l'éveil et l'enfant

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L’humidité ne le dérangeait pas, bien au contraire, cette douche le réchauffait. Depuis l’enfance, rien ne le ravivait davantage que le ruissellement délicat des gouttes de pluie sur sa peau. Il repensait à la séance, une sensation d’apaisement teintée de colère l’envahit. Oui, de sa propre volonté, sans que personne ne l’y force, il s’était jeté dans le vide. Mais malgré tout, la peur demeurait, dissimulée derrière ses sourires. Ses lèvres restaient closes quand M. Jean empruntait les sinueux sentiers menant aux zones les plus sombres de sa psyché. Elles ne s’ouvraient pas davantage quand il abordait son enfance, sa vie amoureuse, sa famille ou ses amis, si ce ne fut pour cracher des banalités.

Le ciel s’assombrit encore davantage, la pluie s'intensifiait, quand il la vit : l’apparition.

“Les rêves ne sont que les parfaits réceptacles de la déception, ils riment avec abandon.” Ces propos d'un autre temps résonnaient dans son esprit. Pourtant, dans une ruelle épargnée par les intempéries, son rêve apparut. Il arborait la forme d’un nuage incandescent et dégageait une douce chaleur, similaire à celle d’un feu de cheminée en plein hiver. Luc Bell ne s’en approcha pas. Son imagination, pourtant fertile, n’avait d’égale que sa méfiance envers tout ce qui sortait de l’ordinaire. Il regardait le nuage à distance raisonnable, tout en cherchant une explication rationnelle à ce phénomène. Qu'était-ce ? La forme semblait répondre au moindre de ses mouvements. S’il lui venait l’idée de faire un pas en arrière, l’entité s’approchait, s’il se décalait sur le côté, elle l’imitait. Il réfléchit un instant et, fébrilement, posa le pied gauche en avant. Le mime ne réagit pas tout de suite, il cogitait, hésitait ; finalement, il avança, et ce fut à cet instant qu’une anomalie se produisit. Luc, plutôt que de reculer, posa le pied droit en avant, le nuage progressa à son tour et au bout de six pas, ils entrèrent en collision. Il vit alors ce qu’il n’aurait jamais cru voir. Dans un espace qui allait au-delà de sa perception, une voix lui chanta son récit. Il sentit une douce chaleur pénétrer son corps et son esprit, jusqu’à ce que l’harmonie ne se transforme en vive douleur. La vérité le frappa en plein cœur de façon si brutale qu’elle en fit vaciller jusqu’aux fondements de son être. Au milieu du chaos, il entendit :

  • Enfin, tu es de retour.

Trois heures plus tard.

Le docteur Harry Jean grimpa les escaliers qui conduisaient à son appartement. Un sac de courses ruisselant dans la main gauche, il fouilla sa poche à la recherche d'un tintement.

  • Ah, les voilà !

Il sortit ses clés en vitesse, et déverrouilla la lourde porte qui séparait son foyer de la cage d'escalier crasseuse. Au même instant, deux silhouettes le frôlèrent pour rejoindre le logement d'en face : les voisins. Un homme chétif, dans la trentaine, et une femme élancée au teint cadavérique. Le docteur ne se souvenait pas les avoir jamais vu sobres, et supportait depuis quelques années déjà les nuisances sonores du couple. Il s'attarda un instant sur eux, l'homme tentait, en vain, d'insérer sa clé dans la serrure. Ses mouvements brusques et désordonnés le condamnaient à l'échec.

  • Bordel, elle veut pas rentrer !
  • Roo, t'es vraiment un incapable, trancha la femme.

L'homme grinça des dents, il sembla sur le point de répondre violemment à la provocation, mais se ravisa après s'être aperçu de la présence du docteur.

  • Eh bah, je vous en prie, Mademoiselle, puisque vous êtes si forte ! Allez-y, ouvrez donc cette porte !

Mais elle n'y parvint pas non plus. Ce ne fut qu'à la troisième tentative, et suite à un hoquet d'ivresse et de surprise qu'elle s'exclama :

  • Mais c'est la clé de la bagnole, non ?
  • Ah merde...
  • La petite va nous ouvrir.
  • J'espère qu'elle est pas en train de roupiller, cette satanée morveuse. EDEN ! OUVRE EDEN, C'EST NOUS !

Un instant après, une petite voix répondit :

  • Maman ? Papa ? C'est vous ?
  • Puisque je te le dis petite idiote ! Ouvre maintenant !

La mère, qui peinait à maintenir sa posture, perdit patience. Elle retira sa veste gorgée d'eau, et la jeta contre la porte.

  • On t'a dit d'ouvrir imbécile ! Tel père, telle fille, aussi stupide l'un que l'autre.

La petite Eden obéit. Le docteur vit, à moitié révélé par l'entrebâillement, un visage enfantin au regard éteint. Il ne rentra chez lui qu'après que la famille ait disparu.

Son anorak posé sur le porte-manteau et ses chaussures rangées dans un tiroir, il se rua vers la salle de bain, sans prêter attention à l'accueil de son dalmatien.

  • Une seconde, Hadès, soupira-t-il. C'était bien la peine de m'offrir cet anorak... Regarde-moi ça, je suis trempé !

Le docteur Harry Jean aspirait à une vie tranquille. Il détestait les surprises, les imprévus, les couacs, les grains de sable, les blagues et les quiproquos. Il calculait tout afin de s’assurer une existence paisible. Chaque matin, il dégustait son petit-déjeuner, toujours des croissants sans beurre accompagnés d’un café noir, sans sucre. Puis, il gagnait son cabinet à seulement une demi-heure de chez lui. Là-bas, il aurait un moment pour mettre en ordre ses dossiers, arroser sa plante et se préparer à accueillir le premier patient. Toutes ses journées se ressemblaient, mais cela lui convenait parfaitement. Le désordre n’engendrait jamais rien de bon, et le plaisir devait être dosé. Il n’avait pas fondé de famille, cela impliquait une trop grande charge émotionnelle et le mot “ami” ne signifiait rien à ses yeux. Seul son chien, nommé Hadès en témoignage de son amour pour la mythologie grecque, partageait sa vie. Après une courte toilette, le docteur réapparu, toujours d'humeur plaintive.

  • Bon Dieu, quelle journée… Le vieux Wilson m’en a encore fait voir de toutes les couleurs. Ce n’est pas une thérapie qu’il lui faut, mais des médocs.

L’animal le dévisageait, incrédule.

  • Tu n'’en as pas grand-chose à faire, hein ?

Un sourire de dépit sur le visage, le Dr Jean lui servit son pâté, avant de s’affaler négligemment sur son canapé. Il entreprit d’abord de lire le journal, mais se ravisa après avoir lu les gros titres. “La fin du monde est-elle proche ?”, “Les signes CERTAINS d’une apocalypse prochaine !”, “Les secrets les plus intimes de la nouvelle célébrité Berta Barth”, “Qui contrôle secrètement le monde ? Nos réponses !”. Il n’était pas du genre à fuir la réalité, bien au contraire. Il se tenait informé de tout, mais à l’évidence, son quotidien favori avait perdu en pertinence. Une cigarette à la main, le docteur se dit qu’il deviendrait bientôt impossible de distinguer le vrai du faux, que le monde de l’information s’apprêtait à rejoindre celui du divertissement, non, c’était déjà le cas.

Il s'en alluma une autre. La fumée odorante se dissipa sur le carnet de travail qu'il feuilletait nonchalamment. À l'intérieur étaient consignés tous les détails importants concernant ses patients. Chacun avait droit à son nom de code, choisi selon l’humeur du moment. Ainsi, on pouvait lire Joker, Double Face, Darth Vader, Barbie, Don Juan, Cruella… Une véritable encyclopédie de personnages hauts en couleur, et les personnes à qui ces sobriquets furent affublés n’avaient, selon lui, rien à envier à leurs homologues fictifs.

Il s’arrêta sur la page de Luc Bell, affectueusement baptisé “homme sans lumière”. Cet écrivain aurait sans doute apprécié ce hobby. Bell retenait toute son attention, car il se sentait humainement proche de lui. Tous deux vivaient reclus, sans véritable attache, les habitudes rythmaient leurs vies et le monde ne constituait pour eux qu’un arrière-plan sur la toile de leur existence. Mais il existait une différence cruciale pour le psychologue.

  • J’accepte cette réalité, je peins en fonction d’elle, je m’adapte. Lui s’acharne à l’effacer du tableau. Il ne sera jamais heureux, comment le lui faire comprendre ?

Philanthrope, rien n’égayait davantage le docteur Jean que le sourire d’un patient délesté de ses afflictions, mais s’il appréciait tant son travail, c’était aussi parce qu’il lui permettait de juger du bien-fondé de son propre mode de vie. Pourquoi avait-il atteint le bonheur quand le pauvre Bell luttait inlassablement contre ses démons ? La réponse ne se trouvait ni dans son éducation, ni dans une quelconque influence environnementale. Bell possédait déjà tous les ingrédients pour préparer lui-même la soupe d’une existence nouvelle, mais son manque de motivation et l’attraction naturelle de l’homme pour le mal, et dans ce cas, le mal-être, l’en empêchait. Il jouissait d’un plaisir malsain à se sentir désœuvré. Ce ne fut qu’ainsi que le docteur Jean put expliquer qu’un homme aussi éclairé pouvait, malgré tout, porter atteinte à son existence.

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