Chapitre 50 : Répit dans la Nuit
À 21 h 30, Georges Roche quitta Puerto de la Selva tandis que la nuit envahissait l'horizon. La noirceur tombait rapidement, comme un voile opaque jeté sur le monde et avec elle, une fraîcheur bienvenue venait caresser la peau encore brûlante des derniers rayons de l’astre du jour. Celui-ci déclinait à l'ouest, entouré de quelques nuages qui accentuaient son départ. Le jeune homme se dit intérieurement : « Il vaut mieux voir un soleil qui se couche plutôt qu'un soleil qui se lève. » La côte ondulait tel un serpent maléfique alors que le garçon accélérait son allure. À l’intérieur de l’habitacle, son esprit se trouvait plongé dans un état de tristesse. À l'instar de l’ombre qui commençait à l'entourer, Roche ressentit de la mélancolie. Chaque virage lui rappelait un souvenir de Jessica, chaque feu de croisement semblait percer l’opacité de son âme. Il conduisait sans réfléchir. Il était en compagnie du ronronnement du moteur et du battement irrégulier de son cœur. La nationale s’étirait devant lui, un frou-frou d’asphalte qui se perdait au milieu de l’infini d’une stupeur profonde. Les lueurs de la lune sur la mer rayonnaient sur son rétroviseur. Soudain, un éclat d’argent apparut au loin. Georges ralentit, intrigué. C’était un vieux phare, dressé fièrement sur une falaise, défiant les vagues et le vent. Il s’arrêta, sortit de la voiture et s’approcha d’un parapet. L’air marin fouettait son visage. Il inspira profondément, cherchant à remplir le vide en lui. Le faisceau de la vigie de la mer balayait l’horizon, un cycle sans fin de lumière et de nuit. Le jeune homme y vit une métaphore de sa propre existence, un mélange de clarté et de ténèbres, d’espoir et de désespoir. Il retourna à son automobile. Il savait que le parcours serait long et difficile, mais il se tenait prêt à l’affronter. L’obscurité ne constituait plus une amie, mais une ennemie, un tableau sur lequel il pourrait peindre une fin. Le garçon reprit le volant. Cette fois-ci, il était plongé dans un univers théâtral où chaque kilomètre participait à une nouvelle scène à interpréter. La chaussée se déroulait devant lui, ponctuée par les lampadaires comme des projecteurs éclairant le chemin. Les véhicules croisés étaient des figurants anonymes, entrant et sortant du plateau de sa vie en un battement de cils. Le ciel nocturne, parsemé d'étoiles, devenait le plafond d'un drame céleste où Jessica dansait un ballet immuable. Tout virage était un changement de décor, passant des vignobles, éclairés par le satellite de la terre, pareils à des coulisses discrètes, aux champs sombres qui se déployaient tels des agencements minimalistes. Roche se sentait spectateur d’une pièce, jouant son rôle sur la grande scène de la vie et de la mort.
Mais, la nature humaine est étrange : on ne peut pas vivre en se repaissant du malheur. La clameur de la faim permit de faire une pause le long de la litanie du retour. Alors qu’il débouchait de la vallée littorale qui isolait la mer de la montagne, il décida de faire une halte dînatoire à Perpignan.
Georges arrêta sa voiture à l'entrée d’un hôtel-restaurant, l'estomac criant famine après cette longue traversée des ténèbres. À l'extérieur, la terrasse apparaissait bondée de vacanciers. Il entra, le visage marqué par la fatigue et le poids de ses pensées. Il y avait beaucoup de monde et de mouches aussi. L'aubergiste, observateur aguerri des âmes en détresse qui passaient par son établissement, accueillit le jeune homme d'une grimace qui cachait mal son amusement.
— Bonsoir monsieur, bienvenue au sein de mon humble restaurant. Vous semblez avoir traversé les méandres de la vie, mais rassurez-vous, notre cuisine saura réveiller vos papilles endormies, même si elle ne peut guérir votre cœur tourmenté.
Le garçon esquissa un demi-sourire fatigué en guise de réponse, conscient que la nourriture serait peut-être le seul réconfort qu'il trouverait en cet instant.
L'hôtelier, tel un maître de cérémonie ironique, guida Roche vers une table à l'éclairage tamisé, propice aux confidences ténébreuses.
— Installez-vous, monsieur.
Le garçon se posa. Son regard se perdait dans le ballet des serveurs dans les allées. Il se sentait étrangement en paix au milieu de ce lieu animé, un contraste frappant avec la solitude de la route. Probablement, après tout, l’obscurité n’était-elle pas une ennemie, mais une vieille amie qui lui manquait ?
Le restaurateur revint et lui demanda :
— Que puis-je vous offrir ce soir pour adoucir votre voyage ? Ma spécialité, ce sont les viandes grillées. Un plat qui fait fondre les cœurs et les tourments de l'âme.
Georges esquissa un sourire plus sincère cette fois, appréciant l'humour de l'hôte qui transformait cette pause dans la litanie du retour en un moment presque comique.
— Hum, ma journée est vraiment pleine de détours inattendus, pensa le jeune homme. Ses réflexions étaient comme les voiles des barques catalanes, parfois calmes et parfois agitées. Il se demandait comment il en était arrivé à chercher du réconfort dans un repas solitaire.
Peut-être que la nuit que je suis en train de vivre est juste une métaphore de ce que représentera mon futur. Chaque moment sera une douleur, chaque lumière un espoir, se dit-il, repensant au halo du phare qu'il avait vu un peu plus tôt. Il répondit alors :
— Ah, bon ? C'est votre spécialité, la viande ?
L’interlocuteur avança la tête jusqu’à frôler le visage du jeune homme. Lorsqu’il parla, se dégagea de sa bouche une odeur d’ail ou d’oignon, je ne sais plus exactement.
— Oui, en effet, ici, nous sommes réputés pour le bœuf grillé à la perfection. C'est ce qui fait notre renommée dans le quartier. Bon et pas cher.
— Et qu'en est-il des options végétariennes ?
— J’offre également une sélection de plats macrobiotiques, confectionnés avec soin pour délivrer une expérience culinaire équilibrée et délicieuse.
— Très bien, toutefois, je vais me contenter du filet.
— Excellent choix, monsieur. Je suis sûr que vous ne serez pas déçu. Vous paierez en espèces ou par chèque ?
— Par chèque.
— Parfait. Si vous le permettez, je vais préparer votre table pendant que notre chef s’occupe de la commande. Le filet sera prêt dans un moment. Souhaitez-vous quelque chose à boire en attendant ?
Georges, reconnaissant pour l'accueil chaleureux malgré sa propre mélancolie, répondit avec un léger ricanement. Il hocha la tête, encore perdu parmi ses pensées.
— Un verre de vin rouge. Quelque chose de local, si possible. La viande, pas trop cuite, s’il vous plaît.
Il songea :
— Quel être affreux je fais de pouvoir m’adonner aux plaisirs de la gastronomie dans des moments pareils !
Le taulier s’inclina légèrement, un rictus toujours accroché aux lèvres.
— Bien sûr, monsieur. Nous avons un excellent millésime de la région qui accompagnera à merveille votre repas. Je vous l’apporte tout de suite.
L’hôtelier livra un gros picrate qu’il destinait aux routiers venant des pays communistes de l'Est. À la fin de sa collation, Georges Roche se leva, reconnaissant envers ce restaurateur qui, le temps d'un dîner, lui avait offert un peu de légèreté dans son univers ombreux.
— Merci pour tout, monsieur. Une telle hospitalité vaut bien plus que les étoiles Michelin, dit-il avec un clin d'œil. L'aubergiste répondit d'un rire complice, sachant que tout au cours du théâtre de la vie, chaque rencontre constituait un acte qui pouvait changer le cours de l'histoire, ne serait-ce que pour une nuit.
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