Chapitre 16 - Les FirePigs
Ainsi, trois, quatre, cinq mois se sont succédé. Georges et Patrick ne se prenaient pas pour des adolescents, mais pour des clochards itinérants. Les limites de leur territoire d'errance demeuraient vastes. À l’intérieur des quartiers de Toulouse, les jeunes gens y marchaient les yeux fermés. Ils se promenaient depuis le kiosque hexagonal de la place des Salins jusqu'à la bibliothèque José Cabanis, appréciant le calme studieux qui y régnait. Ils avaient le temps, l'avenir les côtoyait. Dans le but de se divertir et dans l'attente de vieillir, ils draguaient les étudiantes à lunettes. Puis un jour, les garçons tombèrent sur une bande de jeunes qui semblaient aussi clochards qu'eux. Les gaillards, assis sur les marches du magasin de disques Music Action, fumaient des pétards. Les frères s'approchèrent en souriant. Ils fraternisèrent afin de se regrouper au cœur d’une constellation de paresseux du même âge. De plus, ils établirent une sorte de routine quotidienne avec un point fixe de départ, le Café Bibent de la place du Capitole et un point fixe d'arrivée, la cage du gorille Victor du Jardin des Plantes. Ah, Victor ! Imaginez un grand singe qui mesurait près de deux mètres, debout sur ses deux pattes arrière, tournant en rond dans sa geôle de béton, dansant un ballet étrange. Il agitait ses bras massifs tel un batteur, frappant la clôture avec une force impressionnante et faisant résonner le métal à la manière des cymbales. Il s'arrêtait parfois par souci de jeter un coup d'œil à ses admirateurs. Il proposait alors un sourire malicieux comme s'il voulait dire.
— Regardez-moi, je suis une vraie étoile du rock en prison.
Sur les planches de la vie quotidienne, Victor, l’acteur sur la scène du Jardin des Plantes, interprétait une représentation burlesque et captivante. Sa cage était son théâtre, ses mouvements une chorégraphie excentrique. Chaque geste, chaque frappe des barreaux résonnait tel un crescendo au plus profond d’une symphonie chaotique, tandis que ses regards espiègles étaient des répliques bien placées au beau milieu d’un dialogue muet avec son public fasciné. Et quand il lançait son excrément sur la foule, c'était pareil à un clin d'œil final, une conclusion inattendue à l’acte d’une pièce. Cela suscitait l’amusement de l'audience, qui applaudissait en redemandant toujours plus de ce spectacle déjanté et plein de vigueur.
« Just a spectacle ! »
Alors que le gorille continuait son concert insolite, suscitant des éclats de rire avec ses facéties, les frères, eux, cherchaient également à occuper leur temps libre. Comme ils manquaient d’imagination, ils décidèrent de former un groupe de hard, à la manière d’un grand nombre de jeunes Toulousains. Inspirés par l'énergie rebelle caractéristique de ce genre musical, Patrick et Georges se lancèrent dans l'aventure, adoptant le nom de scène FirePigs. Ils aspiraient ainsi à incarner cette flamme de rébellion et d'audace qui animait leur génération, prêts à défier les conventions et à exprimer le besoin de liberté à travers les clefs de sol. Les deux garçons formèrent donc un duo composé d’un chanteur et d’un batteur. Les rôles furent distribués de la sorte : le benjamin serait le chanteur et l’aîné le batteur. À l’intérieur de leurs têtes, leur niveau de notoriété méritait qu'il fût intronisé au temple de la renommée du rock 'n' roll. Cependant, au début des années 70, le groupe des Roche était pareil à tant d’autres, tout juste moyen. Néanmoins, pour être considéré, il ne fallait être capable que de deux choses ; boire comme des trous et fumer comme des pompiers. Ce fut à leur portée. Ils demandèrent à Alain Spalia de se joindre à eux. Mais, des trois acolytes, c’était celui qui avait le plus mal tourné. De joint en joint, il devenait un drogué notoire. Dans un moment de lucidité, il s’inscrivit au Conservatoire afin d’apprendre la guitare classique. Classique et rock ! Cela peut-il paraître paradoxal, pourtant c'est au-dedans d’un même domaine, non ? Par ailleurs, sa dépendance pour la musique s'accompagnait parfaitement de celle des stupéfiants.
Un soir où Alain paraissait sobre, Georges lui demanda de lui expliquer la différence entre les deux genres musicaux.
Spalia lui répondit d’un ton grave et sûr de lui.
— Le classique est considéré comme plus académique et structuré, car il est basé sur l’apprentissage de la notation, tandis que le rock, plus spontané, est axé sur les sentiments. Cependant, cela ne signifie pas qu'une forme soit supérieure. Chacune a ses propres mérites et peut être appréciée à sa manière. La conventionnelle se concentre sur l'expression artistique et la technique, alors que l’autre se concentre sur la mélodie et les paroles. Pour ce dernier, seuls les « à peu près » existent.
Puis, Alain a levé les yeux vers son ami, à croire qu’il voyait au-delà des mots. Il a repris :
— La base du solfège, c'est de considérer uniquement les notes pures, débarrassées des scories.
— Ah ! Bon ? avait répondu Roche à la seule fin de dire quelque chose.
Enfin, le guitariste du groupe avait ajouté une démonstration sur l'utilisation comparée de la note.
— Le la résonne au fond de l’oreille d’un puriste à 440 hertz. Pour un rockeur, elle commence à vivre à 440 et meurt à 460. C'est ce décalage qui crée la vie et produit la magie du genre.
— C’est intéressant, lui répondit son ami, par politesse, n’ayant rien compris aux propos.
En vérité, la démonstration d'Alain sonnait telle une explication du solfège par un Albert Einstein du contrepoint dopé aux amphétamines. Manifestement, sur le plan artistique du son, Scalia naviguait sur une autre planète, une sorte de voyou en noir et blanc et à queue de pie.
Toutefois, une chose unissait les FirePigs. Leur dieu à tous était un groupe de rock'n'roll américain formé à Ann Arbor du Michigan, aux États-Unis, appelé Les Stooges. À côté, les rosbifs efféminés de Liverpool faisaient pâle figure. Le chanteur Iggy Pop était tellement déjanté que, lorsqu'il manquait de drogue, afin de compenser la privation, il léchait le moteur électrique de son sèche-cheveux dans le souci de retrouver les sensations qu'apportait une ligne de coke. Pour Patrick, le vocaliste, le personnage devint sa source d'inspiration favorite et son modèle.
— Ma façon de chanter est celle d'Iggy Pop : primitive, brutale, agressive et sexuelle, se plaisait-il à dire à l'envi à certains qui lui prêtaient parfois l'oreille.
On lui répondait alors :
— Dieu, c'est un affreux garçon.
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