Une vérité - partie 1

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Il était une fois, en un endroit placé au-delà de la perception humaine, un peuple immortel qui, grâce à la sagesse d’un Leader patient et juste, parvint à s'épanouir dans la vertu. L'antagonisme n'avait plus sa place chez les Ailés, dont l'histoire se résumait à une longue liste de guerres et de massacres. À l'unanimité, ils choisirent d’oublier les douleurs du passé, pour épargner le futur ; ils enterrèrent leur perception du mal dans l'espoir de voir fleurir un bien éternel. La légèreté de leur esprit finit par se manifester physiquement, via l’apparition progressive d’ailes blanches. Ils furent ainsi épargnés par la souffrance pendant des milliers d’années. Cependant, leur décision eut pour conséquence d'altérer leur nature, et à la mort du mal s'ajouta celle du bien, car l'un ne saurait exister sans l'autre. Piégés dans une existence qu'ils ne comprenaient plus, les ailés finirent par étouffer leurs émotions, se contentant d'errer sans but au sein de l'immense désert que constituait leur foyer.

Un jour, naquit ce qu’ils appelèrent la singularité, un nourrisson né sans ailes. En ce temps-là, Leader concentrait ses efforts dans la création d'un nouveau plan d'existence ; seul l'Ancien, un ailé au grand savoir et dernier garant du passé, veillait sur le peuple. L’enfant suscitait un sentiment qu’ils ne purent comprendre.

***

La jeune fille flottait nonchalamment en direction d'une petite maison, similaire à toutes les autres demeures du village : simple et sans fioriture. Sans prêter attention aux ailés qui croisaient sa route, ni aux grains de sable portés par le vent ; elle rejoignit sa mère, occupée à cueillir les rares plantes qui survivaient au climat chaud de la région. La femme s'affairait avec calme et détachement. L'air hagard, elle interrogea sa fille.

  • Que se passe-t-il, Gabrielle ?
  • Lucifer s’est blessé, répondit-elle, les pieds toujours à trente centimètres du sol.
  • Encore ? Mais comment ?
  • Il est tombé.

Se blesser, quelle drôle d’idée. Elle peinait encore à le concevoir, personne n’y parvenait tout à fait. La première fois, seul l’Ancien fut en mesure de saisir la situation. Lorsqu'elles se posèrent à ses côtés, l’enfant était couché à même le sol. En larmes, il se tenait la jambe gauche.

  • Que t’arrive-t-il, pourquoi te vides-tu de ton eau à chaque fois ? demanda la mère.
  • Ma jambe…

Jamais elle n’avait vu quiconque se tortiller ainsi. Les réactions de Lucifer, chaque fois que celui-ci se blessait, éveillait en elle un curieux sentiment.

  • Gabrielle, va chercher l’Ancien. Il saura quoi faire.
  • D’accord.

Ce ne fut que lorsque Lucifer cessa de pleurer qu'apparut enfin l'Ancien. Son visage, marqué par le temps, était pour tous synonyme de sagesse. Il portait une longue robe noire, et une capuche dissimulait une partie de son visage. Ses ailes, atrophiées, ne lui permettaient pas de quitter le sol.

  • Pourquoi m'avez-vous appelé, Uriel ? grogna-t-il presque, d'une voix lasse.
  • Ancien, regardez. Ça recommence.

Le vieillard posa ses yeux sur l’enfant, impassible.

  • Que devons-nous faire ? demanda l'ailée, considérée comme la tutrice de la singularité.
  • Je l’ignore répondit l’Ancien, ce n’est pas une décision que je suis habilité à prendre. Leader nous indiquera la voie à suivre.

Gabrielle écoutait, incrédule. Elle avait en mémoire d'étranges conversations avec son frère. Souvent, il pleurait et parfois, au contraire, il riait. L'Ancien lui avait appris ces termes, tout comme les notions de joie et de peine, mais rien de tout cela ne faisait sens aux yeux de la jeune Ailée. L'humeur de Lucifer changeait au gré du vent, mais cela lui importait peu. Les autres villageois, en revanche, prenaient soin de ne pas croiser son chemin. Après tout, il était dépourvu d'ailes et devait sa blessure à une énième tentative d'envol, depuis l'unique pommier du village.

  • Regardez, reprit L'Ancien. Cet enfant est tombé, comprenez-vous ce que cela veut dire ? Je devine la réponse à votre air perplexe. Hélas, mon savoir m’empêche de trouver le repos. Comme lui, je reste cloué au sol.
  • Que voulez-vous dire ?
  • Voyez comme vous flottez, le sol restera votre ami tant que vos ailes vous porteront. L’air d’ici est léger, mais lui ne l'est pas, et j’ai bien peur qu’il ne puisse jamais le devenir.

Incapable de déchiffrer le charabia de l’Ancien, Uriel se contenta de lui demander de soigner l’enfant, comme il en avait l'habitude. La douleur de Lucifer ne l’empêcherait pas d'exister. Elle contemplait son visage, d’une singulière beauté, sans se douter des événements à venir.

Chez les ailés, rien n’incarnait davantage la bonté et la grandeur que les ailes qu’ils arboraient. Plus elles étaient larges, plus l’individu se voyait considéré comme noble, plus elles étaient blanches, plus il inspirait l’apaisement. Elles se développaient en général dès la naissance. Ce fut donc une surprise que celles de Lucifer, jusqu'ici inexistantes, se manifestent alors qu’il soufflait sa sixième bougie.

***

  • Ancien.

Assis confortablement près d’un feu, l’Ancien feuilletait un ouvrage rouge carmin à la reliure argentée. Sur la couverture sertie de motifs circulaires, on pouvait lire l’inscription “vérité”.

  • Que se passe-t-il ?

Le messager garda le silence quelques instants.

  • Eh bien, parle. Qu’y a-t-il de si urgent pour que tu viennes me déranger en pleine lecture ?
  • C’est Lucifer, ses ailes... Il y a quelque chose d’étrange.

Sans perdre un instant, l’ancien bondit de son fauteuil et accourut sur les lieux. Tiraillé entre la surprise et l'effroi, il se répétait à lui-même : “Comment est-ce possible ?”

Une masse s’attroupait autour de la demeure d’Uriel, l’apparition des ailes d’un enfant était motif de célébration. L'événement ne durait en moyenne que quelques minutes, mais sa splendeur restait toujours gravée dans le cœur des spectateurs qui avaient la chance d’y assister. Cette fois, pourtant, une extraordinaire atmosphère pesait sur les consciences. Le soleil, habituellement haut en cette période, se cachait derrière d’épais nuages, et l’Ancien connaissait toutes les peines du monde pour se frayer un chemin à travers le dense amas d’individus. À l’opposé, la petite Gabrielle qui rentrait de promenade fut surprise par le rassemblement. Elle devina que Lucifer était au cœur de l’attention et entreprit d'atteindre sa famille. Cependant, les mouvements incessants de la foule la désorientaient. Elle fut poussée, bousculée, heurtée jusqu'à ce que sa demeure disparaisse dans le chaos. Comprenant qu’il serait impossible de l’atteindre ainsi, elle déploya ses ailes et s’envola au-dessus de l’assemblée.

Son visage criait souffrance, il se déformait à mesure que le supplice gagnait en intensité, jusqu’à prendre une forme grotesque dont se détournaient les regards. Deux pointes noires écartaient progressivement la chair de l’enfant, son sang coulait le long de son dos pour venir irriguer la terre aride. Il gesticulait avec tant de force qu’on l'aurait dit possédé par un esprit. À ses côtés, Uriel, qui le maintenait tant bien que mal au sol pour éviter qu’il ne se blesse, n’en croyait pas ses yeux. Gabrielle sentit un frisson lui parcourir la nuque. Elle avait un mauvais pressentiment.

  • Maman !
  • N’approche pas Gabrielle ! Va chercher l’Ancien. Il saura quoi faire.

Elle resta immobile, paralysée par les hurlements de son camarade, qui résonnaient dans ses tympans à la façon d’un écho en grotte profonde. La furie de Lucifer devenait de plus en plus difficile à contenir, or, aucun spectateur n’osait intervenir. L’apparition des ailes avait toujours symbolisé la tempérance, la maturité et la communion entre l’ailé et son environnement, mais ces choses semblaient dotées d’une conscience propre. Porteuses d’une rageuse dissonance, elles donnaient l’impression d’assister à un spectacle défiant les lois de la nature elle-même. Mais l’immobilisme de l’assistance ne tenait pas qu’au choc d’être témoin, pour la première fois, de la douleur d’autrui. La plupart des ailés étaient comme happés par la vision, ne pouvant ignorer l’agonie de l’enfant, ils la contemplaient.

Ce fut dans cette situation qu’apparut l’Ancien. Hors d’haleine, il parvint à hisser sa carcasse jusqu’au point culminant.

  • Bon sang. lâcha-t-il dans un soupir.

D’abord soulagée, Uriel se sentit ensuite nauséeuse. Un malaise dont l’origine se trouvait au creux de la main droite de l’ancien.

  • Attendez ! Qu’avez-vous dans la main ? Qu’est-ce que c’est ?

Surpris par la question, il afficha sur son visage une expression affable.

  • Ça ? Rien. Montrez-le-moi. Je vais l’aider.

Mais elle n’en fit rien.

  • N’avancez pas davantage.

L’Ancien resta sourd à l’avertissement, et une fois à portée de la poitrine de Lucifer, brandit l’objet qui, grâce à l’intervention in extremis d’Uriel manqua le cœur. Le poignard se logea toutefois dans la jambe gauche de l’enfant, qui ne réagit pas.

Elle explosa de colère.

  • Êtes-vous devenu fou ?!

Il retira l’arme du corps endolori.

  • Écartez-vous ! Je fais ce qui doit être fait, pour notre salut à tous !

Il s’élança, le poignard à la main, mais une fois de plus Uriel l’arrêta. Les traits du vieil homme exprimèrent un profond désespoir.

  • Ne voyez-vous pas qu’elle est la cause de cette affliction ? Cette singularité assassine notre quiétude ! Regardez ce qu’elle fait de vous, de nous ! C’est ainsi que mes frères et moi avons participé à la destruction d’un nombre incalculable de mondes. Si nous le laissons en vie, un sort bien plus vil que l’anéantissement nous attendra tous. Aucun d’entre-vous ne peut s’en charger, si j'ai été nommé Ancien, c’est précisément pour sauvegarder ce bien qui est le nôtre et, au besoin, chasser l’ennemi !!

Il se jeta sur sa proie, les yeux animés d’une singulière folie. Ce dernier assaut s’accompagna d’un cri orageux qui vint soutenir la chute d’une fine bruine. Pour protéger l’enfant, Uriel dut défaire son étreinte car le vieil homme, soudain doté d’une force infernale, semblait prêt à tout pour accomplir son dessein. Mais en dépit de son agressivité, et des multiples lacérations qu’il infligeait à son adversaire, la singularité demeurait inaccessible. Immobile, Lucifer ne sentait plus rien. Il entendait le son des cris, de la lame qui malmenait la chair, mais l’affrontement lui semblait lointain, comme s’il appartenait à un autre monde. Doucement, il ferma les yeux et le silence se fit.

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