Casus belli - 3

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Arnaud de Miron était revenu de fort maussade humeur en sa demeure. L’insubordination de sa fille le faisait fulminer. Elle osait prendre le parti de la comtesse, contre le sien ! Elle était vraiment éprise de ce manchot imbécile. Que n’avait-il fait de fils ! Les femmes étaient décidément des créatures sans cervelle ! Tant pis pour Camille : si elle s’obstinait, elle n’aurait nulle dot et le domaine de Miron reviendrait à son cousin.

Quelques semaines étaient passées depuis son retour, lorsqu’on lui annonça la visite de comtesse Jehanne en personne.

La délégation comtale, composée d’une dizaine de chevaliers entourant Jehanne, patientait devant le château du seigneur de Miron. Le nom était pompeux pour un tel édifice : il s’agissait en réalité d’un donjon assez modeste, pas beaucoup plus qu’une tour flanquée d’une enceinte et surélevée par la motte où elle était construite. Un fossé point si large entourait le rempart, sauf du côté où la muraille était appuyée contre un gros rocher qui formait un à-pic. Peu après que Jehanne se fut annoncée, quelques têtes casquées apparurent sur le chemin de ronde, mues semblait-il par la curiosité plus que par la défiance.

Un jeune écuyer fut envoyé au-devant de la comtesse. Il avait à peine atteint l’âge d’homme et semblait fort impressionné ; Jehanne regretta en son cœur qu’il fût choisi pour recevoir ses paroles.

– Rappelez à sire Arnaud ceci : il est vassal des comtes de Beljour et c’est par eux qu’il tient ses droits sur son fief. Il s’est montré coupable de rébellion et félonie. Dites-lui que sa suzeraine est cependant prête à lui pardonner, s’il consent sur l’heure à faire sa soumission.

L’écuyer comprit-il l’importance de l’ultimatum qu’il était chargé de transmettre ? Quoiqu’il en fût, lorsqu’il revint, ce fut pour dire que le sire de Miron ne désirait point la recevoir. Le visage de Jehanne resta impassible. Elle fit demi-tour avec sa troupe sans plus d’insistance, au léger étonnement du messager qui retourna à l’intérieur du mur fortifié rendre compte à son maître.

Pendant près d’une heure, le château sembla parfaitement quiet. Puis Arnaud s’avisa que les hommes à qui il avait ordonné de surveiller le départ de la délégation n’étaient pas revenus lui rendre compte. Il ordonna à ses sergents de monter à leur tour aux échauguettes pour aviser de la situation.

Peu de temps après, des cris d’alarme retentirent et résonnèrent jusqu’à la chambre où se trouvait Arnaud, qui bondit. Les appels se précisaient et s’y mêlait des bruits de heurts et de fer. Le seigneur jaillit de ses appartements et vint coller son œil à une meurtrière. En contrebas, le chemin de ronde grouillait d’hommes qui n’étaient certes pas les siens.

– Par l’enfer ! jura-t-il tout haut. Comment sont-ils entrés ?!

Sans s’attarder sur ce point, il parcourut la tour de salle de garde en salle de garde, clamant :

– Aux armes ! Tous les fantassins aux remparts, les archers aux meurtrières !

Aux serviteurs qu’il croisait, il ordonnait de se réfugier dans les salles basses de la tour, en vue d’une échappée par la porte qui donnait sur l’extérieur si le besoin s’en faisait sentir.

Alors qu’il s’armait, le capitaine de la garde, blanc comme un linge, fit une entrée précipitée. Arnaud aboya avant qu’il ait pu ouvrit la bouche :

– Raymond ! Rapport !

Il s’avéra que, pendant que la délégation comtale accaparait l’attention, la comtesse, sans même attendre le retour de son ultimatum, faisait grimper ses hommes les plus intrépides par l’à-pic où ils avaient installé des filets pour faciliter l’ascension des suivants. L’invasion du chemin de ronde était restée discrète de longues minutes : les assaillants avaient fléché dans le dos les gardes les plus proches et s’étaient positionnés le long des créneaux sans donner l’alerte. Maintenant que l’attaque était éventée, ils arrivaient continuellement par dizaines ; les arbalétriers les pilonnaient sans relâche depuis les postes de défense plus élevés, mais peinaient à contenir le flot. Pendant que le capitaine expliquait la situation à son maître, celui-ci ne restait pas statique et son interlocuteur devait parler en courant : Arnaud constatait de visu l’évolution de la situation par les ouvertures de la tour tout en écoutant le rapport.

– Où le gros des forces ennemies est-il positionné ? Combien sont-ils ?

– Une armée nous entoure, messire ! Il y a bien là quelques centaines d’hommes !

Arnaud s’était brièvement arrêté et le capitaine en profita pour tâcher de reprendre son souffle.

– Messire… nous ne pouvons faire face à une telle force.

– Je te croyais homme à t’effrayer de plus, Raymond.

– Nos défenses sont insuffisantes et nous ne sommes pas préparés à un tel affrontement. Ne pouvez-vous aller parlementer avec la comtesse ?

Une expression butée apparut sur le visage du sire de Miron. Raymond eut pourtant un espoir, car Arnaud, le visage tourné vers l’ouverture, prenait du temps à répondre, comme s’il hésitait. Puis il s’exclama :

– Je sais où est la comtesse. Avec nos cavaliers, nous pouvons l’atteindre. Si la tête est coupée, l’épée tombe !

Il se tourna brièvement vers son capitaine pour ajouter, le regard flamboyant :

– Je ne me rendrai pas comme un chien se soumet au premier coup ! Hardi, Raymond. Tout n’est pas perdu !

Les portes du château s’ouvrirent, et une vingtaine d’hommes à cheval déboula sur le pont, menés par Arnaud lui-même. Ils foncèrent en ligne droite vers le monticule d’où Jehanne et Claude Beauregard supervisait l’attaque.

Ils ne furent pas pris au dépourvu par cette tentative désespérée d’Arnaud. Des rangées de soldats défendaient leur seigneuresse, et l’heure était venue de montrer que les archers de Beljour étaient parmi les meilleurs du royaume. Ceux-ci levèrent leur arc sur un ordre bref de Claude Beauregard. Quand leur cible fut à distance adéquate, ils tirèrent par-dessus la rangée de piquiers entre eux. Les cavaliers virent la volée de flèches fondre sur eux, mais tous ne purent l’éviter. Des chevaux s’effondrèrent en hennissant, entraînant d’autres bêtes dans leur chute ; quelques hommes furent directement atteints. Arnaud était passé à travers les traits et poussait sa monture plus avant. Les fantassins mirent genou en terre et levèrent leurs piques. Arnaud vira brusquement, entraînant ses hommes avec lui, et tenta d’attaquer par le flanc avant que les piquiers eussent le temps de se relever et de changer leur position. Mais une clameur retentit. Comme surgis de l’enfer, deux dizaines de cavaliers galopaient à leur rencontre. Arnaud et ses hommes eussent sans doute eu leur chance dans cette confrontation, si les archers avaient cessé de les harceler de leurs flèches. Mais le seigneur voyait le nombre de ses compagnons diminuer et était peu désireux de poursuivre le massacre. Avec une exclamation de dépit, il fit tourner bride à son cheval et s’enfuit avec ses hommes restants se réfugier derrière ses murs.

Mais lesdits murs ne devaient plus longtemps leur assurer retraite. Les hommes de Beljour n’arrivaient plus seulement de l’à-pic mais étaient parvenus à poser des échelles sur la muraille et les défenseurs étaient assaillis de tous côtés. Lorsque le sire de Miron franchit les portes, il trouva les soldats qui actionnaient celles-ci aux prises avec plusieurs adversaires. Sans descendre de cheval, il les hacha menu, passant sur eux la rage guerrière qu’il n’avait pu consommer lors de sa sortie. Encouragé par son exemple, les cavaliers de retour l’imitèrent et entreprirent de nettoyer la cour des assaillants qui osaient descendre des remparts. Pendant ce temps, quelques échelles furent repoussées et l’espoir renaquit chez les défenseurs. A ce moment, un carreau d’arbalète traversa l’air et atteignit Arnaud à la clavicule au moment où celui-ci levait son épée. Sous l’impact et la surprise, il sentit avec honte qu’il perdait son assiette et ne put retenir sa chute. Le voyant à bas de cheval, des cris de désarroi s’élevèrent autour de lui. Il fut promptement secouru par ses hommes et ceux-ci l’entraînèrent vers la tour. Arnaud devinait que ce coup du sort serait désastreux pour le moral des défenseurs et il ne se trompait pas. Peu de temps après avoir franchi la porte de son asile, il entendit sonner le rapatriement des hommes dans la tour. Les hommes submergés abandonnaient la cour aux assaillants.

Les soldats de Beljour ne tardèrent pas à se répandre dans l’espace laissé libre. Mais la tour pouvait encore protéger ses occupants : ceux-ci commencèrent à jeter pierres, tabourets, tout ce qui leur tombait sous la main, aux attaquants qui passaient sous les hourds. Les arbalétriers et archers furent renforcés au sommet de la tour et répandirent des traits mortels.

Malgré cette résistance, l’issue de la bataille ne faisait guère de doute. La tour n’était pas si forte qu’elle pût résister longtemps à l’assaut. Dans la salle principale de la tour, entourés de ses derniers compagnons, Arnaud abandonnait ses illusions. Les coups sourds et les échos lointains des cris des défenseurs se répercutaient contre les murs. Hâtivement soigné et pansé, il voyait la terreur sur le visage de ses servants, et le désespoir sur celui de ses hommes d’armes : ceux-ci avaient perdu leur cœur, et ne sauraient plus se battre avec vaillance.

– Regroupez quelques vivres et des vêtements chauds, ordonna-t-il à la domesticité. Ne vous chargez pas trop.

Tous comprirent son intention. Galvanisés, les servants s’affairèrent. Arnaud poursuivit ses ordres. Il fuirait le premier avec ses domestiques, mais ses soldats devaient suivre par vagues successives : des défenseurs devaient demeurer jusqu’au bout pour donner aux autres les meilleures chances de fuite. La tour connaissait une voie de sortie discrète sur l’extérieur : une porte qui donnait sur le fossé. A l’aide d’une échelle qui servit à la descente puis à la remontée, Arnaud et ses compagnons franchirent l’obstacle.

Ils commençaient à s’éloigner, les bruits du combat se faisaient plus distants, quand ceux-ci furent couverts par une cavalcade. De hautes silhouettes surgirent, et les espoirs d’Arnaud retombèrent.

Les cavaliers qu’Arnaud avait aperçus plus tôt lui faisaient de nouveau face. Parmi eux, une figure féminine apparut, armée de pied en cap, son heaume orné d’une discrète couronne comtale. Des cris de frayeur retentirent parmi les domestiques et ils voulurent prendre leurs jambes à leur cou, mais bientôt les chevaux les entourèrent, coupant toute possibilité de fuite. Arnaud tira rageusement son épée de sa main valide. Les cavaliers aussitôt baissèrent leurs lances, et les fugitifs furent entourés d’une forêt de pointes.

– Vous avez perdu, sire Arnaud. Rendez votre arme, et nous épargnerons vos gens.

Les concernés braquèrent leur visage vers le sire de Miron. Celui-ci ne pouvait guère échapper à la pression de ces regards. Il rengaina lentement sa lame et déboucla son fourreau. Avec un mouvement qu’il voulait fier, il jeta l’ensemble vers la monture de Jehanne. Tandis que Claude Beauregard démontait pour récupérer l’objet, la comtesse déclara posément :

– Sire de Miron, vous avez trahi votre serment de vassal. Je vous dépossède de votre fief. Il revient à mon frère Aubin à partir de cet instant. Vos gens pourront se mettre à son service, s’ils le désirent.

Arnaud se demanda si le manchot était venu en personne assister à sa déconfiture, mais ne le vit dans aucune des figures qui lui faisait face. Tous arboraient des mines figées comme les témoins d’un jugement. Avec le même silence, Claude vint accrocher l’épée aux fontes de la jument de sa dame. Celle-ci le remercia d’un hochement de tête, puis avec un infime sourire, ajouta à l’intention du vaincu :

– Mon frère a reçu d’autres terres et ce fief reviendra en douaire à sa future épouse. Je vous laisse y réfléchir, sire Arnaud…

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