandait, il lui en raconterait les détails ; mais pour l’instant il ne se sentait pas la force de revivre ce jour.

La réflexion, ou quelque pensée inaccessible à Daniel, fronça le front de la petite. Elle finit par demander :

– Victor… c’est le gros homme que nous avons vu ? Quand tu m’as demandé de rester à l’intérieur ?

Amelina était beaucoup trop clairvoyante pour son âge, songea Daniel.

– Oui, Amelina…

– Il nous hait ?

– Plus que tout. Il nous tuerait s’il savait où nous étions.

Amelina semblait absorber ces informations avec une tranquillité stupéfiante. Sans doute son oncle formulait-il des vérités qu’elle avait déjà confusément assimilées depuis l’âge le plus tendre.

– Et moi ? Comment m’as-tu trouvée ?

– Eh bien… ta nourrice, Lucie, a retrouvé ma trace, et elle… t’a confié à moi. Nous nous sommes enfuis de Combelierre ensemble… tu t’en souviens ?

Amelina ne répondit pas. Elle se lova plus étroitement contre lui et Daniel la serra, en proie à une soudaine culpabilité. Le vieux doute revenait le tourmenter de toute sa force. Lui ferait-elle reproche un jour de cette fuite éperdue ? De n’avoir pas tenté de se battre pour ses droits ? De l’avoir fait vivre en vagabonde, en paysanne, elle, une fille de duchesse ? Il se sentait presque honteux de l’amour et la confiance qu’elle lui témoignait dans l’abandon de son jeune âge. Peut-être, quand elle grandirait, se détournerait-elle de lui avec mépris, lui le chevalier déchu qui l’avait précipitée avec lui dans la boue de la paysannerie…

***

Les jours rallongeaient de nouveau, la neige se faisait plus rare et tenait moins longtemps. Ce matin-là, Estelle demanda à son compagnon d’aller quérir du bois pour le foyer, quoique leurs réserves ne furent pas encore vides.

– Emmène les enfants, ça leur fera du bien, l’enfermement n’est pas bon pour eux.

Il était rare qu’Amelina et Fabien, leur jeune fils, soient ainsi englobés dans la même dénomination. Daniel s’apprêta à les suivre, mais Estelle posa une main ferme sur son épaule et avec une force étonnante, le rassit sur le siège d’où il se levait.

– Reste ici, si tu veux bien. J’ai à te parler.

Florent eut un sourire furtif.

– Ne t’inquiète pas, dit-il à l’adresse de Daniel, je m’efforcerai d’empêcher Amelina de disparaître dans un trou de goupil cette fois !

Bientôt le babil des enfants et le pas de Florent crissant dans la neige se fit plus lointain. Estelle se pencha vers le petit chaudron suspendu au-dessus des braises et remplit un bol du breuvage fumant qu’il contenait. Elle le posa devant Daniel, qui restait immobile, dans l’expectative de savoir à quelle sauce il allait être mangé. Puis elle se servit à son tour et s’installa devant son ouvrier.

– Ça ne va pas, dit-elle sans détour.

Les yeux de Daniel s’écarquillèrent d’inquiétude.

– C’est ta grossesse ?

– Non, toi, précisa-t-elle, ça ne va pas.

Ce n’était pas une question. Daniel resta muet, pris de court.

– Crois-tu donc que personne ne s’en est aperçu ? Tu traînes, tu n’as aucun appétit, tu as pratiquement arrêté de rendre visite à nos voisins, de participer à nos discussions. On dirait que plus rien ne t’intéresse, mais un rien t’irrite. Tu as rabroué Amelina l’autre jour d’une manière qui ne te ressemblait pas. Oh, ne t’inquiète pas, je ne pense pas qu’elle t’en veuille, je l’ai rassurée. Nous sommes tous un peu à cran avec l’hiver qui dure et l’inactivité, mais toi, c’est autre chose. Depuis que tu es ici, je ne t’ai jamais vraiment senti bien. Tu travailles dur lorsqu’il le faut et je sais bien que tu nous apprécies, comme nous t’apprécions, nous : mais c’est insuffisant, je le sens bien. Tu ne t’es jamais comporté comme si tu étais chez toi, et pourtant tu n’as jamais manifesté l’envie de partir. Que veux-tu, Daniel ?

Elle marqua une pause. Daniel resta un moment égaré. On lui parlait rarement ainsi. Il était si sûr que personne ne se souciait de lui. Il devinait que Florent et Estelle avaient dû en parler entre eux avant d’organiser cette espèce de guet-apens, et il aurait donné beaucoup pour ne jamais être le sujet d’une discussion.

– Je… je ne sais pas… je suis bien ici, je… je ne sais pas ce qui ne va pas chez moi. Je sais que je devrais être content.

Estelle attendit un moment, mais comme Daniel ne coassait rien d’autre, elle secoua vaguement la tête.

– Ce n’est pas comment tu devrais te sentir qui compte, mais comment tu te sens. Qu’est-ce que tu es venu chercher ici, dis-moi ? Je ne sais pas grand-chose de ton passé ; tu l’as toujours gardé secret et je ne tenterai pas de t’arracher des aveux. Mais tu n’es pas né dans la paysannerie, j’en jurerais. Tu ignorais en arrivant des choses évidentes pour nous, sur d’autres aspects tu as été éduqué bien au-delà de ce qu’on apprend aux enfants de vilains. Tu ne parlais pas la langue d’ici, mais tu peux lire le latin. En même temps tu sembles avoir reçu un entraînement militaire. Tout ça n’est pas vraiment important : ce qui compte, c’est que ce sort ne te convient pas. J’en suis venue à t’estimer et à t’apprécier grandement, Daniel, et pourtant je dois te dire ceci : tu n’es pas à ta place ici.

Le coup d’estoc avait frappé juste. Daniel prit le temps de le digérer. Puis il dit :

– Je suis un bâtard, Estelle. Je n’ai ma place nulle part.

Estelle haussa un sourcil.

– Bêtises. Clément est un bâtard et tout le monde le respecte. Il est dur à la besogne et heureux dans la famille qu’il a fondée. Ça ne compte guère.

– Ses deux parents sont paysans et d’ailleurs ils ont fini par se marier. Il n’est pas issu d’un… d’un mélange…

– Tandis que toi ?…

– Ma mère était paysanne, mais mon père était noble.

Il était fatigué de cacher son passé. N’était-il pas assez loin d’Autremont à présent, en temps autant qu’en distance ? Mais il se rappela soudain la venue de Victor l’été précédent et la peur déroula de nouveau ses anneaux.

– Je l’ignorais, dit Estelle. Je t’aurais plutôt dit fils d’un prêtre. Tu es de souche noble…

– Rien n’est moins noble qu’un bâtard de noble. J’ai payé le prix fort pour le savoir.

– Mais alors, ta nièce… quand elle prétend être une princesse ou je ne sais quoi…

– Elle n’est pas une princesse, mais elle est la fille de grands seigneurs. La fille de mon frère, ou plutôt mon demi-frère, le fils légitime de mon père.

Estelle prit quelques secondes pour refaire le calcul, puis elle hocha la tête.

– Où as-tu grandi ?

– Au château de mon père. Avec mon frère.

– Ton père devait bien avoir un projet pour toi, s’il t’a élevé dans sa demeure ?

– Oui… il a fait de moi un chevalier.

Estelle ouvrit de grands yeux. Elle eut un instinctif mouvement de recul dont Daniel fut désolé. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Cherchait-il à nouveau à se faire rejeter comme un étranger ?

– Un chevalier… toi ! Et tu laboures nos champs… je ne peux pas le croire. Je veux dire, je te crois. Ça concorde… mais ça paraît tellement…

– Ça n’a pas d’importance. J’aime le travail ici.

Il la regarda d’un air suppliant. Elle sourit, se remettant peu à peu de sa surprise.

– Ne me regarde pas ainsi. Je ne te chasserai pas. Mais j’aurai du mal à te voir prendre la bêche sachant que… Comment en es-tu arrivé là ? Toi et Amelina… une petite noble, une damoiselle ?

Mais Daniel secoua la tête. Le souvenir de la venue de Victor était vivant dans son esprit.

– Je t’en ai déjà trop dit… je le regrette.

– Soit.

Estelle but une gorgée de sa tisane, d’un air rêveur. Elle finit par dire :

– J’avais imaginé bien des choses quant à ton passé, je l’avoue… des histoires bien plus crédibles – que tu es un brigand en fuite, ou un moine défroqué, par exemple, tu n’aurais pas été le seul par ici, je gage. Saint-Benoît a été fondé par bien des pauvres hères qui voulaient refaire leur vie… mais cela… non, je ne l’avais pas imaginé. Et pourtant je crois que tu dis la vérité.

Elle resta encore un instant songeuse, puis elle déclara :

– J’avais un frère, tu sais, de plus de dix ans mon aîné, mais nous étions assez proches autrefois. Alors que la vie semblait lui sourire – il s’était marié, avait monté un commerce florissant –, il a basculé un jour dans une mélancolie profonde dont rien ne semblait pouvoir le tirer. Alors, il a fait un pèlerinage. Jusqu’à Jérusalem. Un ami qu’il s’était fait sur le chemin et était revenu au pays nous a parlé de lui. Il est mort là-bas, mais il avait retrouvé la joie et la foi en Dieu, affirmait-il. Il avait trouvé son chemin en prenant celui de Jérusalem. Il est mort heureux.

Elle se tourna vers lui.

– Peut-être devrais-tu faire ça. Un pèlerinage.

– A Jérusalem ? Je n’aurai jamais l’argent.

– Tu n’as peut-être pas besoin d’aller si loin. Il y a beaucoup de routes de pèlerinage.

Daniel garda quelques secondes un silence méditatif. Il se souvenait du bien-être qu’il avait ressenti lors des quelques jours de marche qu’il avait effectué entre l’abbaye des Clarisses et Beljour.

– Tu es sage, Estelle. J’y songerai.

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