Chapitre 8 - Une Folle Descente
Les frères Roche atteignirent le haut de la rue. Leur insouciance contrastait avec l'humeur maladive de la buraliste Poullard. Ils commençaient le jeudi de septembre, comme tous les autres jeudis, semblables pour l'essentiel.
— Attends-moi, tu as de grandes jambes, cria Patrick en soufflant.
— Dépêche-toi, minus, je suis pressé.
— Est-ce que Spalia est là ?
— Alain ?
— Oui, Alain, tu es sourd ou quoi ? s'impatienta le benjamin.
— Non, je ne suis pas sourd, qu'en sais-je ! Je pense qu’il n’est pas arrivé. Je ne le vois nulle part. Il n’est pas là. Je suppose qu’il ne devrait plus tarder.
Les deux frères patientèrent encore quelques minutes, toutefois, à dix heures, l’ami manquait toujours à l’appel. Mais, qui était donc ce fameux retardataire ? Il s'agissait tout simplement du fils d'un harki, un homme reconnu pour ses services pendant la guerre d'Algérie. En retour, le gouvernement français lui avait offert un emploi de préposé à la Poste à Auch. De plus, il avait eu la chance de recevoir gracieusement une télévision de la part de l'État, un objet assez rare à cette époque. Ainsi, au sein du quartier, Alain se trouvait le seul à pouvoir profiter des programmes choisis diffusés par ce qu'on appelait l'ORTF[L’office de radiodiffusion-télévision française]. Celui-ci invitait les frères Roche à venir regarder les films de l’unique chaîne. Afin de faire fonctionner l'appareil, il fallait insérer des pièces d'un franc à l’intérieur d’un minuscule interstice. Les gamins avaient les yeux grands ouverts devant l'écran. Ils trépignaient bruyamment quand l'image devenait noire. D’un bond, ils se précipitaient alors vers la fente adéquate dans la seule intention d’y glisser de la monnaie. Ainsi, l’émission se relançait. Ils riaient. Une amitié forte les liait lorsqu'ils se serraient sur le canapé face à ce bidule magique.
Au bout d’un instant, Alain rejoignit les deux frères Roche au son de l'accordéon d'André Verchuren sortant de la radio nasillarde du magasin de la buraliste Poullard.
— Désolé du retard, les gars. J'ai eu quelques soucis à la maison, s'excusa le traînard. Il sentait le parfum bon marché et avait exagéré sur la dose. Mes parents ont reçu une lettre importante de la police. Il se pourrait qu’on soit obligé de repartir en Algérie. Mes parents sont vraiment inquiets. Ils ne savent pas quoi faire.
— Il faut en parler à nos parents. Les adultes sauront quoi faire, dit Patrick.
— Oui ! Ma mère dit toujours qu'il faut s'entraider entre voisins, surenchérit le frère.
— Tu crois que ça changerait quelque chose, Georges ?
— Bien sûr ! Regarde comment les gens se sont mobilisés quand le magasin de madame Poullard a failli fermer.
— Merci les amis. Je me sens déjà moins seul face à ce problème.
Pour les remercier, il embrassa ses deux amis. C'est alors qu'un écho de voix distinct répondit aux bises. Au bas de la rue, un organe mâle de basse chanta en gascon.
« En awan lous ouenous ! En awan la doutzeno !
En awan lous ouenous ! Nei la paireto pleno !
Qu'en awen per touls lous gous.
Per las brunas e las bloundos !
E par les roundos ? »
— Tiens, c'est le jour de Rudelle, le vendeur d'œufs frais, dit Georges.
— Le vieux accompagné de son chien nommé Crados ? demanda Spalia.
Tous rirent en répétant.
— Crados, Crados.
— Oui, c’est lui. Nous sommes jeudi et, ce jour, chez nous, c'est toujours omelette, faite avec les œufs de Rudelle, répondit l’aîné des Roche.
Tous regardèrent dans la direction d'où venait le son de la voix, captivés par l'atmosphère chargée de bonne humeur qui flottait dans l’environnement. Cependant, l'attention générale se détourna rapidement, car ils devaient se concentrer sur ce qui les réunissait ce matin-là. Ils mirent de côté les distractions à la seule fin de se consacrer à un objectif commun : faire du patin à roulettes dans la rue Edgard Quinet. Celle-ci grimpe perpendiculairement à la place de la Liberté pour percer de son dard l'arrière de l'hôtel de ville. Elle ne cesse de se cabrer tout le long de son quart de kilomètre. Lorsqu'ils gravissaient le raidillon, les véhicules criaient. Profitant de la toponymie des lieux, les enfants avaient inventé un jeu. La règle était simple : s'élancer du haut, face à l'ancien carmel et s'arrêter net en bas à l'angle de la place de la Liberté et de la rue d'Embaques. Surtout, ne pas passer cette limite, sinon, cela présageait une percussion violente avec une voiture venant en face. Bien qu'ils pratiquassent souvent cet exercice, ne croyez pas que cela était aisé. Ces jeunes prenaient des risques, pourtant, selon les règles du domaine du patinage, les trois garçons réalisaient des virtuosités. Ce qui n'était pas le cas de leur aptitude pour les études.
— Ils ne marchaient pas très bien en classe, disait la mère Spalia.
Justement, dans le domaine scolaire, Alain, ce jour, était préoccupé par un devoir à rédiger pour le lendemain. Veuillez rédiger en une page votre vision de l'an 2000, avait demandé le maître. Bien que le devoir parût simple, il ne suscitait aucune réflexion chez lui. Aussi, il saisit cette occasion pour poser des questions à ses amis afin d'espérer découvrir quelques réponses. Toutefois, ce thème ne provoqua pas le meilleur enthousiasme au sein de la jeune assistance. Georges s'exclama, semblant vouloir se débarrasser d'un fardeau.
— Voilà ! À mon avis, les hommes auront des vêtements et des hauts-de-forme comme dans le passé. Ce sera magnifique ! Les maisons seront rondes et voleront en plein ciel. Les voitures nageront sous terre. Il y aura au fin fond des rues, des sortes de sous-marins sur coussins d'air. Il termina son intervention par un puissant « mille dieux ». En entendant le gros mot prononcé contre le Très-Haut, les joues du benjamin des Roche prirent une teinte cramoisie.
— Qu'en penses-tu, Patrick ? demanda Alain.
— Je… Je pense… Que… Que... Heu !
— Que… Quoi… Accouche, bon sang.
— Arrête de l’embêter, copain. Il est trop jeune pour avoir un avis, intervint l’aîné.
S'abstenant de tout point de discorde, Alain était obligé d'admettre que son ami avait raison. Conséquemment, les enfants convinrent de clore la réflexion sur ces paroles. Spalia remercia tout le monde et reformula la synthèse de la discussion en une dizaine de mots. L'an 2000 sera une période riche et fructueuse. La conclusion se présentait de manière plutôt nette et concise.
— Vraiment superbe ton résumé, un peu comme ta télévision, dit Georges.
Dans son esprit, rien n’était aussi beau que ce nouvel objet. Naturellement et de concert, les autres acquiescèrent allègrement à cette analogie inattendue. À onze heures, le carillon du carmel sonnait et c'était l'instant nimbé d'un mélange tantôt jouissif, tantôt périlleux : participer à une session de patinage. Ils crièrent des « Un pour tous et tous pour un ! » Puis, les trois mousquetaires s’envolèrent alors depuis le bord de la ruelle. Ils grimpèrent et descendirent plusieurs fois la pente. Au moment où commençait le onzième aller-retour, Spalia adressa une mise en garde.
— Fais gaffe, Patrick, un obstacle sur ta gauche.
Il était déjà trop tard. Son manque de coordination et son déséquilibre entraînèrent un événement comparable à un cataclysme tel que celui provoqué par une bombe atomique tombant sur le quartier. Il venait de heurter Léonce Rudelle, le coquetier accompagné de son chien Crados. La bête menaçante, qui ressemblait à un porcelet blanchi à l'eau de javel, aboyait dans le but d’intimider les jeunes. À la suite du choc, le bâton de marche du vieux chuta sur le macadam, tandis que sur ses vêtements était déposée une omelette parsemée de gris et de jaune. Le paysan fulminait et parlait d'un ton rude avec la voix éraillée et basse.
— C'est tiou qu'ils sont sots, ces morveux. Espèces d'idiots tout sombres. Vous allez souffrir, les morpions, pour ça. Boudiou ! Vous allez payer, pour ça. Diable ! Vous allez goûter de ma canne, grands cèpes. Je vais vous écaler, moi !
Puis, le coquetier saisit son bâton avec précipitation et marmonna des insultes qui mélangeaient du sabir gascon et du français populaire. C’est à ce moment qu’il asséna un rude coup de bambou sur les côtes de Patrick. Celui-ci se mit à pleurer. Il cria :
— Aïe ! Ouille ! Maman, au secours ! Viens m'aider, maman.
Georges lança à la cantonade.
— Allons, fuyons vite !
Les enfants se dérobèrent. C’était certainement l’utilisation de la badine qui avait mis les jeunes en déroute. De la sorte, ils entreprirent une course éperdue au beau milieu de la rue, poursuivis par le misérable Crados.
Puis, Léonce s'adressa à madame Poullard, la gardienne des secrets et des potins du coin, qui s'approchait afin de se délecter du spectacle. Conséquemment, il l'accabla de reproches, toujours sur un ton menaçant.
— Fous-moi le camp de là ! Que viens-tiou faire là, la femme ? Te moquer comme d'habitude, hein ! Milas diou ! Espèce de voyeuse ! Fous le camp, vieille bique ou je tiu redresse à coups de bâton... l'emmerdeuse ! Cé tiou un rat qui s'est y entré à l’intérieur de ton crâne, je vé tiu li faire sortir ! Boudiou ! Adieu-siat, filh de puta !
La marchande de journaux s’éclipsa telle la lune et se réfugia à l’intérieur de son échoppe. Par la suite, par souci d’échapper aux crocs de Crados, la troupe de gamins se cacha derrière un grand camion. C’est ainsi qu’il ne resta plus que leur patience et d’attendre le départ du chien. Enfin, l'heure indiquée par l'horloge du carmel afficha midi. Cela annonçait le retour des jeunes au domicile. Ceci en valait la peine, car comme chaque jeudi, des fumets culinaires prometteurs d'une belle omelette hebdomadaire imprégnaient l’appartement.
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