Chapitre 56 : Le Voyage Intérieur

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Cette année-là, le vent a commencé à souffler le vingt du mois de novembre, jour de lune descendante et a duré jusqu'au début décembre, jour de lune montante. Pendant cette période de transition céleste, un changement s'était opéré dans la direction des bourrasques : initialement du sud, elles avaient progressivement viré au nord, laissant la place au cers qui était venu glacer Toulouse.

Un ahan tumultueux balayait la cité dans le noir, fort et cruel. C’était celui qui usait et qui perforait les tympans. Le despote mutin des pays toulousains qui décollait les affiches des murs et vrillait les cerveaux en brûlant les oreilles. En fait, c’était le halètement du diable. Ce ballet atmosphérique, rythmé par les phases lunaires, avait marqué les esprits et les paysages de la Ville Rose. Cependant, cette métamorphose météorologique n'avait pas été sans conséquence. Les étourneaux, étourdis par les bourrasques et les gelées précoces, s'étaient regroupés sur les grands arbres le long du Canal du Midi. Dans leur agitation, ils avaient peint les capots des voitures de leur mécontentement en un éclatant tableau de protestation. Les services municipaux avaient tenté en vain de les dissuader en inondant les rues de cris de geais émis depuis de puissants haut-parleurs. Malgré leurs efforts, toutes les automobiles arboraient le même camouflage indésirable.

Le lundi 6 décembre, la nuit tomba et avec elle la lune. Le ciel s’embrasa, empli d'une douce lumière bleutée et glauque. Alors que la ville luttait contre les tumultes météorologiques, une transition s'opérait dans l'esprit de Georges Roche. Sous le firmament illuminé par la clarté nocturne, il ressentit une étrange sensation qui le ramena à des souvenirs intenses. C'était comme si les étoiles, dans leur silence de mort, avaient emprisonné les émotions de son passé récent.

Pris d’un tourment soudain, le jeune homme, le cœur battant, déchira les pages du calendrier. Les mains tremblantes, il enleva le jour précédent, cherchant à accompagner les pensées sombres qui s'insinuaient en lui et qui déchiquetaient son cerveau. Les semaines écoulées s’étaient fondues en un instant ; il semblait que c'était hier que Jessica avait quitté ce monde. Le garçon sentit monter en lui une sensation étrange et fraîche. Une force inconnue s’était infiltrée silencieusement au cœur de son énergie. Il était juste parcouru par un petit frisson, un début de quelque chose. Mais, quoi ? Il ne sut le dire au début.

Les jours qui suivirent, Roche assuma son travail à la SNCF. Toutefois, il redoutait cette période de l’année. Car, dans les bureaux aseptisés, il n’y circulait que ce genre de résolutions qui bourdonnaient dans l'air telle une ritournelle.:

— Je l’ai promis à ma femme, l’année prochaine, je ferai du sport.

— J’apprendrai à monter à cheval, je serai plus gentil, je sortirai les poubelles.

— Je prendrai des vacances en famille, je rangerai le garage, je cuisinerai plus fréquemment.

— Je consacrerai du temps à mes passions, je serai plus patient au volant, je lirai un livre chaque mois, je rirai plus souvent.

— Je ferai du bénévolat, je réduirai ma consommation de sucre, je serai plus présent pour mes amis, je suivrai des cours d’anglais.

Ces résolutions se multipliaient tels les wagons d'un train, chacune portant l'espérance d'un changement positif. Des décisions égrenées pareilles à des grains de sable dans un sablier, chaque grain symbolisant un espoir fragile. Ces échanges étaient teintés d'une empathie palpable, chacun reconnaissant les luttes et les désirs des autres. Toutefois, Georges, dans ses interactions à la SNCF, ne partageait pas cette vague d'émotions. Il connaissait la danse de l’oubli. Dès le trois janvier, les bonnes déterminations s’évanouiraient à l’instar des bulles de savon éclatant au soleil. La routine reprendrait son cours, et les rêves se rangeraient dans un coin de l’esprit, attendant leur prochaine apparition à la fin de l’année suivante.

Peut-être est-ce là la beauté de l’humanité : cette capacité à se réinventer, à se promettre des lendemains meilleurs, même si l’on sait que la mémoire est un tissu fragile. Car après tout, la vie est un kaléidoscope d’instants, et chaque heure offre une chance de recommencer.

Après avoir ressenti le poids de ces engagements légers qui se perdaient dans les limbes de l'oubli, le jeune homme ne voulut pas résister à cette période morne. Alors que la ville de Toulouse tournoyait dans un ballet météorologique frileux, le garçon, en quête de réconfort et de distraction, se réfugiait dans des habitudes qui paraissaient éphémères, mais familières. Le matin du 22 décembre, après avoir ressassé dans les ténèbres ses pensées sombres, dans la tempête, il alluma la radio machinalement. Madame météo annonçait encore plus de vent, des risques graves de toits arrachés, d’arbres déracinés et même des inondations potentielles à venir. Il se leva et se rendit à la supérette Le Matabiau. Là, il acheta des boissons alcoolisées, cherchant peut-être à noyer ses tourments dans le whisky. Il en but toute la journée. Le soir il s'enfonça dans un fauteuil pareil à un aviateur pénétrant dans une mer de nuages. À l’heure la plus sourde de la nuit qui se trouvait à la déchirure entre deux douleurs, le voyageur immergé dans le vortex cotonneux d'un ciel éthéré s’endormit à la manière d’un oiseau épuisé par les rigueurs d'un long périple. Il découvrit un court refuge dans les bras rugueux de l'oubli.

Il rêva que c’était une campagne. Une jeune fille se laissait lentement glisser sur les eaux limpides d’un étang. Elle était allongée au milieu de la nature sauvage et rosse, silencieuse et poignante. Autour d’elle, tout était ombre. Des plantes aquatiques mystérieuses et sensuelles flottaient entre les roseaux et les nénuphars. La demoiselle s’immergeait telle une sirène. Dans ses mains, elle tenait des fleurs et de sa bouche entrouverte, elle chantait une douce mélopée. Face à elle, un saule, des pissenlits, des marguerites, des coquelicots, des myosotis. Une occasion empreinte d'une ambiguïté quasi cérémonielle se profilait à l'horizon. Une carpe fit un bond, et l’eau de nouveau se lissa ; le cri d’un coucou retentit : « cou-cou ». Soudain, le corps de la fille, il y avait quelques secondes, si beau, se transforma en squelette de rat. Il portait trois cornes, deux sur le front et une sur le museau. Il saisit Georges à la gorge de ses doigts osseux. Le monstre serrait, serrait de plus en plus fort. L’homme voulait se tourner dans le but de projeter ses bras en avant pour repousser cet être qui le strangulait. Il ne pouvait rien faire. Et le squelette riait, riait… Cette vision apocalyptique eut raison du cauchemar. Alors, le garçon se réveilla d’un coup en criant, ses hurlements déchirant le silence de la nuit comme des éclairs zébrant un ciel sombre. Il essayait de respirer, mais ses poumons ne répondaient pas. Même éveillé, le jeune homme devinait la créature « tricornue » qui le menaçait.

Puis, tout redevint calme, le tas d’os disparut. Georges était cassé tel un petit vieux, souffrant un martyre. La voix éteinte, enterré dans un grand fauteuil identique à une tombe antique, Roche regarda sa montre. « Trois heures. » Il se leva. Il devinait au loin, au travers de sa fenêtre, les lueurs blafardes de la gare Toulouse-Matabiau.

— Jessica ! Jessica ! grommela-t-il entre ses dents.

Au bout de ces lèvres, il y avait la mort. Le jeune homme se tenait dans le moment présent et dans le passé, tout à la fois. Il était toujours sous l’emprise de l’alcool et amuï par les effets de celui-ci. Pris de vertige et de terreur, il tomba sur le sol en heurtant un barreau d’un fauteuil. Sa lèvre inférieure pendit alors, pareil à un câble de secours. Ses forces l’avaient abandonné. Il gisait, là, faible comme un ver de terre, immobile, semblable à un dieu éternel. Un petit filet de sang coulait sur son menton, pulsé par les soubresauts nerveux de ses épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices et lui jetait un regard amoureux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux dans une rivière, le garçon faisait des efforts énormes pour se relever. Finalement, il y parvint. Il alla s’asperger le visage et nettoyer sa plaie à la lèvre.

De longues minutes défilèrent. Roche entendit un bruit comme des tic-tac d’horloge dans le mur. Il était frigorifié. Les fenêtres de l’appartement étaient restées ouvertes depuis la veille. Il alluma le chauffage et la pièce se radoucit doucement. La violence de la tristesse faisait place maintenant à un sentiment de légère sérénité épuisée. Sa chambre pour l’instant l’embrassait. Elle enveloppait son grand corps tel un nid douillet. Le manteau d’air chaud de la combustion dispersait de petites intimités portatives. Georges pensa : « Enfin, je respire ! » Toutefois, ses mains tremblaient et ses yeux étaient voilés de larmes. Il avait la sensation qu’un énorme calme le pénétrait peu à peu. Il replongea dans le sommeil.

*

Le soir du 23 décembre, dans la cuisine, en haut du placard, le jeune homme chercha le vieux paquet de Boule d’Or qu’il cachait là en cas de coup dur. Il en restait une dizaine. Il n’aurait jamais pensé qu’il y en eût tant. Il en grilla une tirant bouffée après bouffée. Chose extraordinaire, au même moment, sur les ondes de la radio, un médecin donnait des conseils aux auditeurs désireux d’arrêter de fumer. Pour le disciple d’Esculape, c’était simple comme jongler avec des étoiles filantes : il suffisait de faire preuve de volonté en s’imposant une abstinence immédiate et complète. Mais, par esprit de contradiction, Georges en fuma trois, quatre, voire cinq à la suite. Ensuite, tel un alchimiste des émotions, il se résolut à avaler la moitié d’une bouteille de whisky d’un coup. La boisson glissa dans sa gorge à la manière d’un secret bien gardé. Moins de dix minutes lui suffirent pour sentir l’effet apaisant de l’alcool. Enfin, il prit une dernière Boule d’Or, la consomma et plongea le mégot dans un verre.

Les pensées tourbillonnaient, s’évanouissant telles des étoiles filantes dans l’espace dans un nuage de vapeur et de nicotine.

Le jeune homme était là au cœur de son propre univers. Il se sentait lourd, à la manière d’un corps de plumes devenu de plomb. Les murs semblaient s’éloigner, laissant place à l’infini. Il était encore soûl ! Horriblement ivre ! Semblable à une sangsue avinée qui aurait mâché pendant une nuit trois tonneaux de sang. Oubliant que la fenêtre de la chambre était ouverte, comme s’il se débarrassait d’une vieille peau, il se mit nu tel un vers. Ses vêtements tombèrent au sol, révélant une vulnérabilité, sans artifice ni masque.

Il s’endormit. À cinq heures du matin, il se réveilla. Il fronça son nez, crispa ses lèvres pâles. Il connaissait ce qu'il ressentait, il savait qu'il devait partir, qu'il devait se rendre à un endroit qui l’attirait, mais qu'il ne pouvait pas nommer. Il s’habilla à la hâte, mais de la façon dont il le put, étant donné son état d’ébriété. Puis, il saisit un duffel-coat suspendu au portemanteau et sortit de son appartement. Il descendit lentement l'escalier qui le séparait du reste de la rue. Il marcha en titubant dans l'obscurité, avec un but précis et une idée en tête. Il sentait que sa destinée l'attendait quelque part et il devait la rencontrer.

Le ciel était couvert et la température se délitait doucement et se rapprochait dangereusement du zéro Celsius. Georges passa devant un mur ou il y était inscrit à force de lettres majuscules maculées de peinture. « L’année 1977 sera révolutionnaire ! »Le jeune homme songea :« Ou ne sera pas ! »

Ensuite, il reprit ses pérégrinations, de plus en plus perdu dans ses souvenirs. Il se confronta à la réalité de son errance nocturne. Les échos de sa solitude résonnaient dans les ruelles désertes, lui rappelant que toujours, sa quête se terminerait dans l'abîme sans fond de sa propre insignifiance.

Les pensées du garçon furent brusquement coupées par un hurlement de banshee. Il se retourna et vit Phidias, le chat fugueur. Le maître lui lança un regard, incapable de dire quoi que ce soit. Puis, il se mit à l'appeler. Le félin l’observait et un rayon de lumière illumina ses iris qui devinrent jaunes. D'un jaune sale et menaçant. L’animal mystérieux contemplait Georges, ses yeux perçants brillants, ardents. Comme des flammes dans la nuit, ces globes oculaires s'élevèrent, captant l'attention avec une intensité hypnotique. Sans un bruit, ils dansèrent, montant et descendant tel un rite ancien. Ces yeux sans visage, des orbes envoûtants, paraissaient être des fenêtres vers un univers inconnu. Un moment éphémère, presque magique, où la réalité semblait se plier aux caprices d'une autre dimension. Et ensuite, tout s'effaça, identique à un réel qui aurait une façade fragile, laissant place à un vide abyssal.

La bête courut vers son maître. Celui-ci recula. Toutefois, le matou s’approcha encore plus près. Georges vit alors sa fourrure se muter en une couleur grisâtre et ses yeux s'ouvrir. Il voulut le saisir, mais Phidias devint aussitôt un tigre. Le poil hérissé. Par un geste de défense, le garçon, la peur se peignant sur son visage, tendit le bras et prit le chat. Les jarres du félin se dressaient sur son dos, indiquant qu'il était prêt à tout pour riposter. Le maître tenta de le maintenir immobile, forçant son animal devenu sauvage à cesser de se débattre. Phidias résista. Il donna des coups de patte, laissant sur le jeune homme de profondes marques de griffures sur les mains.

Le chat se libéra et chuta d’une façon souple sur le macadam. Puis, il recula pour se jeter de nouveau sur le garçon. Soudainement, le félin finit par faire un demi-tour à une vitesse incroyable. Il traversa la rue avant de s'engouffrer dans une impasse sombre.

Lorsque la bête disparut dans la nuit, dans un silence écorché, Georges se sentit tel un voyageur de retour vers le passé. Il était pris dans un courant de souvenirs, se déplaçant dans le temps avec une intensité dévorante, chargée d'émotions brûlantes. Toutefois, le jeune homme reprit ses esprits et sa route. Il marcha pendant quelques minutes jusqu'à ce qu'il arriva à un endroit qu'il connaissait parfaitement. Il n'était certes pas sans signification que le garçon, désemparé, n'aboutisse pas dans ce lieu, à l’instar d’une barque sans gouvernail qui voguerait désespérément vers une chute.

— Tu es là, cachée dans l'ombre impénétrable de mes regrets, attendant avec une patience infinie que je te retrouve enfin. Je suis en somme à toi, prisonnier de ce passé qui me hante sans relâche.

Georges Roche prononça ces mots avec une voix brisée par le poids de la nostalgie et de la souffrance.

Il sortit de sa poche une photographie, ce précieux vestige de ce qu'il avait perdu. Ses doigts tremblaient légèrement alors qu'il la dirigeait vers l'objet mystérieux et voilé qui symbolisait tant de souvenirs douloureux. Il formula dans sa tête des mots en forme de prières.

« Tu sais, elle est là aussi, elle est avec moi, telle une ombre bienveillante qui me rappelle à quel point elle vit à quel point je vais désormais la retrouver. »

Ensuite, dans un geste empreint de solennité, il amena l'objet par-devers lui, fixant la photographie de Jessica avec des yeux embués de larmes. Dans ce regard se lisait toute la tragédie de son existence, une histoire faite de rencontres brèves et de séparations éternelles, où l'amour et la perte s'entrelaçaient dans une pièce de théâtre funeste.

=O=

Dans la lumière glacée du matin de Noël, Youssef Slimane marche comme un rêveur. Mais la ville endormie s’apprête à révéler un secret funeste... Entre vie et mort, amitié et éternité, le voile se déchire…

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