L'attaque - 3

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Edouard de Pondor fut un des premiers levés ce matin-là. Il avait perdu beaucoup de sa quiétude depuis qu’il était devenu chancelier de Victor ; parfois il se demandait si l’honneur de sa charge valait tant de vicissitudes. Le duc était impétueux, chaotique dans ses pensées et dans ses actes : le travail d’Eoudard consistait bien trop à son goût à rattraper ses bévues. En l’occurrence, ce qui le souciait le plus était le temps depuis lequel Victor était parti en se contentant de lui adresser un billet laconique amené par un de ses cavaliers, stipulant qu’il se préparait à poursuivre Daniel et Amelina sur le chemin de Compostelle. Edouard osait espérer qu’il n’irait pas jusqu’en Galice, mais il s’attendait à tout.

Mêlé à l’effervescence domestique du début de journée, le hasard voulut qu’il fût sur le chemin d’un clerc messager qui lui était familier et le reçut lui-même.

– J’ai un ouvrage pour dame Elaine, annonça le jeune clerc. De la part du père Simon.

« Encore un », songea Edouard. La jeune duchesse semblait se passionner ces derniers temps pour le contenu de la bibliothèque de l’ancien chapelain, qu’il avait emmenée en quittant le château. Il n’y avait certes rien de mal à une femme qui lit, d’autant que les manuscrits étaient la plupart du temps des livres pieux. Il renvoya le messager, annonçant qu’il porterait lui-même le codex à sa destinataire.

Il n’alla pas directement chez la duchesse, cependant, la sachant absente : elle était partie tôt ce matin-là pour rendre visite à son père. Il aurait pu pourtant se contenter de déposer l’ouvrage dans ses appartements, au lieu de quoi il l’amena dans son propre cabinet de travail.

Installé sous la lumière opaque dispensée par les vitraux blancs, il commença à feuilleter le codex. C’était un bel ouvrage, quoique pas le plus précieux qui fût ; néanmoins, Edouard trouvait que c’était négligence de faire transporter un artefact d’un tel prix par un petit clerc aussi légèrement pourvu. Les enluminures qui ornaient les pages étaient de naïve facture, faisant penser au chancelier qu’un apprenti sans doute les avait produites. Puis une feuille volante, coincée entre deux pages, attira son attention. C’était une lettre du père Simon, qui contenait quelques salutations banales et le souhait d’une lecture éclairante. Le verso était vierge. Edouard tapota quelques instants le feuillet en fronçant les sourcils, l’examina à la lumière. Puis il ralluma la chandelle en fin de vie qui dégoulinait sur le bois et l’approcha de la face immaculée. Rien de particulier ne se produisit en dehors de la goutte de cire qui tomba sur la surface. « Je perds mon temps », songea Edouard, mais par acquit de conscience il effectua une dernière vérification et alla verser quelques gouttes d’eau de son baquet de toilette sur le papier.

Des lettres apparurent nettement. Le cœur du chancelier s’accéléra. Il plongea entièrement le feuillet dans le baquet et le message se dévoila sur la face qui semblait vierge. Il était écrit avec une cursive bien moins appliquée que celui du recto, mais avait sans aucun doute était rédigé de la même main.

« Ma fille, j’ai de grandes nouvelles. Un prêtre de mes amis, tenant hôtel à la ville de Saint-Senoch, m’a écrit pour m’informer qu’un chevalier était venu le trouver pour l’interroger au sujet d’un certain Daniel le Rouge, accompagné d’une enfant nommée Amelina, et qui effectueraient un pèlerinage vers le nord. Ce chevalier se nomme Armand de Blancastel ; si ce nom ne vous dit rien, sachez qu’il est de la mesnie de Beljour. Malheureusement, il semble que ceux que nous cherchons depuis si longtemps ne soient pas passés à l’hôtel en question. Mais cette quête me donne de l’espoir : l’héritière légitime d’Autremont et son protecteur ont échappé à Victor et seront peut-être bientôt trouvés par l’envoyé de dame Jehanne – si ce n’est déjà fait à l’heure où vous lisez ces lignes. Avez-vous de votre côté des nouvelles que je pourrais communiquer à la comtesse ? »

Edouard relut plusieurs fois le message, puis reposa le feuillet et se massa le front. La journée allait être longue.

***

– Sire Edouard ?

– Manon, où est ta maîtresse ?

– Messire, je crois qu’elle est encore à Combelierre, en visite de l’hospice.

– Bien, bien… fais-moi savoir dès qu’elle sera de retour.

– Oui, messire.

– J’ai une autre tâche à te confier : va préparer la chambre du duc, j’ai ouï qu’il sera bientôt là. Va, ne perds pas de temps.

Manon fut surprise de la soudaine urgence de l’ordre, mais la gravité inhabituelle dans le regard du chancelier lui enjoignit d’obtempérer à l’instant. Elle sortit des appartements de la duchesse et s’éloigna vers l’escalier. Arrivée aux premières marches, cependant, elle suspendit son mouvement et revint à pas de loups vers la chambre de la dame. Elle vit nettement la silhouette du chancelier y disparaître et refermer la porte derrière lui. Sa poitrine se contracta. Il l’avait éloignée à dessein. Que pouvait-il avoir à faire qui le poussât à enfreindre l’inviolabilité de la chambre de la châtelaine ? Se pouvait-il qu’il ait découvert quelque chose ?

Après un instant d’indécision, elle s’éloigna. Au lieu de se rendre à la chambre de Victor, elle bifurqua vers le cabinet de travail du chancelier. Celui-ci n’était pas verrouillé, le battant était à peine poussé : Manon osa l’entrebâiller, mais n’eut pas besoin de l’ouvrir tout à fait. Bien en évidence sous la lumière grise, sur la petite table, était visible un livre enluminé sur lequel était posé une feuille volante humidifiée.

***

Le soir tombait lorsque les envoyés d’Edouard revinrent avec leur prisonnier, le père Simon. La duchesse, en revanche, n’était toujours pas revenue. Le messager qu’Edouard envoya revint en annonçant qu’il ne l’avait point trouvée à l’hospice, où on affirmait l’avoir vue partir assez précipitamment.

« J’ai commis plusieurs erreurs », songea Edouard.

Ce fut cette fois accompagné d’hommes d’armes qu’il alla trouver Manon. Celle-ci était occupée à suspendre les draps du lit de Victor qu’elle venait de changer. Accroupie devant la bassine pleine de linge, son visage se troubla lorsqu’elle vit le chancelier et les deux sergents attachés à ses pas.

– La duchesse n’est toujours pas revenue, n’est-ce pas, Manon.

– N… non, messire. Je ne sais ce qui…

– Je pense le savoir, quant à moi. Elle a été prévenue. Et tu étais la mieux placée pour cela. La mieux placée, aussi, pour l’aider dans ses manigances… voire peut-être les as-tu dirigées ?

Manon se releva avec la vivacité d’un lièvre et fit volte-face ; mais les soldats l’attrapèrent par les bras avant qu’elle eût fait deux pas pour s’enfuir. Elle eut le réflexe de se débattre une seconde, mais les deux étaux se resserrèrent sur elle jusqu’à la douleur et elle s’immobilisa. Edouard s’approcha sans hâte. Elle rencontra son regard sans passion ; il durcit son effroi jusqu’à la terreur. A la différence de son maître, le chancelier n’était pas cruel : il ne prenait pas plaisir aux souffrances qu’il pouvait infliger ; mais elle le devinait capable de les infliger tout de même, s’il le jugeait nécessaire. Elle avait hésité à s’enfuir et avait cru que rester au château serait le meilleur parti ; comme elle regrettait sa sottise à présent. Les mots d’Edouard tombèrent sur la jeune femme palpitante, comme une réponse à ses pensées :

– J’aurai scrupules à faire tourmenter une femme, mais point trop. Ne m’y force pas et avoue-moi tout ce que tu sais.

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