Chapitre 7 - La Mère Poullard
Qu’elle est agréable, la ville d’Auch lorsque le soleil brille au-dessus de la rue d’Étigny, ses rayons réchauffant doucement l’asphalte. En 1961, comme de nos jours, la vie suivait son cours tranquille. Les pousterles étaient animées par les passants qui vaquaient à leurs occupations, saluant joyeusement les voisins. Sur la place centrale de la République où trône la grande cathédrale Sainte-Marie, la terrasse du café Daroles commençait à se remplir tandis que madame Poullard ouvrait sa boutique, prête à accueillir la clientèle du jour. Rien ne semblait pouvoir troubler cette quiétude bucolique, chacun profitant de ces instants de paix et de sérénité. La vie qui s’écoulait paraissait déconnectée du monde dans lequel la population vivait. Celle-ci vivait dans un microcosme coupé du reste du monde. Dans ces années-là, les canaux d'information étaient peu courants. Cela faisait que la diffusion de l'actualité se répandait beaucoup moins qu’aujourd’hui.
Pourtant, au cœur de cette ville apparemment déconnectée, un point névralgique d'information existait : l'échoppe de madame Poullard. La vieille femme y régnait en maître de cérémonie. Physiquement, elle était laide et était affectée d’une dermatose sur le visage, caractérisée par des papules agglomérées en plaques. Mais, cela ne gênait guère les habitants qui la connaissaient. En effet, elle était d’une part un vecteur des nouvelles, mais d’autre part celle qui savait tout avant les autres. Cette gardienne des secrets et des rumeurs était dotée d’une mémoire d’éléphant et d’un sens aigu de l’observation. Ses archives mentales étaient un labyrinthe de faits et de fictions. Les vérités se mêlaient aux mythes et chaque murmure pouvait être retracé jusqu’à sa source originelle. Elle connaissait les histoires de chaque famille, les événements heureux comme les drames et savait toujours quand et comment partager ces récits. Son commerce représentait plus qu’un simple magasin ; c’était un lieu de rencontre, un forum où se croisaient les commérages. Elle possédait une grande collection de journaux et de magazines, ainsi que des livres de toutes sortes qui baignaient dans une double odeur d’encre et de cigarette réjouissant le nez. L’arôme du café fraîchement moulu se mêlait aux effluves du papier jauni, créant une atmosphère réconfortante. Les senteurs du tabac blond et de la cire d’abeille ajoutaient une touche nostalgique, rappelant les souvenirs d’une époque lointaine.
Ce matin-là, comme à son habitude, Colette Duval la maîtresse d’école Jean Jaurès entra non seulement pour acheter sa dose de nicotine, mais aussi pour s’abreuver des derniers potins. Elle embrassa avec empressement les habitués qui discutaient des affaires du monde. Elle salua derrière le comptoir, madame Poullard qui était en train d’orchestrer une conversation d’une main de maître.
— Bonjour. Quelles sont les nouvelles aujourd’hui ?
— Rien de bien nouveau. Ah ! Pardon ! Dalida a enfin épousé Lucien Morisse.
— C’est formidable. Mais, ne serait-ce pas Patrick et Georges Roche au fond de la rue qui se dirigent vers nous. Ce sont de gentils garçons, répondit la cliente.
La figure éminente du négoce fit une moue désapprobatrice.
— De gentils garçons, vous dites. Vraiment ? Vous plaisantez ?
— Non, réellement. Ils ont peut-être quelques moments de turbulence, mais au fond, ils ont de bonnes intentions. Vous savez, les jeunes sont tels que des toiles vierges. C’est à nous, les majeurs, de les guider. Ils reflètent ce que nous leur montrons. Si nous leur prodiguons de la gentillesse et de la compréhension, ils grandiront et deviendront des adultes bienveillants.
Comme s’ils avaient entendu la discussion, les deux frères rebroussèrent chemin, les pas les ramenant vers l'échoppe de la mère Poullard. Ils franchirent le seuil, faisant tinter la clochette accrochée à la porte. L'odeur familière d'herbe les accueillit. La buraliste leur adressa un sourire doucereux, contrastant avec les propos venimeux qu'elle tenait à peine quelques instants plus tôt.
— Mes chers enfants ! Quelle joie de vous voir ! s'exclama-t-elle d'une voix mielleuse.
Son regard se posa brièvement sur la croix en bois accrochée au mur, rappelant ses convictions profondes. Pourtant, son hypocrisie transparaissait dans chacun de ses gestes, dissimulant à peine le mépris qu'elle éprouvait envers eux. Malgré ses airs affables, ses pensées intérieures trahissaient les préjugés ancrés qui l'animaient, faisant d'elle l'incarnation même de l'intolérance déguisée sous un vernis de bienséance. Elle leur délivra rapidement deux boîtes de Coco Boer que les enfants payèrent avant de sortir.
Poullard se signa nerveusement. Une réflexion intérieure lui parcourut l’esprit.
— Ces sales gens, toujours à se croire supérieurs avec de faux airs de sainteté. Ils polluent notre ville d'Auch de leurs relents de racisme envers les chrétiens. Je les ai démasqués, ces mécréants déicides qui ont tué notre Seigneur Jésus-Christ. Leurs simagrées ne me tromperont pas. Le malin les a envoyés afin de nous corrompre, mais je veillerai à ce que leur venin ne se répande pas davantage.
Elle se tourna vers la cliente.
— Permettez-moi de vous informer qu’ils sont de la religion de l’antéchrist.
— Vous vous méprenez, répliqua l’acheteuse, je les rencontre tous les dimanches à l'église. De plus, le père se confesse chaque fois. Je peux en témoigner par ailleurs.
— C'est amuser la galerie. Ils trompent leur monde, c’est mon avis. À coup sûr, ce sont des Israélites camouflés, de faux dévots catholiques. Personne ne m'a trompée à ce sujet. Je vous certifie que le nom de famille Roche est typiquement sémite. De plus, j'ai appris à les reconnaître lors de mes études à Sainte-Germaine-de-la-Salle.
— De toute façon, qu’est-ce que cela change à l’affaire ? Avez-vous quelque chose contre ? Êtes-vous antisémite ? demanda la cliente.
Il y eut un moment de confusion chez la buraliste. Son visage exprimait une indignation feinte, comme si ses convictions étaient remises en question au plus profond de cet échange tendu.
— Non ! Mais, n’ont-ils pas crucifié Jésus-Christ, notre Seigneur, fils du Tout-Puissant ? Pauvres de nous, pauvres pécheurs, ce sont des impies. Moi, je vous le dis, l'installation de ces gens-là dans notre rue, c'est le venin du diable qui lui a été inoculé.
Elle fit un signe de croix de nouveau, fébrilement ; elle leva les yeux au ciel et prit Dieu à témoin. Elle eut envie d'ajouter :
— Ce sont de sales gens.
Elle s'abstint, car elle ne connaissait pas assez bien son interlocutrice et craignait d'elle une réaction négative.
— Après tout, méfiance, elle pourrait en être une aussi, ils sont partout, pensa-t-elle.
Ainsi, le doute aidant, elle préféra abréger la discussion. Alors, elle augmenta le volume du son familier de la radio qui jouait « Milord », tandis que son regard se posait une dernière fois sur Georges et Patrick qui s'éloignaient.
La cliente quittait l'échoppe avec sous le bras, Jours de France, Gala, Paris Match. La routine reprenait doucement ses droits au sein du petit commerce. La musique remplissait l'espace, masquant les tensions qui avaient flotté un instant auparavant. La mère Poullard resta un moment immobile derrière son étal, laissant son regard errer sur la rue. En dedans de ses yeux fatigués passa une lueur rassurante à l’endroit de deux choses auxquelles elle paraissait tenir le plus : l’augmentation de son chiffre d’affaires et l’affirmation de ses préjugés.
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