Unique

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  • Et c’est ainsi, docteur, que je suis arrivé ici.

Jamais Harry Jean n’aurait cru un jour accorder le moindre crédit aux divagations d’un illuminé. Mais le regard chaleureux de son patient lui rappelait combien ses certitudes vacillaient. Son patient pensait-il vraiment s'exprimer au nom de Satan ? Il laissa sa curiosité l’emporter.

  • Cette histoire que vous venez de me conter…
  • Une autobiographie, corrigea Luc Bell. Il s’agit de l’incipit de mon prochain roman autobiographique. Les souvenirs sont vieux, peut-être ai-je exagéré certains passages.
  • Un début qui soulève beaucoup de questions. Je ne veux pas gâcher la surprise, mais ce Leader, pourquoi vous a-t-il envoyé ici ? Il aurait pu se débarrasser de vous autrement.

Bell hésita.

  • En effet, j’y ai beaucoup réfléchi. Impossible d’en avoir le cœur net pour le moment, mais ma présence dans ce monde n’a rien d’anodine. Vous êtes comme moi, des êtres de souffrance, et j’ai le pouvoir de vous soulager.
  • Vous êtes donc un héros ?
  • Non. J’espère que votre salut m’apportera la paix, rien de plus.
  • Un héros n’est pas forcément désintéressé M. Bell, il peut même se montrer particulièrement égoiste. Une chose me chiffonne tout de même.

Bell ferma les yeux, son attitude était celle d’un homme qui venait de se libérer d’un poids énorme.

  • Je vous écoute.
  • Vous m’avez promis la vérité, or, vous conviendrez qu’elle ne concerne que vous. Ne s’agirait-il pas plutôt de votre vérité ?
  • Non, répondit-il simplement. Vous comprendrez une fois de retour chez vous.

Agacé par le phrasé énigmatique de Bell, le docteur jeta un œil à sa montre.

  • Le temps file, cette séance fut très instructive. Nous reprendrons sur le contenu de cette "autobiographie" et en étudierons les significations lors de notre prochaine séance.

Le romancier prit congé et Jean s’affala sur son fauteuil.

  • Je devrais lui faire payer double, il m’épuise.

Une cigarette à la main, il feuilleta son carnet afin de préparer la séance suivante, mais aucun nom ne succédait à celui de Bell, l’unique patient du jour.

  • Tiens, bizarre. J’aurais juré avoir prévu d’autres séances, mais tout est raturé. À croire que nos entrevues me font perdre la tête.

Mettant cet oubli sur le compte de la fatigue, Harry Jean rentra chez lui. Hadès l’accueillit avec son enthousiasme habituel et se vit récompensé d’une belle portion de pâté. Comme toujours, le praticien se décraça, avant d’enfiler une tenue décontractée et de s'asseoir sur le canapé. Il saisit un journal puis le reposa d’un geste brusque, s'insurgeant contre les dérives journalistiques de son époque. Enfin, il alluma son poste de télévision, mais l'éteignit aussitôt, car il était rare qu’un programme lui convienne.

  • Bon, au lit ! soupira-t-il.

Mais le soleil se couchait à peine et la fatigue le fuyait. Le docteur Jean était bien embarrassé, car ses journées de travail s'achevaient, d'ordinaire, bien plus tard. En cette longue soirée, son absence de passe-temps pesait sur son esprit. Il se mit à déambuler, passant de la chambre à la cuisine, puis de la cuisine à la salle à manger ; et de la salle à manger, il revenait à la chambre, répétant ce cycle un grand nombre de fois. Pendant sa marche, il pensait : le contenu de sa journée, de celle d’hier et du lendemain, l’agencement des pièces, la couleur des murs, le teint des poils de son chien, l’objet importait peu. Il pensait, voilà tout. Cependant, il s’arrêta lorsque face à lui se dressa une porte. Elle se trouvait à proximité du salon qu’il affectionnait tant et imposait sa présence au maître des lieux. Une porte, à cet endroit et sans son accord, ridicule ! Pourtant, elle était là, entrouverte pour ne laisser échapper qu'un fin faisceau de lumière. Stoïque, le docteur choisit d’ignorer ce détail. Si cette porte avait eu l’audace d’entrer chez lui, elle trouverait bien la sortie. Il tournait les talons, quand l'entrebâillement grossit de quelques centimètres.

  • Miaou.

Un chat blanc se glissa hors de la mystérieuse pièce, il s’étira comme s’il sortait tout juste d’un long sommeil.

  • Mais enfin, que se passe-t-il ? Je connais ce chat, mais comment…

Lentement, il poussa la poignée pour découvrir ce qui semblait être un atelier dédié à l’écriture. Son propriétaire, visiblement mal organisé, en avait fait un lieu chaotique où régnaient l’encre et le papier. Sa tête lui faisait souffrir et la migraine s’intensifiait à mesure qu’il progressait. Sur le bureau dormaient un grand nombre de manuscrits : des nouvelles, mais aussi des poèmes et des drames. Où que se portait son regard, il ne voyait que des ébauches de créations. L’une d’entre elles, pourtant, sortait du lot. Posée à même le sol, couverte de poils blancs et à moitié chiffonnée, il en reconnut le titre.

  • Au-delà d’un rêve.

La douleur se fit si violente qu’il manqua de vomir sur la pile, sa vue se troublait et son ouïe, soudain pourvue d’une étrange sensibilité, lui permit d’entendre les délicates foulées de Persephone. Son crâne brûlait, comme si son cerveau s’attelait, en vain, à résoudre un puzzle impossible. Cette douleur, il en était certain, trouvait son origine dans ses récentes réflexions. Le mal de l’esprit cause nécessairement le mal du corps, répétait-il à ses patients. Porté par une force extérieure, il se dirigea vers la salle de bain où l’attendait un miroir. Il l'agrippa, et pour la première fois depuis de nombreuses années, se vit tel qu’il était. Des cheveux humides, cassés par endroits. Un front lisse sur lequel on devinait la localisation des rides futures. Un petit nez, discret, mais trop gros à son goût. Une bouche voyante, à l’allure bavarde. Et au-dessus d'innombrables cernes en partie dissimulées par sa carnation, un regard familier qui lui fit prendre conscience de sa véritable identité.

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