Chapitre 57 — le Récit de l'Aube

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Youssef Slimane avançait d'un pas léger sur les allées Jean Jaurès, le froid de cette matinée du vendredi 24 décembre piquait légèrement ses joues. Ses collègues, éparpillés telles des ombres dans la brume aurorale, semblaient également imprégnés de l'excitation palpable qui annonçait la soirée de Noël. Toulouse, toujours endormie sous la douce lumière de l'aube, portait déjà en elle l'anticipation de cette nuit si spéciale, où les rires et la chaleur des festivités enroberaient chacun dans un cocon de bonheur et de partage. Il était tôt, si tôt que la ville, encore engourdie, s'enveloppait dans le non-dit ouaté de l'aurore. Seul le bruit rythmique et proche des trains venant de la gare Toulouse-Matabiau rompait cette tranquillité, rappelant que le monde, lui, ne s'arrêtait jamais.

Et au milieu de cette scène paisible, l’ouvrier se distinguait par sa démarche presque dansante, comme s'il suivait une musique intérieure entendue uniquement par lui. Son regard, perçant et curieux, balayait l'environnement avec une acuité quasiment surnaturelle, captant tout détail, cherchant des réponses dans les moindres recoins de l’agglomération. Sa silhouette élancée et son allure élégante paraissaient contraster avec l'ambiance matinale. Youssef était un personnage tout droit sorti d'un tableau contemporain, mêlant réalisme et secret. Certains murmuraient qu’il avait le don de communiquer avec l’au-delà, tandis que d'autres le considéraient simplement comme un rêveur éveillé, perdu dans ses pensées et ses idées. Quelle que soit la vérité, il était indéniable que le manœuvre apportait une touche de mystère, transformant les rues de Toulouse en un théâtre où chaque pas, chaque regard, devenait un acte de son propre récit.

Slimane avait toujours aimé ce moment de la journée, où tout semblait possible. Aujourd'hui, il allait nettoyer la statue de Paul Riquet, le monument qui trônait fièrement au pied de la gare, veillant sur les Toulousains depuis des décennies. C'était un travail humble, mais l’ouvrier y trouvait une forme de bonheur. Après tout, n'était-ce pas lui qui redonnait son éclat à l'histoire ?

Le froid mordait ses joues, mais son cœur était chaud. Il se frottait les mains, car il était dans sa nature de faire des mouvements utiles. Il fredonnait une mélodie oubliée, un air qui lui rappelait son pays lointain. Soudain, des wagons se cognèrent et émirent trois coups, comme le fait le brigadier avant une pièce de théâtre. C’est alors qu’une ombre furtive se dessina dans le vide à mi-hauteur de la sculpture.

Youssef, qui avait eu des aventures variées et sensationnelles, fut pris de court par ce qu’il découvrit. À travers la brume, l'apparition était si étonnante que l’homme ne put réprimer une grimace de frayeur. Il cria à ses collègues :

— Vite, vite, venez me rejoindre, il y a quelque chose sous la bâche de protection, regardez en dessous. C’est un corps, il a dû escalader les structures métalliques cette nuit, s'exclama-t-il.

Il désigna une forme qui bougeait sous la toile à moitié arrachée par le vent. Il fouilla dans ses poches pour y trouver un couteau. Devant lui, une carcasse humaine était pendue au monument au bout d’une lanière de cuir. Slimane entendait un bruit de grincement. D'un geste vif, il déchira le pan de la couverture qui entravait sa vue.

Le corps qui, maintenant découvert, balançait mollement dans les rafales, dans une posture étrange, était celui de Georges Roche. Dans la nuit, après avoir grimpé sur l’échafaudage à l’abri de la palissade et des regards, le jeune homme avait assujetti un bout de sa ceinture à la main droite de la statue et l’autre atour de son cou. Il s’était lancé dans le vide sous lui. Son manteau, dérangé par la lutte avec un adversaire invisible, ses bras raidis et ses jambes balayaient l’atmosphère comme deux mâts aveugles. Ses yeux révulsés et jaunes paraissaient contempler Youssef d’un regard moqueur. La pression de la corde sur le cervelet avait occasionné un réflexe naturel de priapisme. Paul Riquet, la main droite tendue vers le bas, semblait désigner le corps du garçon de son doigt de pierre et disait à tous : « Regardez ce que la vie vous réserve. »

Alors que Slimane se hissait sur les barres métalliques pour examiner de plus près la situation, un parfum âcre monta à ses narines. C'était l'odeur de la corde qui avait meurtri la peau de Georges, mêlée à une légère senteur de moisissure provenant de la toile déchirée par le vent. Heureusement, le froid apporta une bouffée de l'air frais matinal. Il était chargé de l'humidité caractéristique des hivers toulousains, créant ainsi un contraste saisissant avec la scène macabre qui se déroulait.

Par ce geste ultime, Georges avait trouvé un équilibre tragique du corps dans le déséquilibre de son esprit. Il avait endeuillé le colosse de pierre qui dorénavant portait la marque du néant et le sceau de la tristesse. L’ouvrier descendit du monument. Ce moment le plongea dans une introspection profonde. Les souvenirs de sa propre histoire tumultueuse se bousculaient dans son cerveau, rappelant des instants où l'harmonie entre l’existence et la mort semblait si fragile. Dans ce tableau macabre, Youssef Slimane voyait le reflet de ses luttes et de ses défis, un rappel poignant de la fugacité de l'être. Son regard croisa celui des passants, tous témoins silencieux de cette scène tragique qui imprégnait l'air froid du matin. Chaque mouvement qu’il fit pour disperser la foule de curieux était empreint d'une nouvelle gravité. Il portait sur ses épaules le poids des destins croisés et des réalités qui se perdent dans l'indifférence de la routine quotidienne, dans le théâtre de nos vies.

*

Dans le silence de l'immortalité, sous le ciel grisonnant, un seul compagnon suivit Georges vers son dernier abri. Alain, le gardien des souvenirs de leur enfance épanouie. Alors qu'il murmurait son serment solennel, promettant de tisser la vie de son ami en histoires d'éclat et de mystère, l’espace semblait s'animer d'une étrange magie. Les étoiles, spectatrices muettes de leur amitié éternelle, scintillaient avec une intensité inédite, comme si elles attendaient avec impatience le voyage vers le Théâtre des Disparus. C'est ainsi que, dans ce ballet céleste, l’engagement de porter témoignage d'Alain et le destin de Georges se rejoignirent. Ils nouèrent ainsi une toile lumineuse d'amour et de souvenirs qui perdureraient au-delà des frontières du temps… et de pleurer.

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