Chapitre 53 : Écho d'un Adieu
De retour de l’hôpital, pendant les premiers jours qui suivirent immédiatement la mise en terre, Georges Roche ne se livra pas au sentiment de tristesse qu'entraîne le vide de la disparition. Il se plongea dans les souvenirs éclatants de la vie de sa bien-aimée. Il s'efforça plutôt de se concentrer sur les instants heureux, cherchant dans ces moments de bonheur un réconfort face à la réalité cruelle de la perte. Cependant, malgré son acharnement pour découvrir la paix, l’épisode malheureux de Figueras lui revint, comme un écho lancinant dans son esprit tourmenté. Le jeune homme revit, assis dans la salle impersonnelle, son cœur battant la chamade. Il revécut le calvaire poignant, l'attente insoutenable, les minutes qui s'étiraient en heures, la terreur qui s'insinuait dans chaque fibre de son être. Il se remémora la froideur des murs du funérarium, l'odeur aseptisée qui lui nouait l'estomac et chaque regard échangé avec les autres familles partageant la même crainte.
— Jessica, où es-tu ? Pourquoi m’as-tu laissé seul et désemparé ? Pourquoi nous as-tu abandonnés, ta fille et moi ? murmura-t-il à voix basse, comme si elle pouvait l'entendre au-delà des frontières de la vie et de la mort. Son cerveau se remplit de flashes : le gendarme à la porte annonçant la mauvaise nouvelle, le stress, le temps de la montée vers l’épave de la voiture. Il se souvint aussi des croque-morts agissant d’une façon qu'il avait eu de la peine à comprendre. Toutes ces réflexions le plongèrent dans un abîme de détresse, mélange de colère et de désespoir face à l'inconnu.
« Je ne peux plus vivre avec ce supplice », pensa-t-il avec intensité. La peur du néant, la peur du trépas, la peur de la solitude s'entrelaçaient dans son esprit, formant un nœud gordien de souffrance. Le garçon savait bien que, même si sa fiancée était partie, leur amour ne disparaîtrait jamais. « Je dois essayer d’être courageux, pour elle, pour nous », se dit-il. Sa résolution se renforçant à mesure qu'il se confrontait à ses craintes les plus sombres. Son monologue intérieur était un torrent d'émotions refoulées, un cri silencieux vers l'univers pour trouver un sens dans cette tragédie. Il réalisa que la douleur de l’anéantissement était aussi le prix à payer pour avoir aimé avec vigueur, mais il était prêt à le faire pour les moments de bonheur qu'ils avaient partagés. Un soir, il y eut une chose étrange qui se produisit.
Comme d’habitude, il examinait toutes les affaires que la défunte avait laissées en vrac. Le jeune homme n’avait rien rangé. Ce capharnaüm était devenu un endroit sacré pour lui. Puis, il se coucha. Comme il n’avait pas la capacité de sombrer dans le sommeil et qu'il regardait autour de lui dans la chambre, il distingua une forme à l'encoignure de la porte de la pièce : une image sombre et indéfinie. Il ignorait comment ou pourquoi, mais il était certain que c'était Jessica qui lui était apparue. Il se leva et se dirigea vers elle, mais la vision disparut. Le garçon n'arrivait pas vraiment à comprendre ce qui s’était passé.Il se demandait s'il était en train de faire un rêve ou si c'était la réalité. Il retomba de nouveau sans force sur les draps.
Le matin qui suivit, Alain vint le retrouver. Il s’installa à la table près du buffet. L’atmosphère était pesante. Il remarqua immédiatement le regard sombre de son camarade et la tension dans ses épaules. Après quelques échanges de politesse, le visiteur aborda le sujet délicat.
— Cela fait du bien de te revoir, mais je sens que tu es toujours tracassé profondément. Tu veux bien m'en parler ?
— Cette dernière nuit a été terrible. J’ai conscience d’être perdu et tellement en colère par instant.
L’autre écoutait attentivement, posant une main rassurante sur celle de son ami pour lui montrer son soutien.
— La rage est une réaction naturelle dans ce genre de situation. Tu as le droit de ressentir cela. Mais, il est important de ne pas te faire submerger par elle.
Mais, Georges se laissa aller à ses émotions, exprimant sa fureur envers le destin, envers lui-même pour ne pas avoir pu protéger sa fiancée, envers le monde entier pour continuer à tourner alors que sa vie s'était arrêtée. Il cria :
— Ce qui me consolerait ? Tu veux le savoir Alain ? Une tombe auprès d'elle.
— Hé bien, tu te trompes lourdement. Je te comprends. Mais, souviens-toi que tu n'as pas à porter tout le poids de cette perte sur tes épaules. Jessica aurait souhaité que tu trouves la paix, malgré tout. L’ire et les regrets sont des compagnons naturels du deuil. Nous sommes tous humains et il est normal de ressentir ces émotions intenses. Mais, écoute-moi bien. Tu n’es pas seul dans cette souffrance. Elle était une personne chère pour moi aussi.
Il avait compris que son interlocuteur se sentait submergé par un sentiment de culpabilité.
— J'ai tant de regrets, Alain. Je me demande si j'aurais pu faire quelque chose de différent pour éviter tout cela. J’aurais dû lui dire que j’étais au courant de son secret.
— Tu as fait ton possible. Personne ne peut changer le passé, mais tu peux choisir comment avancer à partir de maintenant. Trouver la paix intérieure ne signifie pas oublier Jessica, mais accepter ce qui est et apprendre à vivre avec.
À la fin de la discussion, Georges se sentit épuisé, mais aussi un peu plus léger.
— Merci, Alain. Quelle chance de pouvoir compter sur toi pour affronter cette épreuve !
Son ami sourit avec empathie.
— Es-tu allé te recueillir auprès du corps ? Cela te ferait peut-être du bien.
— Je n’en ai pas eu la force jusqu’à présent, j’irai demain.
— As-tu une crainte de la mort ?
— J’ai une philosophie bien ancrée la concernant, une vision qui me distingue des croyances conventionnelles. Pour moi, elle n'est pas un passage vers une existence ultérieure ou un au-delà mystique. Ma conviction est qu’elle est simplement un retour à l'état antérieur à la naissance. Une sorte de cessation de la réalité consciente, similaire au néant qui précédait la vie. Te souviens-tu de ce que tu étais avant ta mise au monde ?
Alain avait secoué la tête, signifiant qu'il n'avait aucun souvenir de cette période.
— Mourir, c’est pareil. Tout se dissout, le corps, l’esprit et même l’âme. Les seuls immortels sont ceux qui demeurent dans la mémoire des vivants.
C'était là une affirmation forte pour Georges. Son point de vue sur la nature de la vie ; une perspective qui influençait sa manière d'appréhender la disparition de sa fiancée et de faire face à ses propres peurs.
*
Les rues, autrefois familières et accueillantes, paraissaient maintenant dépourvues de substance. Les bruits de la ville, naguère une consolation constante, résonnaient à présent comme de lointains murmures fantomatiques. Des pigeons, témoins de sa détresse, prenaient leur envol en un tourbillon de plumes gris-argenté. Avant de se rendre au cimetière, Georges passa à la boulangerie Boissier, car elle représentait pour lui une oasis de nostalgie. Elle était un petit refuge contre les afflictions, un espace dans lequel on pouvait se détendre un peu. La boutique était une ancienne maison toulousaine, avec des murs roses et des vitrines en façade regorgeant de délicieuses pâtisseries. Pour y goûter, il fallait emprunter des trottoirs qui se dégradaient par endroit, créant quelques pièges menaçants. Il mit trente minutes, tourna quatre fois (dont trois à gauche), fit deux mille cinq cents pas, ce qui correspondait à gravir trois étages de trente marches. Arrivé sur place, il se tint devant un grand comptoir face à l'entrée. Derrière celui-ci se trouvaient des étagères remplies de pains frais, de brioches et de gâteaux. Un four à bois se dressait à côté, sa couronne de fumée s'élevant vers le plafond haut.
La boulangère avait pour ordinaire un teint banal, les yeux globuleux et ternes, la bouche proéminente et écarlate, un long nez, un front plat. Tout cela, qui en détail n’était pas beau, était à tout prendre particulièrement bien agencé. On disait d’elle qu’elle avait le caractère badin et bienveillant. Comme elle avait pris en pitié le garçon depuis la mort de la jeune fille, elle faisait l’effort d’apaiser sa souffrance en lui offrant des baguettes fraîches et son aide. Elle lui montrait de la compassion et de l'empathie et prenait soin de lui comme si c'était son propre enfant. Cette protection, elle en fit preuve dans les premiers jours qui suivirent l'enterrement. Les mots choisis et la discussion avaient un style sombre. Ainsi, quotidiennement, elle cherchait à atténuer la peine de l’homme. Elle et Alain faisaient qualité d’exception par rapport à la majorité des autres connaissances qui ne témoignaient aucun signe de bienveillance. Ce jour-là, la vendeuse prononça des paroles sur un ton courtois, amical, avec juste ce degré d’hypocrisie nécessaire à la survie dans ce bas monde. Elle demanda :
— Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui, monsieur Roche ? Mon pauvre monsieur, comme je vous plains. Vous souhaitez prendre un petit déjeuner ?
— Oui, s’il vous plaît.
— Très bien, je vais vous préparer cela tout de suite. Est-ce que je peux vous aider en quelque autre affaire ? Si je peux faire quelque chose, n'hésitez pas à me le demander.
Elle lui apporta une tasse de café et un croissant qui furent avalés instantanément. Georges songea : J’ai trouvé la pâtisserie bien quelconque, la prochaine fois, je prendrai un pain au chocolat.
Cette réflexion banale traduisait la détermination de son esprit à puiser dans les actes les plus ordinaires, une quête de connexion à un retour à l’existence normale. Le garçon regagna le cimetière pour se recueillir sur la tombe de la défunte. Quelle ne fut pas sa surprise de voir sur la terre une poupée faite de laine et de dentelle. Il la reconnut immédiatement ; c'était celle que la petite fille tenait dans ses bras le jour où il avait découvert le terrible secret de Jessica. La présence de ce jouet à cet endroit évoquait un lien indéfectible entre la mère et l'enfant, un symbole de l'amour et de la mémoire qui perdurent au-delà de la mort. Le jeune homme sentit une vague d'émotion l'envahir, se rappelant les moments de grâce et de tendresse partagés.
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